Parce-que les trois frères qui l’avaient précédé n’ont pas survécu, il hérite du beau prénom d’Amahiguere qui en dogon signifie : « Dieu fasse qu’il tienne debout ». Une telle invocation, ne pouvait conduire la destinée de Dolo que vers de grands chemins. L’artiste malien, né en 1955 au pays dogon, a travaillé durant plusieurs années dans la solitude de son atelier, avant de commencer à exposer il y a trois ans. Ses magnifiques sculptures de bois sont actuellement présentées à Lille dans le cadre de l’Afrique en créations initié par l’AFAA (Association française d’Action artistique). C’est lui que le sculpteur français Alain Kirili – à l’origine du beau projet d’exposition permanente d’uvres contemporaines au jardin des Tuileries à Paris – a choisi pour représenter l’Afrique. Consécration d’autant plus forte qu’elle aurait pu ne jamais arriver tant Dolo était destiné à tout sauf à sculpter.
Le silence. C’est en premier lieu au silence que nous convient les sculptures de bois d’Amahiguere Dolo. A l’image du peuple dogon, elles intriguent, fascinent, mais jamais ne se dévoilent totalement. Pourtant ces figures tantôt terrifiantes ou bienveillantes font appel aux images de légendes que tout un chacun porte en soi, mélange d’histoires racontées et inventées. Les sculptures de Dolo sont pétries de dualité. Elles disent l’enchevêtrement des corps qui s’accouplent ou s’empoignent. Mi-humaines mi-animales, certaines figures évoquent les génies malins ou protecteurs qui peuplent l’imaginaire dogon. D’autres, monstrueuses, sont somptueusement déformées, alors que les figures féminines semblant surgir de la terre s’élèvent, dignes, gracieuses, aériennes.
L’itinéraire d’Amahiguere Dolo est jalonné de rencontres importantes qui ont déterminé ses choix et forgé son uvre. Si la plus récente (1999, avec Alain Kirili) l’a mené aux Tuileries, la première est bien plus lointaine. Elle remonte à l’enfance, lorsque gamin il accompagne son père qui cultive la terre, dans un hameau situé à quelques kilomètres du village de Sanga où il est né. C’est là qu’il rencontre un forgeron dont la pratique et le travail le fascinent. Le petit garçon commence alors à sculpter en cachette avec une machette dérobée à son père qui, comme tous les Dogons, s’en sert pour fabriquer des objets utilitaires comme des tabourets, des pilons ou des manches d’élevage.
En sculptant, Dolo brave l’autorité paternelle garante de l’autorité sociale, qui lui interdit une telle pratique. La société dogon est en effet régie par un système de castes bien défini où chaque lignée occupe une fonction précise. Les Dolo appartiennent à la lignée des nobles destinés à cultiver la terre. Il leur est interdit de travailler le fer, réservé aux seuls forgerons, tandis que le griot est dépositaire de la tradition orale et détenteur de la parole. « Dieu a créé les choses selon un certain ordre et en sculptant je perturbais cet ordre : le forgeron fabrique la daba, le noble s’en sert pour cultiver la terre et paye le forgeron en retour avec les céréales qu’il récolte. Les forgerons voient d’un mauvais il le fait que quelqu’un d’une autre lignée sculpte. Ils sont susceptibles de lui jeter un mauvais sort. C’est pour me protéger que mon père m’interdisait de sculpter ». Malgré cet interdit ancestral, Amahiguere continue à sculpter, en cachette, « pour le plaisir », de petites statuettes ou des couteaux de bois qu’il vend aux touristes. Plus tard, il quitte son village pour suivre des études à l’Institut national des arts (INA) de Bamako.
A l’INA, Dolo ne sculpte pas, il s’initie à la peinture et devient animateur culturel pour le compte de l’Etat qui l’expédie à Gao, dans le nord du Mali, où il exerce dix ans durant. C’est là qu’il fait la connaissance en 1988 du déjà célèbre peintre espagnol Miquel Barceló, venu chercher une nouvelle inspiration en Afrique. Rencontre décisive qui va faire basculer sa vie de fonctionnaire à l’occasion d’un voyage en pays dogon où il emmène Barceló. C’est là que le peintre découvre les sculptures d’Amahiguere qu’il encourage à persévérer. Pour cela, Dolo doit quitter son emploi de fonctionnaire « pas compatible avec le travail d’artiste » pour pouvoir se consacrer exclusivement à la sculpture. Il lui a fallu un certain courage et deux ans de réflexion pour « basculer totalement dans la sculpture », parrainé par Barceló, sous l’il réprobateur d’un entourage pour lequel il est inconcevable de renoncer à un salaire mensuel – luxe absolu pour un pays comme le Mali.
Comment concilier un travail vital de création avec les tabous inhérents à sa communauté à laquelle Dolo reste très attaché ? Loin de se laisser écraser par le poids des choses, Amahiguere les intègre à sa manière à sa démarche artistique. Parce qu’il lui est impossible de sculpter en pays dogon, il « s’exile » à Ségou, petite ville tranquille située au bord du Niger à quelque 500 kilomètres de chez lui. « Ma communauté peut accepter mon activité mais elle en sera perturbée. C’est pour ne pas mettre les forgerons mal à l’aise que j’ai préféré m’installer ailleurs ». Quant à la transgression, Dolo s’en arrange en intégrant à son travail la « part du forgeron ». Elle est visible sur la plupart des sculptures qu’elle enrichit d’un membre, d’une excroissance, forme de prolongement harmonieusement fondu dans l’uvre. Par ce geste symbolique, le sculpteur se dédouane spirituellement de sa transgression et se protège d’un mauvais sort en s’acquittant vis-à-vis de la lignée concurrencée. Loin d’être un frein à la création, le tabou contourné devient un élément positif qui participe de la poésie de l’uvre.
Même s’il peut travailler la pierre ou le fer, Dolo revient toujours au bois, son matériau de prédilection. Il ramasse ça et là des souches, des racines, fragments de bois dont il ne contrarie pas la forme originelle tant elle lui apparaît déjà chargée d’un mystère qu’il n’a plus qu’à révéler. Lorsqu’il commence une sculpture, Amahiguere ne sait pas encore quelle en sera la forme définitive. Ce n’est que lorsqu’elle est achevée qu’il réalise qu’elle a pris sa source dans la tradition dont il est issu. « Quoique je fasse, je retombe toujours dans ma tradition, sans que cela soit conscient ». Très imprégné de la cosmogonie dogon, Dolo reste fasciné par l’écho de la part invisible du monde sur sa partie visible. C’est ce passage, cette transformation de l’invisible vers le visible qu’il cherche à inscrire dans son uvre. Ces figures de bois chargées de ses rêves et de ses visions font échos aux statuettes sacrées, sculptées par les ancêtres des forgerons.
Dolo, même s’il « fricote » avec l’invisible, se défend de faire des sculptures chargées, tant il est respectueux du rôle du forgeron et de la portée des statuettes sacrées. » Dès lors que mon uvre est exposée, je descends d’un palier. Je ne situe pas mon travail au même niveau que celui des forgerons qui faisaient un travail sacré. Mes sculptures peuvent parler à chacun mais elles n’ont pas le rôle spirituel qu’ont celles du forgeron ».
Et pourtant
les siens, qui n’ont vu les sculptures de Dolo qu’en photo, considèrent qu’il fabrique des anges. Certains sont « dérangés » par leur présence : sa belle mère, qui n’est pas dogon, est venue un jour lui rendre visite à Ségou ; très vite, elle a demandé à être logée en dehors de la maison car son sommeil était perturbé par « ces choses ». Il arrive que des gens entrent dans son atelier pour en ressortir immédiatement, effrayés par ce qu’ils considèrent être la force des sculptures. Comme si, en digne héritier de la tradition des premiers sculpteurs dogons – qui étaient parmi les plus grands sculpteurs d’Afrique – Dolo perpétuait la tradition tout en la détournant vers une uvre originale, résolument contemporaine porteuse de la part de sacré qui parlerait aux Hommes. Mais n’est-ce pas là le propre d’une uvre d’art ?
Amahiguere Dolo expose deux fois dans le cadre de l’Afrique en créations : à la Galerie Kita à Lille du 15 octobre au 15 novembre et au Musée des Beaux Arts, 2, rue Paul Doumer, 59200 Tourcoing, tél. : 03 20 28 91 60, du 28 octobre au 31 décembre.
Exposition permanente de la sculpture Ené-Iné-Nonlé, 1997, au Jardin des Tuilleries, rue de Rivoli à Paris.///Article N° : 1663