à propos de Guerre sans images »

Entretien d'Olivier Barlet avec Mohammed Soudani

Namur, septembre 2002
Print Friendly, PDF & Email

Une opposition apparaît dans le film entre le cinéma, processus lourd, et la photographie qui se fait beaucoup plus discrète.
Michael von Graffenried a fait des photos pendant près de dix ans et on revient sur la trace des gens photographiés. C’est cette relation qui m’intéressait : la personne avec la photo. Si j’avais pris le photographe comme sujet, il y aurait eu déplacement. Les photos sont des protagonistes : elles m’ouvrent non seulement à la personne photographiée mais aussi à sa famille, son milieu, son expérience. C’était de l’aventure.
Aviez-vous un contrat au moins oral entre vous ?
Je ne l’ai connu que peu avant le film. L’accord était qu’on dormirait dans la même chambre pour que je puisse connaître mieux Michael. L’honnêteté était de ne rien cacher et laisser parler les gens, les écouter. Rien n’était construit au départ.
Tu commences le film par un rappel historique et on a l’impression qu’il va tenter tout au long de répondre à des questions historiques, celles des rapports entre l’éthique et la politique.
Quand on ne résout pas un problème politique, on va chercher l’alibi pour le cacher. Le musulman ne peut donner une représentation du prophète mais peut donner la définition qu’il désire, convenable ou non., comme le montre la prolifération actuelle des médias. Personne ne sait ce que peut l’image. On sait que les grandes puissances gèrent les médias et que la guerre, on la fait après, quand le terrain a été préparé. L’hypocrisie est notoire. En Algérie, elle est ambiante, on se cache. Boumedienne a tué nombre de journalistes ou d’écrivains avant que les islamistes s’y mettent. Je ne me suis pas restreint : il y a dans ce film le vécu de gens qui ont souffert et mon regard cinématographique qui juxtapose une image. J’y suis allé à cœur ouvert, à la recherche d’une rencontre entre la sincérité des gens et la mienne propre.
Penses-tu que des circonstances exigent encore des caméras cachées ?
Oui, il y a encore des lieux à pénétrer. Dans le film, les personnes rencontrées n’ont pas une grande conscience des médias et se livrent, d’autant plus que la caméra est petite et moins impressionnante. Avec les intellectuels, ce serait autre chose, de la fiction : ils embellissent, racontent… Langue de bois et mensonge sont une métaphore de la vie : on ment pour ne pas être persécuté. Il y aurait à creuser pour éclaircir certains massacres qui ont endeuillé les pauvres, non les riches. Mon film est une goutte dans un océan…
Le film pose au départ la question du pardon : était-ce la question fondamentale ?
La question de la réconciliation a été officialisée par Bouteflika mais la nouvelle génération ne s’intéresse plus au pardon. L’islam ne cautionne pas la violence et aucune religion ne pardonne un acte de violence inutile. Les réconciliations artificielles ne sont que des bluffs pour essayer de cicatriser.
Une femme intervient dans le film qui reproche au photographe de ne pas mettre en valeur la résistance des femmes.
Le photographe est un Occidental. Je voulais faire un film honnête, être complice à 100 %. Cette femme a raison, et lui a même reproché d’être mercantile. Le tchador vend plus. On a reproché à Michael de ne pas avoir fait ses photos en Algérie ! Le marketing joue : personne ne fait des photos pour ne pas les vendre. C’est un combat entre réalité et commerce. Cela revient régulièrement dans le film : des gens qui demandent à être regardés tels qu’ils sont. J’ai cherché à donner la parole aux protagonistes.
Il est frappant de voir à quel point les gens sont conscients de la manipulation de l’image.
Aujourd’hui, la communication n’est faite que d’images qui frappent. Le film montre cette clairvoyance à couper de souffle des gens de la rue. Il faudrait cesser de vendre n’importe quoi. Cette conscience de gens qui subissent n’est pas une conscience d’experts, mais celle du peuple.
L’opposition posée par l’islamiste entre le Minaret et la parabole ne suggère-t-elle pas que cette médiatisation sensationnelle ne fait que renforcer la position de l’intégrisme ?
Absolument. Il dit bien qu’ils acceptent la parabole en attendant de voir qui va gagner. Leur projet est très clair, bien plus précis que tous les autres. Mais quand on ne sait pas qui tue qui et qu’on croit que ce sont les intégristes qui le font, on préfère l’armée. La prise de conscience du commun des mortels est plus forte que ce qu’on imagine. Je n’ai pas recherché ceux qui savent parler : TF1 les a déjà filmé. J’ai cherché les gens qui parlent avec leur cœur. Et on s’aperçoit qu’ils sont bourrés d’espoir mais qu’avec la peur dans le ventre, on ne peut rien développer. Le boxeur rêve d’être champion, mais c’est un rêve brisé.
Tu termines le film par une touche personnelle : pourquoi cette volonté ?
C’est un hasard, une étincelle. J’ai voulu me dénuder. J’avais cherché une fin que je ne trouvais pas. Quand ce photographe me demande ironiquement pourquoi j’ai quitté « ce paradis », ma réponse est le film.
Ne te dit-il pas aussi « je sais que tu sais » ?
Je suis sans doute complice aussi. Je parle peut-être la langue de bois avec ceux qui me parlent la langue de bois. J’ai voulu être avec les gens qui souffrent et leur donner la parole. L’Algérie sait qu’elle sait.
Après une telle expérience, à quoi t’ouvre ce film ?
Il te relativise, te donne la force de raconter sans montrer la douleur mais en revenant à la bêtise humaine, poser la question de l’humain : pourquoi on en arrive là ? Je voudrais des réflexions très simples qui aboutissent à la bête humaine qui est en l’homme. Les rencontres que j’ai fait m’ont beaucoup donné à réfléchir : j’avais besoin de faire ce film.
C’est une terrible ironie de l’Histoire que les pires des massacres nous font avancer !
L’espoir est très fort. Le constat du massacre nous fait nous arrêter. Ces films nous feront pleurer mais ne nous feront pas changer. Ce qui nous fera avancer, c’est quand on pose la question de ce fils d’imam qui va assassiner son père car il n’est plus d’accord avec la façon dont il dirige la mosquée. Il veut être musulman mais il veut aussi être autre. Les massacres nous font pleurer mais aussi penser. J’espère qu’ils nous serviront au moins à être plus humain et oublier l’égoïsme. Il y a un futur. Après les massacres, on a encore plus envie de vivre.

///Article N° : 2655

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire