L’Exil et le royaume : les formes de l’engagement dans l’œuvre de J.M. Coetzee

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L’Afrique du Sud est sans doute le pays où, plus qu’ailleurs en Afrique, la couleur de la peau joue un rôle prépondérant. Les écrivains blancs ont toujours été partagés entre leur fierté de pouvoir revendiquer leur appartenance à la communauté sud-africaine blanche et leur difficulté à assumer leur appartenance au camp des maîtres. C’est sans doute parce qu’il a longtemps jugé bon de ne pas s’exprimer sur l’apartheid dans ses entretiens que les journalistes ont longtemps reproché à J.M. Coetzee de ne pas s’engager, c’est-à-dire de ne pas prendre position contre l’apartheid, à la manière d’Alan Paton ou de Breyten Breytenbach. Mais leur posture réduit de manière claire l’engagement à la contestation et à la lutte, et elle semble ne pouvoir admettre l’existence d’autres formes d’engagement. Or J.M. Coetzee est un écrivain résolument engagé. Il l’a toujours été. Il n’est en effet pas une de ses œuvres qui ne soit une violente dénonciation de l’insignifiante peur de l’altérité, des innombrables formes de la violence concentrationnaire, des modes de destruction systématique de l’individu, de la réduction de l’autre au silence…

Le Livre de Jacobus. Temps et récit dans Dusklands
Ce sont les histoires de sa propre famille – les Coetzee -, du pays dans lequel sa mère lui a donné la vie – l’Afrique du Sud -, et du pays dans lequel il a entamé sa carrière d’universitaire qui se trouvent à l’origine des deux nouvelles, The Vietnam Project et The Narrative of Jacobus Coetzee, qui vont constituer le premier roman de Coetzee : Dusklands (Terres de crépuscule). J.M. Coetzee poursuit ses recherches à l’université du Texas à Austin quand il découvre à la bibliothèque plusieurs récits, rapports et mémoires manuscrits de fermiers, explorateurs et aventuriers afrikaners s’étant livrés, entre autres choses, à la chasse à l’éléphant au cours de la seconde moitié du dix-huitième siècle. Parmi ces récits qui accordent une large place aux expéditions punitives menées contre les populations indigènes figure le témoignage de l’un des ancêtres de l’auteur : Jacobus Coetzee. La lecture de ce récit dans lequel les Afrikaners sont présentés sous les atours des civilisateurs, et les indigènes sous les oripeaux des affreux sauvages, bouleverse Coetzee. Elle le bouleverse d’autant plus qu’à la même époque, alors que les troupes américaines s’enlisent dans le bourbier vietnamien, les télévisions n’ont de cesse de présenter les soldats américains sous les traits de valeureux combattants luttant pour la paix et le triomphe de la civilisation, et les combattants vietnamiens sous ceux de mercenaires sans foi ni loi, assoiffés de sang, semant la mort partout où ils passent. The Vietnam Project et The Narrative of Jacobus Coetzee, les deux premières oeuvres de J.M. Coetzee sont intimement liées. En réécrivant tout à la fois l’histoire de son ancêtre, un épisode de l’histoire de son pays de naissance, sa propre histoire et celle de son pays d’adoption du moment, c’est sur les thèmes de la violence, de l’oppression, de la destruction de l’autre que J.M. Coetzee bâtit sa première œuvre. Sa participation à des manifestations contre la présence des soldats américains lui vaut de devoir quitter les Etats-Unis et de rejoindre l’Afrique du Sud où il fera paraître Dusklands.
Au nom du Père. Meurtre dans le veld : In the Heart of the Country
Qu’il s’agisse de ses romans, de ses nouvelles, de ses récits ou de ses essais critiques, J.M. Coetzee investit toujours un discours narratif pour mieux le déconstruire, appréhender ses apories, mettre en évidence ses failles, éprouver ses limites. Dans In the Heart of the Country (Au Cœur de ce pays), son second roman, le romancier s’attaque à la tyrannie exercée par le père dans la cellule familiale blanche et au discours qui la sous-tend et lui sert d’alibi – discours dont l’efficacité procède de la force des mythes fondateurs qui sont fermement ancrés dans l’imaginaire collectif de la communauté afrikaner. Dans la cellule familiale afrikaner, le père est celui qui guide, dont la parole est sacrée et l’existence exemplaire. Dans In the Heart of the Country, Magda, la narratrice atteinte de folie, raconte comment son père, Baas, s’entiche d’Anna, la femme noire de l’un des esclaves de la ferme, Hendrik, comment elle projette de le tuer, comment elle invite Hendrik à venir s’établir avec elle, dans la demeure du père défunt, comment celui-ci en vient à la violer. Avec ce huis clos infernal qui a pour cadre le Veld, où les personnages se retrouvent tour à tour dans la position du maître puis dans celle de l’esclave, et où chacun exerce à sa manière sa tyrannie sur l’autre, où les violences succèdent aux oppressions et où les offenses répondent aux humiliations, où chaque acte est à la fois un acte de haine et un acte d’amour, J.M. Coetzee offre une saisissante métaphore du patriarcat afrikaner et livre un sévère réquisitoire sur les fallacieux fondements du discours sur lequel il repose. Si l’intrigue de ce roman est supposée se passer à la fin du dix-neuvième siècle, les relations de pouvoir dont il met à jour les mécanismes pervers ne sont pas sans évoquer, lorsque paraît l’ouvrage, les étranges relations par lesquelles continuent d’être liés, dans les fermes reculées du Veld, les maîtres et leurs esclaves.
Maîtres et esclaves. Terreur dans l’Empire : Waiting for the Barbarians
Avec Waiting for the Barbarians (En attendant les Barbares), J.M. Coetzee poursuit son obsessionnelle exploration de l’histoire de son pays. À une époque inconnue, dans une cité sans nom située aux confins d’un empire sans frontière, le narrateur, Le Magistrat, fait le récit de ses activités journalières. Dans cet empire qui survit depuis des temps immémoriaux dans la peur d’être assailli par des Barbares qui ne viennent jamais mais dont l’arrivée est toujours imminente, Le Magistrat raconte les interrogatoires, les tortures, les emprisonnements que subissent ces pauvres hères que les soldats capturent au cours des expéditions qui les mènent dans l’arrière-pays et qu’ils mutilent pour savoir où sont les Barbares et quand ils viendront. Mais les Barbares n’arrivent pas. Ils n’arriveront jamais. Parce qu’ils sont déjà là. C’est ce que finit par comprendre Le Magistrat lorsque, convaincu d’être en intelligence avec les Barbares pour avoir raccompagné parmi les siens la jeune prisonnière aux chevilles brisées dont il était tombé amoureux, il subit à son tour les interrogatoires et tortures qu’il faisait endurer à ses prisonniers. Allégorie, parabole, fable… Waiting for the Barbarians explore, tout comme In the Heart of the Country, la nature des relations qui lient les maîtres, ceux qui ont le pouvoir, à leurs esclaves, ceux qui le subissent. De maître, de bourreau, de colonisateur, le narrateur devient esclave, victime, colonisé. L’inhumanité de ses tortionnaires, l’iniquité du système sur lequel ils se fondent pour le torturer, la peur dans laquelle ils tentent désespérément de continuer à vivre, alliées au souvenir de ses étreintes avec la prisonnière aux chevilles brisées achèvent de le convaincre que ce sont eux les Barbares. Avec ce roman, J.M. Coetzee condamne fermement tous ces systèmes politiques dont les fondements reposent sur la terreur, la torture, la peur, la réduction de l’autre au silence par tous les moyens. Cet Empire dont J.M. Coetzee fustige les captieux fondements et principes renvoie bien sûr à l’Afrique du Sud sous l’apartheid. Mais par-delà l’apartheid, ce sont les discours et les actes par lesquels se maintiennent toutes les dictatures qu’il dénonce.
L’État de siège : Life and Times of Michael K, Age of Iron, The Master of Petersburg et Foe
Avec Life and Times of Michael K, J.M. Coetzee poursuit sa condamnation des apories du système sud-africain. Dans un pays qui n’est pas nommé mais dans lequel on reconnaît aisément l’Afrique du Sud, le personnage principal, un anti-héros dans lequel on reconnaît tout aussi aisément un Noir ou un Métis, est le témoin de la violente désagrégation à laquelle son pays est en proie. L’intrigue se déroule non plus dans un passé plus ou moins éloigné mais dans un futur proche miné par la guerre civile. Peurs, violences, révoltes, insurrections forment le quotidien du pays dans lequel vit Michael K. Via son existence, ce sont les mécanismes d’un système corrompu que démonte J.M. Coetzee. L’univers qu’il décrit, où les droits de l’homme n’existent pas, où la vie n’a aucun prix, où les actes sont désespérés, est cauchemardesque. Le chaos est proche. Le pays est au bord de l’implosion. Il se meurt comme victime du cancer qui le ronge.
C’est d’ailleurs précisément un cancer qui ronge Elisabeth Curren, un ancien professeur de lettres classiques, la narratrice de Age of Iron (L’Âge de fer). Dans une lettre qu’elle adresse à sa fille qui s’est exilée aux Etats-Unis, Elisabeth Curren raconte les événements dont elle est le témoin impuissant : les émeutes, la répression, les exécutions sommaires, la découverte du corps criblé de balles du fils de sa domestique. C’est un regard plein de gravité que J.M. Coetzee pose sur la société sud-africaine de la fin de l’apartheid. Dans Age of Iron, la narratrice n’est pas la seule à mourir du cancer et le cancer qui la ronge n’est que la métaphore du cancer qui ronge l’Afrique du Sud. Société en crise, société qui se désagrège, en proie à la violence, à l’oppression, où la jeunesse revendique le droit de vivre et où la police s’évertue à le lui refuser, l’Afrique du Sud se meurt. C’est la chronique d’une mort annoncée que livre J.M. Coetzee avec ce roman.
Autres lieux, autres temps. Dans The Master of Petersburg, J.M. Coetzee raconte la quête à laquelle se livre Fiodor Dostoïevski pour comprendre les circonstances dans lesquelles son beau-fils Pavel a trouvé la mort. Interpellé par la police, interrogé, traqué sans relâche par un indicateur qui a juré sa perte, Dostoïevski s’interroge sur la personnalité de son beau-fils et sur les activités qu’il aurait menées au sein d’un groupe terroriste. Comme l’Afrique du Sud de Age of Iron, la Russie de The Master of Petersburg est rongée par un cancer, gangrenée par la misère, victime de l’autoritarisme de la violence aveugle.
Alors que ce sont Les Possédés qui servent de toile de fond à The Master of Petersbourg, C’est Robinson Crusoe qui l’inspire pour composer Foe. Tous les romans de J.M. Coetzee ont en commun de contenir une sévère dénonciation des ravages occasionnés par l’oppression, quelle que soit la forme qu’elle revête. Dans Foe, J.M. Coetzee se livre à une dénonciation des plus subtiles de l’oppression. Après avoir vécu une année sur une île déserte de l’Atlantique, Susan Barton, une jeune naufragée, est secourue et ramenée en Angleterre accompagnée de Vendredi, l’un des deux hommes avec qui elle a vécu une année durant, l’autre, Cruso, décédant au cours de la traversée. Susan Barton entreprend de raconter leur histoire à un écrivain : Foe. Mais parce qu’il a eu la langue tranchée, Vendredi ne peut raconter son histoire et l’histoire des siens. À défaut de pouvoir raconter cette histoire-là, l’écrivain en invente une. L’histoire de Vendredi est celle de tous ceux qui n’ont pas la parole et dont la destinée se trouve entre les mains de ceux qui entreprennent de raconter leur histoire.
L’ère du soupçon. Orages sur la Nouvelle Afrique du Sud : Disgrace
C’est donc en tirant ses effets du recours à la puissance de la fable, de l’allégorie, de la métaphore ou de la parabole que J.M. Coetzee s’est appliqué tout au long de son œuvre à faire le procès d’un pays – le sien – et celui d’un système – celui de l’apartheid. Mais la fin de l’apartheid et l’arrivée au pouvoir de l’ANC ne l’ont pas rendu moins lucide. En atteste son dernier roman : Disgrace (Disgrâce). Comme Life and Times of Michael K. et Age of Iron, Disgrace est un roman cauchemardesque. Dans la nouvelle Afrique du Sud, le sémillant David Lurie, professeur à l’université du Cap, s’éprend d’une étudiante mais, accusé de harcèlement sexuel, il est contraint de démissionner. En se retirant auprès de sa fille, dans une ferme du Veld, David Lurie croit pouvoir terminer tranquillement ses jours. Mais c’est sans compter sur la présence de Petrus, l’ancien boy noir de sa fille qui, grâce au changement de régime, a pu accéder à la propriété. Comme dans tous les ouvrages de Coetzee qui traitent des liens complexes qui unissent les maîtres et leurs esclaves, Disgrace pose la question du renversement des rôles, des inégalités que le nouveau régime a abolies mais aussi de celles qu’il a créées et des haines qu’il a contribué à exacerber.
Les années secrètes de la vie d’un homme : Boyhood. Scenes from Provincial Life, Youth.
La lecture de Disgrace a fortement déplu à nombre de membres et de sympathisants de l’ANC, qui ont alors jugé des plus ambigus l’attitude de J.M. Coetzee, qu’ils tenaient jusqu’alors pour de la réserve. Fidèle à son habitude, J.M. Coetzee a choisi de ne pas répondre directement à ces accusations mais de se raconter sous la forme d’un récit, Youth (Vers l’âge d’homme) après s’être déjà livré dans un autre récit publié avant Disgrace, Boyhood. Scenes from Provincial Life (Scènes de la vie d’un jeune garçon), dans lequel il relatait le parcours d’un enfant né au Cap dans les années 1940, d’une mère anglaise et d’un père afrikaner, son adolescence, puis ses premiers pas dans l’âge adulte. Derrière ce narrateur qui s’exprime à la troisième personne, qui raconte une histoire tantôt avec gravité tantôt avec humour, se cache, sans véritablement se cacher, J.M. Coetzee. Et l’itinéraire du jeune Sud-Africain blanc qu’il retrace, dans et hors de l’Afrique du Sud de l’apartheid et de la nation arc-en-ciel, est bien le sien.
L’engagement est ainsi omniprésent dans l’œuvre de J.M. Coetzee, même s’il revêt diverses formes et qu’il prend rarement celle d’une attaque ciblée et nominative contre le pouvoir établi. Que ce soit sous les atours de la métaphore, de l’allégorie, de la fable ou de la parabole, J.M. Coetzee n’a jamais eu de cesse de dénoncer les apories des systèmes totalitaires ou tyranniques, la vacuité des discours des politiques, le recours à la violence et à l’oppression comme quelconques justifications, l’insignifiance de la peur et du rejet de l’autre… S’intéresser à l’œuvre de J.M. Coetzee – outre le fait de s’intéresser à l’une des œuvres parmi les plus complexes qui soient dans le paysage littéraire actuel –, c’est s’intéresser à l’histoire du roman en Afrique du Sud et, plus précisément, à son histoire par rapport, ou au regard de la littérature sud-africaine. En lisant ses nouvelles, romans et récits, on songe bien évidemment d’abord à l’apartheid et au climat délétère sous lequel a vécu durant des décennies l’Afrique du Sud. Mais c’est précisément parce que l’Afrique du Sud est rarement nommée, même si elle est aisément identifiable, que le message de J.M. Coetzee est universel. Entre l’exil et le royaume, on peut ne pas choisir et poursuivre le combat contre les iniquités du sol sur lequel on est né, ou de celui sur lequel on a choisi de passer quelques années. Là réside le pouvoir de l’écriture.

Bibliographie:
Dusklands, Johannesburg, Ravan Press, 1973
In the Heart of the Country, London, Secker and Warburg, 1977
Waiting for the Barbarians, London, Secker and Warburg, 1980
Life and Times of Mickael K., London, Secker and Warburg, 1983
Foe, London, Secker and Warburg, 1987
Age of Iron, London, Secker and Warburg, 1990
The Master of Petersbourg, London, Secker and Warburg, 1994
Boyhood. Scenes from provincial life, London, Secker and Warburg, 1997
Disgrace, London, Secker and Warburg, 1999
Youth, London, Secker and Warburg, 2003.
Hormis Terres de crépuscule qui a été réédité en 1999 par le Serpent à Plumes, toutes les traductions des romans de J.M. Coetzee ont été publiées aux Editions du Seuil.

Anthropologue et ethnologue, chercheur au Centre de recherches sur la littérature des voyages de l’université de Paris-Sorbonne, Dominique Lanni est l’auteur d’Afrique du Sud, naissance d’une nation plurielle (L’Aube, 1997) et de Fureur et barbarie. Récits de voyageurs chez les Cafres et les Hottentots (Cosmopole, 2003).///Article N° : 3386

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