Le travail de Yinka Shonibare (Nigeria/Angleterre) fait mouche en servant remarquablement le propos de Unpacking Europe. Cet adepte du dandysme est un perfectionniste dans ses photos et ses installations, autant que dans les tenues qu’il revêt. Développant un riche goût de la provocation d’autrefois et formé à Goldsmith, l’école conceptuelle londonienne, il questionne à sa façon la réalité des relations interraciales et sociales touchant la diaspora.
Comment en êtes-vous venu à l’art ?
Il y a beaucoup de questions dans le monde que j’aimerais explorer. Et l’art est pour moi la forme d’expression appropriée. C’est une façon, d’une part, de produire une pièce qui donne du divertissement et du plaisir. Mais, en même temps, c’est aussi quelque chose de provocant qui doit amener les gens à se poser des questions. C’est vraiment ce que l’art est à mes yeux : non pas donner aux gens une leçon ou leur fournir des réponses, mais leur présenter un certain nombre de questions ou de propositions afin de les pousser à y réfléchir.
De quoi parle cette série de photos exactement ?
C’est l’histoire du « Portrait de Dorian Gray », d’Oscar Wilde, le célèbre écrivain anglais. J’ai décidé de réaliser ces photos parce que je suis très intéressé par le phénomène du dandysme. Le dandy est un homme très bien habillé qui défie la société par son style, et Oscar Wilde est le parfait exemple de quelqu’un d’origine irlandaise qui défie la société aristocratique anglaise. Il parvient à progresser dans la société par l’écriture. Dorian Gray est un jeune dandy qui s’est fait peindre son portrait. Il fait le vu de rester jeune et beau comme au moment du portrait, alors que le portrait vieillirait à sa place. Bien plus tard, il tombe amoureux d’une jeune actrice, mais celle-ci est d’une classe inférieure à la sienne. Il refuse alors de l’épouser et elle se suicide. Tout aussi traumatisé par cet acte que par le portrait qu’il cache dans sa maison, il décide alors de tuer l’artiste qui avait peint le tableau. Après l’avoir tué, il décide de détruire aussi le portrait. C’est alors qu’en le détruisant, il devient soudainement vieux et qu’il meurt. J’utilise cette histoire pour explorer l’idée du corps et de sa fragilité.
Qu’est ce qui vous a poussé a vous représenter en Dorian Gray?
Quand vous venez d’Afrique et que vous travaillez en Europe, les gens s’attendent à quelque chose d’assez africain, de traditionnel. Alors que vous, comme n’importe qui d’autre, vous vous intéressez à des histoires, vous pouvez vous inspirer de tout ce que vous aimez. Vous savez, je suis né en Angleterre mais j’ai vécu au Nigeria de 3 à 17 ans. Depuis, j’ai vécu en Angleterre et j’ai aujourd’hui 39 ans. Il y a toujours eu une tension entre l’Européen et l’Africain. Il y a encore maintenant une tension très forte dans leurs relations. Dans cette série de photos, le protagoniste tue. Même si c’est l’artiste qu’il tue, n’est-il pas aussi en train de tuer le colonisateur, le créateur de cette nouvelle Afrique ? Est-ce que le peintre n’est pas lui-même le créateur du colonisateur ? Toutes ces métaphores sont donc suggérées, mais bien sûr, j’aime surtout la subtilité.
Qu’est-ce qui est venu en premier, les photos ou les installations ?
Les peintures. Celle que vous avez pu voir dans l’exposition « The Short Century », c’était moi en train de défier l’expressionnisme abstrait, en faisant le choix de ne pas employer de la toile ordinaire sur le châssis. L’étape suivante fut de réaliser les vêtements des gens riches, ces riches colons victoriens, aristocrates, là encore dans le but d’évoquer le colonialisme, mais en remplaçant les étoffes classiques par des pagnes imprimés. Ensuite, j’ai commencé à couper les têtes des mannequins en référence à la révolution française
(rires).
L’histoire du tissu pagne imprimé est bien sûr signifiante aussi. Vous savez qu’il a été fabriqué par les Hollandais de Lisco, du nom de l’usine. Ils l’ont d’abord fabriqué pour le marché indonésien, mais les Indonésiens n’aimaient pas porter de la production industrielle. Alors ils ont essayé le marché ouest-africain et ça a très bien marché. Donc, j’achète les pagnes au marché de Brixton, à Londres. Certains sont fabriqués à Manchester aussi. Bien que les pagnes aient l’air africains, ils sont dessinés par des Européens qui les fabriquent en Europe. Maintenant, vous avez aussi des versions africaines qui sont fabriquées en Afrique, Et certains passent aussi des commandes, quand ils veulent y mettre le portrait d’hommes politiques importants, par exemple.
J’aime jouer ce jeu parce que, vous savez, quand j’étais dans les écoles d’art, les profs me disaient toujours : « Toi, tu es africain! Pourquoi ne fais-tu pas de l’art africain traditionnel ? » Mais j’ai grandi à Lagos qui est une ville folle et moderne, en écoutant James Brown et Fela Kuti
et quand j’arrive en Europe, ils me disent de produire de l’art primitif ! J’ai vraiment trouvé ça très drôle !
Comment situez-vous votre travail dans le propos global de l’exposition ?
L’ensemble des questions que traite cette exposition consiste à analyser l’histoire de l’Europe en relation avec les autres, c’est déjà le reflet de ma situation personnelle. Je crois donc que mon travail contenait déjà tous ces thèmes.
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