Derrière ce bref prénom se cache Patrick Ramamonjisoa, un Malgache qui, après avoir un temps été journaliste à Madagascar, vit au Canada en poursuivant un travail littéraire en français. Ce premier roman publié en France surprend et ravit à plus d’un titre. D’abord, il rompt totalement avec les formes et l’esthétique en vogue chez ses contemporains francophones ; ensuite, il présente un travail d’hybridation entre les langues malgache et française et entre les genres littéraires ; enfin, sous couvert de fresque historique située au XIXe siècle, il propose subtilement une réflexion sur les inflexions du pouvoir et les strates de la société dans le Madagascar contemporain.
Ne cédant pas aux désormais classiques dislocations narratives et aux violences lexicales ou symboliques, le romancier semble revenir au traditionnel roman historique avec deux héros qui s’aiment tout en étant pris dans la tourmente d’une Histoire qui les dépasse et les brise. Fara la campagnarde et Tsito son jeune esclave vivent dans un village du centre de l’île, l’Imerina, au temps du roi Radama Ier, dans les années 1820. L’univers de leur enfance, cette société stratifiée évoquée sous ses divers aspects, bascule lorsqu’à la mort du roi en 1828 la reine Ranavalona prend le pouvoir. Elle reconfigure son entourage en modifiant les privilèges des clans et interdit le christianisme qui avait changé bien des traditions dans les dix années précédentes. Le récit est pris en charge par les deux personnages, qui alternativement observent, décrivent et analysent leurs semblables. Les traditions, les rapports familiaux, les réseaux de dépendances, l’irruption des missionnaires protestants anglais, la sourde lutte des devins, sont autant de sujets qui défilent au long des quelque cinquante et un chapitres structurés en cinq parties introduites par un proverbe en malgache et sa traduction qui reste souvent énigmatique : « Servir de médiateur entre ce qui est difficile. Comme le safran » ouvre ainsi le livre II. Cette fresque d’un pays qui change d’époque et le suspens lié aux péripéties que traversent les héros suffiraient à captiver le lecteur occidental ignorant cette histoire lointaine toujours réduite à quelques clichés coloniaux. La seconde qualité du texte réside dans sa langue qui peut être qualifiée d’hybride avec ses nombreux emprunts (un lexique en fin de volume est le bienvenu) et surtout la traduction de proverbes ou expressions malgaches qui parfois s’accumulent comme dans la rhétorique traditionnelle (kabary) : « cet esclave est aussi petit qu’un pou et aussi noir que le fond d’une marmite » dit le marchand en citant deux proverbes (p. 7). La structure dialogique, outre qu’elle donne au lecteur une vision dédoublée, rattache le texte romanesque à la structure des poèmes (hainteny) et des chansons d’amour (kalon’ny fahiny) traditionnels. Cette intertextualité est naturellement visible aux yeux des seuls habitués de la littérature en malgache mais elle donne une dimension poétique à la fois surprenante et charmante pour celui qui en ignore les références. Enfin, cette manière de revisiter l’histoire du royaume merina permet au romancier du XXIe siècle de donner sa propre lecture du passé et du présent. Avec ces héros humbles, cet esclave audacieux et perspicace qui ouvre et qui clôt le récit, il légitime une lecture d’ « en-bas » d’une société qui ne se définit d’ordinaire que par ses castes nobles. En qualifiant Ranavalona d’ « imprévisible » et d’ « usurpatrice » (199) puisqu’elle s’est emparée du pouvoir par la force, il installe un réseau de parallélismes avec la situation politique actuelle à Madagascar qui n’échappera pas non plus aux lecteurs avertis. Suivant ce fil, la description des changements de clans à la cour, des intrigues de palais et des mises en scènes par des factions rivales dépasse largement la représentation d’un passé lointain. Il sera alors possible de saisir le double sens des expressions comme « le cercle des crocodiles » (149) ou « des nantis » (197) de la cour, « la lente déliquescence du pouvoir » (223) ou le fait que « des partis tentaient de tirer les ficelles du mouvement » (203) ou encore que les notables de la ville « ont moins d’esprit qu’une horde de moineaux mais se confortent dans leur bêtise » (198). Cette double lecture introduit la réflexion sur le lien entre les bouleversements anciens et actuels, sur le rôle de l’histoire, sur les silences posés sur elle. Le roman d’amour et d’aventure se double alors d’une discrète mais caustique remise en cause des fondements même de la société malgache contemporaine. Célébration de la langue, de la culture et questionnement incisif sur les rouages de la société ne sont que deux volets d’un même attachement à la Grande Île lointaine. Ce roman à la fois facile et complexe, séduisant et provocateur, sentimental et lucide, sera donc lu et apprécié, nous l’espérons, au Nord comme au Sud mais de diverses manières car chacun se laissera emporter dans son monde, celui que Naivo a construit. Un voyage dans le temps, l’espace, la langue et le cur humain : c’est-à-dire tout ce que l’on demande au roman.
Naivo, Au-delà des rizières, Saint-Maur, Sépia, 2012,350 p.
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