Ahmadou Kourouma : Noblesse oblige

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I
Vaillant chasseur il était, une sorte de Nimrod en pays malinké. Tel qu’en lui-même fondu dans un bronze tout à la fois inaccessible et proche, ainsi l’habille la photo d’Ulf Andersen. Jusque-là il s’était manifesté à nous par un cliché pittoresque. C’est le Kourouma et jeune et fort : l’athlète perce sous la veste de ton clair. Ses yeux luisent, car la photo amateur est sonore : elle a été prise juste avant le grand rire nègre qui est la marque du romancier ivoirien. Pour l’instant, le rire se dissimule derrière une tête bien faite, deux épaules solides et des biceps arrondis. Le rire renverse l’ordre sans le faire exprès. Il est minoritaire de sa cause, de son être. À l’écart. L’éditeur, sans le savoir, veut nous faire comprendre que c’est une photo à l’africaine. Elle n’a pas été retouchée. À l’évidence, elle nécessitait un recadrage.
La photo d’Ulf Andersen est plus réfléchie. Kourouma pose ou, plutôt, non. Le photographe a préféré se faire ignorer. Il laisse Kourouma entrer en lui-même, se nourrir de l’intérieur. Ainsi advient la force naturelle qui nous émeut tant. Alors s’opère le déclic, l’image est fixée.
Le photographe au nom suédois, salarié de l’Agence Opale, règne depuis quelque temps sur la fabrique des portraits d’écrivains. Il semble s’y connaître. Avec Kourouma, c’est une réussite. Il a filmé sa maturité. Le grand Ivoirien regarde très au loin – le lointain intérieur. Il jouit de soi, jouit d’être regardé. Kourouma soutient l’objectif en professionnel. Pareil résultat a été rendu possible par le tiers moment où il s’est totalement donné. L’acte est décisif, sans bavure, tout en force.
L’œil distant de Kourouma est celui d’un lézard, les lunettes d’un éléphant. Les caricaturistes du XIXe siècle (1) nous ont peint avec des attributs empruntés aux animaux : notre espèce s’en est trouvée anoblie. Pareilles audaces nous ont valu des rapprochements inattendus et, l’émotion passée – au contraire, elle perdure –, c’est la nature qui se trouve humanisée. Il y a une civilité des images, des tableaux, des vitraux, de la céramique. Ceux-ci refaçonnent les êtres, les choses. Avec eux s’inaugure le règne de l’âme. Tel est Kourouma dans la photo d’Ulf Andersen. Très contrôlé en lui-même (ainsi évite-t-il de nous servir des anecdotes), très altier (de même empêche-t-il que l’âme s’épanche et envahisse sa tête, cette tête que portent ses mains, exquis objets en ivoire au travers desquels coule un sang frais, un sang bleu). Je ne résiste pas au plaisir de citer Baudelaire :
Portrait d’un professeur
Cet horrible baudet, dessiné non sans chic,
Jouit du noble privilège
De brouter, après l’heure où finit son collège,
Les chardons de l’Esprit Public (2).
Kourouma, professeur ? Mais oui ! et loin de toute caricature. Professeur à ses dépens, professeur de l’âme. Réflexion faite, il se serait bien accommodé de son Portait en jeune baudet ! (Pour un peu, c’est toute la ménagerie qu’il faudrait convoquer, toutes les bêtes (3) qui, d’elles-mêmes, viendraient lui offrir leurs suffrages !) Le professeur n’est jamais qu’un homme de devoir, et Kourouma s’est acquitté du sien avec une probité sans égale. Ainsi, le fait de le peindre en professeur ne l’aurait pas surpris. Noblesse oblige.
Kourouma est le nom des aristocrates mandingues. On connaît l’épopée de Soundjata. La légende veut que l’empire du Mali ait été fondé par un gosse demeuré infirme jusqu’à l’âge de sept ans. Un jour, il décide de marcher,  » et ses premiers pas furent des pas de géant « . Le forgeron lui construit une canne en fer (il faut trois hommes pour la lui apporter). Le divin enfant courbe celle-ci rien qu’en s’y appuyant ! Ainsi forge-t-il l’arc de ses conquêtes futures. Du Haut Moyen-âge à nos jours, la noblesse malienne s’est bâtie tout en poigne.
Si, dans le commerce général, Kourouma désamorce toute prévention à son égard par un grand rire, s’il se montre toujours affable, c’est que la force lui est acquise. Rarement, on saisit dans son regard l’expression de quelque lunette à longue vue. À moins que ce ne soit furtivement, comme ici avec la photo. Elle nous montre un Kourouma visionnaire.
II
En 1968, Yambo Ouologuem (Le Devoir de violence) et Kourouma (Les Soleils des indépendances) illuminent notre scène littéraire. L’un à Paris, l’autre à Montréal. Les historiens des belles-lettres l’ont-ils seulement noté ? Courant 1970, lorsque les éditions du Seuil publient sous leur label le roman-événement, l’Ivoirien Yambo Ouologuem, nonobstant le Prix Théophraste Renaudot, entame sa lente et inexorable exclusion du champ littéraire français. Et pour cause : il est accusé de plagiat. C’est ainsi que l’ex-Afrique française rate la Révolution de mai 68 : disposer de rien de moins qu’un appartement dans le Quartier latin. Un appartement, une maison de caractère. La littérature fut la cheville ouvrière de cette révolution étouffée dans l’œuf. Il est vrai qu’une certaine France sait s’y prendre. Tous les reniements des années 80 (au nombre desquels le génocide rwandais en 1994 et les barbouzeries de la Françafrique de nos jours) témoignent des mésaventures d’une conscience vautrée dans le mensonge. Nous ne sommes pas au bout de nos peines. En 1968, c’est donc l’Afrique indépendante qui se manifeste. Pour la première fois, le français parle nos langues. Comment est-ce possible ?
Nous connaissons l’analyse de Jean-Paul Sartre selon laquelle c’est le regard des autres qui fait le garçon de café. Le lien qui l’unit à ses clients le pousse inconsciemment à jouer un rôle, son rôle. Il y a demande, et pour une conscience faible, la tentation est grande d’y répondre en tout temps. Un homme qui se complaît de la sorte, Sartre l’appelle le  » salaud « .
Ce que nous ne sommes pas, nous écrivains et créateurs africains. Remarquons qu’à l’origine le terme ( » salo « , d’où le dérivé  » sale « ) désignait  » ce qui est trouble et terne « . Le mot paraît donc peu approprié pour nous qualifier, du moins, physiquement. Quant à son acception morale et abstraite, elle nous correspond bien : nous sommes tout ce qu’il y a de plus troublé au monde. Du fait même de la faiblesse excessive de notre marché culturel, nous créons pour un public dont l’intérêt, le plus souvent, est motivé par le fait que nous ne sommes qu’Africains. Dans une foire du livre, un colloque, on ne vient pas entendre ou rencontrer un écrivain, on lit ou fréquente un homme ou une femme du continent noir. Ma singularité de créateur disparaît derrière ce que je suis censé représenter en tant qu’homme relevant d’une espèce exotique. Et si ma langue et mon style diffèrent trop de ce que le public attend, on me le fait remarquer par des insinuations anodines et pourtant monstrueuses :  » Vous vivez en France depuis longtemps ?  »  » Oui, renchérit notre interlocuteur, ça se sent ! Pourquoi n’utilisez-vous pas votre belle tradition orale ?  »
Ici, on aimerait assener des banalités. L’écrivain écrit ; son  » oralité  » est le résultat d’une construction savante. C’est l’oralité de l’écrit : elle diffère fondamentalement de l’échange spontané. Les Africains n’ont, en la matière, aucun privilège sur le reste de l’humanité. L’oralité commune n’accouche ni des romans ni des poèmes : ces deux genres ne peuvent être assumés que par des individus, car ils relèvent du travail d’auteur. Même pour les deux premiers textes de l’invention romanesque occidentale, à savoir l’Illiade et l’Odyssée, il a fallu leur attribuer un auteur, en l’occurrence Homère, quitte à dire par la suite que celui-ci n’a jamais existé.
Parmi les Européens, certains amoureux de notre littérature n’ont pas encore compris que l’écrivain africain habite désormais le même territoire qu’eux, celui de la tradition écrite. C’est sans doute ce que Kourouma, depuis Les Soleils des indépendances en passant par Allah n’est pas obligé et Monnè, outrages et défis, traque de livre en livre. Avant lui, il y eut Senghor. C’est la langue française qui l’aura inventé et façonné, car, hors de cette langue, nous l’aurions sans doute connu, mais certainement pas le même. Or, bien de choses, au-delà des partis pris, rapprochent ces deux écrivains. Entre autres, nous devons à l’académicien français qui nous est venu du Sénégal d’écrire, en 1964, c’est-à-dire quatre ans avant que nous puissions lire Les Soleils des indépendances, ces mots :
Tout le  » roman nègre  » en Francophonie procède de René Maran, que l’auteur s’appelle Ferdinand Oyono ou André Demaison. Après Batouala, on ne pourra plus vivre, travailler, aimer, pleurer, rire, parler les Nègres comme les Blancs. Il ne s’agira même plus de leur faire parler  » petit-nègre « , mais wolof, malinké, éwondo en français. Car c’est René Maran qui, le premier, a exprimé  » l’âme noire « , avec le style nègre, en français. (4)
Kourouma inaugure son entrée en littérature par l’invention d’une langue, en ce sens qu’il s’efforce de traduire la syntaxe malinké en français. Point de petit-nègre chez lui. Car le petit-nègre est la demande faite à l’Africain par son dominateur qui, le jugeant incapable de maîtriser sa langue du fait de sa prétendue infériorité foncière, aimerait, pour le moins, s’amuser de son baragouin. Le  » bon sauvage  » ne peut parler qu’une espèce de français dont tous les verbes sont à l’infinitif. Alors, l’émerveillement du maître atteint à son comble. Mais on ne trouvera rien de tel chez Kourouma. Comme Senghor, quand il se fait essayiste, on peut dire que son travail de romancier (c’est aussi le cas de tous les écrivains africains) relève peu ou prou de l’ethnologie. Rappelons-nous que cette discipline académique a été inaugurée en Afrique par ces fins littéraires que furent Michel Leiris et Marcel Griaule. Ainsi, Kourouma explique l’univers malinké, non pas tout à fait au Français, mais dans un français tourné vers la catastrophe générée par la colonisation. L’œil rivé sur  » l’ère des indépendances « , sur l’outrage (le monnè) que cette dernière a provoqué, le romancier s’explique, décrit, ausculte, tire des conclusions, puis les remet sur des grilles d’analyse ainsi forgées.
Le lecteur occidental ou africain traverse un univers bien de chez nous. On y discute en malinké dans le français, on s’y chamaille, et les insultes pleuvent. Ce français-là est notre langue. Par lui, Kourouma est parvenu à montrer notre monde à nous qui ne parlons pas le malinké aussi bien qu’aux Occidentaux. Ce qui fait du français une langue africaine, c’est tout simplement l’irruption de notre monde en son sein. Pour la première fois, le français ne s’attache pas seulement à décrire les déboires de La Princesse de Clèves ou les tourments de Roquentin, mais il se fait aussi le serviteur des mœurs venues d’ailleurs. Comme le souligne Senghor,  » les Français ont, derrière eux, une histoire « coloniale » et les hommes d’outre-mer une histoire française (5) « . Au rebours des programmes les plus cyniques du colonialisme, ce principe des vases communicants aura piégé tout le monde, et nous avec. Mais, pour la première fois, nous en sommes les heureux bénéficiaires.
Dans sa  » traduction  » du malinké, Kourouma choisit toujours le meilleur parti. Contrairement aux idées reçues, il tord moins le cou à la syntaxe française qu’il ne lui inflige des vocables inadéquats. Pour faire tenir au français un discours inhabituel, Kourouma délaisse la justesse des termes français et leur substitue des termes malinké. Du moins, il opère de la sorte toutes les fois que cela se révèle fécond pour le sens qu’il recherche. Parfois, c’est même une expression française qu’il feint d’attribuer au malinké, comme pour faire passer clandestinement une assertion malinké dans le français. C’est notamment le cas du célèbre incipit des Soleils des indépendances :  » Il y a une semaine qu’avait fini dans la capitale Koné Ibrahima, de race malinké, ou disons-le en malinké : il n’avait pas soutenu un petit rhume « . Quoi de plus français que la locution  » soutenir quelque chose « , quand on veut signifier  » supporter « ,  » endurer  » ou  » subir sans fléchir  » ? Se trouver dans l’incapacité de  » soutenir un petit rhume  » est une tournure parfaitement française. Ce qu’il faut admirer ici, c’est la dextérité et la rouerie dont fait montre Kourouma.
Ainsi, les formules telles que  » Tuer un sacrifice « ,  » danser un accueil « ,  » monter des funérailles « , ou des expressions telles que  » la primarité était réapparue chez les Nègres «  ou encore  » la vérité rougit les yeux mais ne les casse pas «  distillent au sein du français un parfum d’étrangeté. La langue de Molière se fait docile à la syntaxe d’une autre. Mis à part cela, Kourouma s’astreint à l’usage de l’indicatif (le passé simple est le temps le plus usité dans les pages du Monnè, outrages et défis, de l’incipit à la dernière ligne) et même à l’imparfait du subjonctif. Lisons :
Or c’était déjà trop que les autorités coloniales nous aient laissé, nous Nègres, occuper librement Soba une demi-journée, une nuit entière et une autre demi-journée, elles qui croyaient sûr comme la nuit succède au jour qu’il suffisait qu’on nous consentît un bout de liberté pour qu’instinctivement nous retournassions à la sauvagerie, à l’anthropophagie et aux orgies sexuelles. (6)
La phrase de Kourouma reste donc française. Cependant, son usage du passé simple m’intrigue. Ce temps du verbe se rapporte aux actions achevées. L’auteur nous donne l’impression d’avoir définitivement tourné la page de l’Afrique mythique. Il se préoccupe désormais de notre modernité, c’est-à-dire d’un nouveau mythe de l’Afrique – nous saurons plus loin lequel.
C’est déjà assez que de délocaliser les mots. Qui veut se faire entendre du grand nombre doit veiller à ce que la place du sujet, celles du verbe et du complément restent inchangées. Et pourtant, une grande révolution s’opère sous nos yeux, révolution que les jurés du Goncourt – tout comme certains d’entre nous – n’ont pas su repérer.
Le 30 octobre 2000, dans les salons du célèbre restaurant Drouant, Robert Sabatier confiait au micro de France-Culture :  » Nous n’avons pu accorder le Goncourt à Ahmadou Kourouma du fait de ses manières trop africaines « . Tel est le paradoxe. Robert Sabatier ne voit même pas que le romancier n’est africain que pour se faire entendre des gens comme lui et comme nous. Ce français qui parle le malinké (Proust aurait dit : la littérature s’écrit toujours en langue étrangère) est le propre de tout écrivain : s’expliquer le monde, un monde pour soi seul, et le sommer de nous dire le pourquoi du changement qui nous a éloignés de l’enfance et du pays originel. Proust et Camus ne font pas autre chose, mais qui songerait à le leur reprocher ? L’église de Combray et les ruines de Tipasa exaltent une langue qui n’appartient qu’à elles. Pour nous les faire aimer, ces auteurs étalent un imaginaire singulier. Le français qui parle le malinké décrit une métamorphose, mais Robert Sabatier s’en soucie-t-il ? Bien plus encore, Kourouma exhorte son lecteur africain, du fait de nos fausses indépendances, à changer de paradigmes. Désormais, dit-il,  » nos fétiches et masques modernes  » sont  » le parti unique, le chef charismatique (7) « . Qu’y a-t-il d’africain là-dedans ? Ainsi, Kourouma aura produit tous les éléments de ce que Senghor appelait le  » style nègre « . Qu’en est-il au juste ?
Dans l’hommage à René Maran (déjà cité), quand on analyse tous les éléments que recense Senghor pour définir le  » style nègre « , on voit que, hormis l’absence du concept d’  » imaginaire africain « , tout y est, à commencer par la formule :  » Il ne s’agira même plus de leur faire parler « petit-nègre », mais wolof, malinké, éwondo en français « . Cette sentence est l’équivalent exact de l’  » imaginaire africain « , tant il est vrai que c’est par la langue que se dévoile l’essentiel des institutions socioculturelles d’un peuple, quel qu’il soit. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’enfant de Joal a truffé ses poèmes de formules wolofs, que celles-ci se rapportent à des interjections ou à des noms propres. Sa célébration du mythique  » royaume d’enfance « , du pays de Sine et des djins contribue à nourrir un phrasé extrêmement lent et extrêmement incantatoire, comme s’il voulait rejoindre le monde magique des  » contes psalmodiés  » au clair de lune.
Ces deux créateurs ont le regard rivé sur notre passé, mais c’est pour mieux nous parler de l’avenir. Le  » métis culturel (8)  » de Senghor parle ce français dont le charme opère à la lisière de deux cultures et, ainsi, peut accoucher d’un monde nouveau. S’il souligne l’ingratitude de cette tâche et s’il affirme avec force que le métis culturel n’est pas – on serait tenté de le croire – un assimilé (9), c’est qu’il connaît le piège qui guette ceux qui nagent entre deux eaux. Comme Kourouma, c’est notre rapport à la domination qu’il étudie, et les spécialistes l’ont rarement noté. Pour lui, l’Afrique et ses civilisations ne sont pas solubles dans l’Occident, mais elles peuvent contribuer à l’édification de  » l’homme universel « . Ici se situe donc l’enjeu du français langue africaine : elle est, on s’en serait douté, entièrement tournée vers la description de l’  » outrage  » – dans les termes de Kourouma – qui nous a été fait. Non que nous soyons incapables d’échapper le moins du monde à ce funeste destin, mais parce que celui-ci constitue notre point de départ, et que, jamais, nous ne devrions le perdre de vue sous peine de retomber dans de fâcheux fourvoiements. Notre africanité, à bien lire Kourouma, est bien rendue par notre situation de continent dominé. Là réside notre vraie définition. Appréhendée de la sorte, cette dernière, plus que la couleur de notre peau, nous accompagnera donc encore longtemps. La diversité de nos styles est ici ramenée à un dénominateur commun. Car non seulement la domination a perverti notre identité originaire, mais elle nous a aussi inventé une identité qui, en plus d’être bâtarde – et toutes les identités le sont, puisque faites de bric et de broc – deviendra et est devenue terriblement douloureuse. Car  » Au commencement « , nous étions certes des Noirs, mais pas des Nègres, terme qui est une insulte. Et, renchérit Kourouma, nous ne cesserons jamais d’être des Africains, même si, par miracle, nous cessions de subir la domination. Dans l’ultime paragraphe de Monnè, outrages et défis, il se livre à un jeu de massacre :
La Négritie et la vie continuèrent après ce monde, ces hommes. Nous attendaient le long de notre dur chemin : les indépendances politiques, le parti unique, l’homme charismatique, le père de la nation, les pronunciamientos dérisoires, la révolution ; puis les autres mythes : la lutte pour l’unité nationale, pour le développement, le socialisme, la paix, l’autosuffisance alimentaire et les indépendances économiques ; et aussi le combat contre la sécheresse et la famine, la guerre à la corruption, au tribalisme, au népotisme, à la délinquance, à l’exploitation de l’homme par l’homme, salmigondis de slogans qui à force d’être galvaudés nous ont rendus sceptiques, pelés, demi-sourds, demi-aveugles, aphones, bref plus nègres que nous ne l’étions avant et avec eux. (10)
En lisant ces mots, on comprend pourquoi le rire de Kourouma nous tonifie autant. Celui-ci traduit son impuissance, puisque l’espoir est la maladie qui, derrière nos actions, les gangrène. Voulons nous en sortir que l’échec de tous les instants nous réduit à n’être que des hommes de foi, des En attendant Godot… Ceux d’entre nous, écrivains, qui ne jurent que par l’engagement, ont-ils jamais lu Kourouma ? J’en doute.

1. Cf. Salon caricatural de 1846, Charles Baudelaire, Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, La Pléiade.
2. In ibid., p. 506. Souligné par l’auteur.
3. Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Le Seuil, 1999.
4. L. S. Senghor,  » René Maran, précurseur de la négritude « , in Liberté I, Négritude et humanisme, Paris, Le Seuil, 1964, p. 410.
5. Les élites de l’Union française au service de leurs peuples, op. cit., p. 149.
6. Monnè, outrages et défis, p. 281.
7. Monnè, outrages et défis, p. 281.
8. Ibid., p. 150.
9. Cf. sa belle formule,  » Assimiler, non être assimilés « , in op. cit.,p. 39.
10. Monnè, outrages et défis, p. 287.
///Article N° : 3337

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