Un matin d’avril 2002, sur le quai n°3 de la gare de Lyon à Paris, un homme. Grand, fort, presque géant, Noir et droit. Au milieu de la foule bigarrée, il attendait un train ou un voyageur. Je n’eus aucun mal à reconnaître Ahmadou Kourouma. Je le scrutai de profil, en fixant par moments, la monture ébène de ses lunettes qu’il ne quittait plus depuis quelques années. Voyant ainsi, anonyme au milieu de la foule nombreuse, un homme qui représente tant pour des gens comme moi, et jugeant inopportun d’aller faire causette avec lui, je me contentai de cette pensée intérieure : » Voici une star ; une star du ghetto « . Puis j’oubliai et pris mon train, mon journal sous le bras. Deux articles plus tard, je sortis quand même mon petit carnet à ressort et notai la formule » la star du ghetto » qui me plaisait bien.
Le ghetto, c’est cette Afrique interdite, qui n’arrive pas à trouver tribune, qui n’arrive pas à s’exprimer, ni en Afrique, ni nulle part. Le ghetto, c’est cette Afrique exilée, déportée, réfugiée, de part et d’autre du globe. Le ghetto, c’est cette Afrique proie de tous les désespoirs, prisonnière de tous cynismes. Le ghetto, ce sont ces hommes, ces femmes, jeunes et moins jeunes qui chaque jour que Dieu bâtit, tentent l’aventure de la littérature, prennent le risque du livre, se donnent l’audace de l’expression écrite, se battent pour creuser des sillons à suivre pour rendre un peu plus permanentes les cultures africaines en prise avec toutes sortes d’ouragan.
La star, c’est lui, Ahmadou Kourouma, un rhinocéros, comme dirait Ionesco, mais dans le bon sens du terme. Rhinocéros du ghetto et depuis, un peu de Venise aussi. Kourouma, c’est le seul nègre français qui ait jamais vendu 100 000 livres d’un seul titre, sans sortir du ghetto, même si cela s’est fait en vingt ou trente ans. Le seul qui, à peine un petit orteil hors du ghetto, a réussi à vendre plusieurs centaines de milliers de livres en quelques années. Autrement dit, Kourouma est un nègre méritant. Méritant du ghetto mais aussi de Venise. Dans le ghetto, tous les écoliers, tous les collégiens, tous les lycéens, tous les étudiants lisent Ahmadou Kourouma. Simplement parce que c’est une étoile. Qui brille depuis que les soleils des indépendances ont apporté la langue française qui permet de passer de Cotonou à Tanguiéta, de Bobo Dioulasso à Tivaouane, de Kayes à Bujumbura sans changer ni la place de l’article ni le vocabulaire.
Fama Doumbouya et le Comte de Paris ne se connaissent pas et pourtant, tous les deux ont un grand point commun : ils ont eu un gros problème avec les soleils de la République. Kourouma a témoigné pour Fama. Dans le ghetto, cela a touché les gens. Et l’affaire a fait tellement de bruit qu’elle est arrivée aux oreilles des gens du Cur de ville à Venise. Et là, c’est Jean-Marie (pas l’autre) Gustave Le Clézio qui s’est dit un grand méritant de ghetto comme celui-là, il faut qu’on le montre au Cur de ville.
C’est ainsi qu’à soixante-dix ans passés, Ahmadou Kourouma s’est vu attribuer le Prix du Livre Inter puis le prix Renaudot, destiné en principe aux écrivains débutants. Après tout, Venise est cohérent avec soi-même. Au Cur de ville, la star n’était qu’un débutant, même si l’homme avait derrière lui des décennies de succès au ghetto.
On en était là lorsque jeudi 11 décembre, sans prévenir personne, la nouvelle tombe, comme ça : Kourouma est mort. Franchement, je n’ai pas trouvé cela convenable. J’étais incrédule. Mon assiette était là, les couverts aussi et j’étais même déjà assis. Il ne manquait que le geste pour démarrer le dîner. Je trouvai incompatible d’associer Kourouma avec l’idée de mort. Il avait tellement eu de vies. Un homme que vous avez découvert en sortant de la maternelle et qui vous a accompagné pendant tout le reste de la scolarité, qui vous a rejoint dans les salons littéraires et qui vous suit toujours chez les éditeurs, qui vous croise chez les journalistes, qui vous retrouve dans les librairies, de Saint-Germain à Saint-Germé, en passant par Abidjan, New York ou Beyrouth, un homme comme celui-là, vous vous dites » il n’a pas d’âge « , il est à l’abri du temps et donc des contingences du temps. Jusqu’à ce 11 décembre. Sauf que malgré tout, il faut dire que Kourouma, la mort ça ne sera pas pour le tuer. Et cela est vrai : la mort ne peut pas tuer Kourouma. Parce que dans le ghetto, les étoiles, les stars, les vraies, si elles se cachent parce qu’on n’est pas bien vu au Cur de ville, elles ne meurent pas pour autant, car il y a toute la foule, tout le peuple qui les porte dans leur cur. Parce qu’on se dit voilà une star, une vraie, qui est resté lui-même, sans vendre son âme au premier éditeur venu.
Dans le ghetto, on voyait dans l’exemple du Rhinocéros la preuve qu’on pouvait réussir, dans le ghetto et au Cur de ville tout en restant soi-même, sans trahir ce qu’on est, ce qu’on veut. Reconnu à la fois par le ghetto et Venise-Cur-de-ville, Ahmadou Kourouma est donc doté d’une double assurance-vie : une petite de Venise et une grande du ghetto. Et maintenant qu’avec ce 11 décembre incroyable, il a franchi les portes d’ouest, la ville va voter. Pour que l’étoile du ghetto, reconnue par tous, accède aux Champs élyséens. Car si elles sont tenues de se cacher, les étoiles du ghetto ne meurent jamais.
Jean-Baptiste Adjibi est écrivain et poète. Dernier ouvrage paru : Caïman Insoluble, Paris, éditions Afridic, diffusion : www.afrilivres.com///Article N° : 3269