L’Enterrement de Kojo (The Burial of Kojo), du musicien et réalisateur Blitz « Ambassador » Bazawule a été présenté pour la première fois à New-York le 21 septembre 2018 au Urban World Film Festival où il a obtenu le grand prix, de même au festival du film africain de Louxor en mars 2019. Il est maintenant disponible sur Netflix. S’inscrivant délibérément dans la recherche d’un nouveau paradigme et de nouvelles formes dans les cinémas d’Afrique, ce premier long métrage fascine par la richesse de son imaginaire.
Né à Accra (Ghana) et basé à New-York, Sam Blitz Bazawule (nom de scène : « The Ambassador ») est un rappeur renommé (cf. sur youtube). Son approche du cinéma est inséparable de celle de sa musique : ce premier long métrage tourné au Ghana avec un petit budget et une équipe locale ressemble à une danse hip-hop, multipliant les angles et images surréalistes, jusqu’à inverser parfois l’image comme on danse sur la tête dans le hip-hop pour prendre le monde à l’envers et rechercher le déséquilibre en refusant l’assise. Cette inversion du regard et cette déstabilisation du spectateur procèdent d’une volonté de renouveler la façon de représenter le réel et le ressenti africain.
Comme il l’explique dans notre entretien, Blitz Bazawule a centré son film sur la culpabilité, celle d’un père qui aimait la même femme que son frère mais les ont tous deux tué dans un accident de voiture lors de leur mariage, celle de sa fille qui cherche à comprendre son père. Plutôt qu’une narration classique, il prend le parti de se placer dans l’imagination de la petite fille, ce qui occasionne toutes sortes d’images qui se bousculent, sur la base d’un conte raconté par la grand-mère autour d’une noire corneille et d’un oiseau sacré.
Sans dévoiler une histoire aux nombreux rebondissements, disons qu’elle agit comme thérapie pour la jeune fille dans un pays où il n’est pas courant de pouvoir avoir cet accompagnement. L’eau domine, territoire du subconscient, tandis que la voiture brûle : cette image qui ouvre le film en résume la teneur. Deux frères s’affrontent, comme dans la Genèse, mais leur souci est moins l’héritage que la femme qu’ils convoitent, comme dans Puebla mi amor, une telenovela qui formate les sentiments. Les entrepreneurs chinois, nouveaux colons, exploitent et polluent, puis abandonnent la mine d’or. Entre la mort et la vie, chacun cherche un espace de survie.
Vous êtes membre fondateur de l’African Film Society, un lien fort avec l’histoire des cinémas d’Afrique ?
Oui, je suis réalisateur, producteur et musicien, mais une autre de mes activités, c’est l’African Film Society. Elle a été fondée à Accra, au Ghana et l’idée principale est de faire ce lien… Ce serait très compliqué de faire un film comme The Burial of Kojo si le public ne connaissait pas l’histoire du cinéma africain. Parce que, bien évidemment, je ne suis pas l’inventeur du langage, j’ajoute à peine du vocabulaire. Et je ne pourrais pas ajouter du vocabulaire si je ne connaissais pas moi-même le langage et le public ne comprendrait pas le vocabulaire s’il ne connaissait pas le langage.
Ce langage a été créé il y a 40 ou 50 ans. Ousmane Sembene, Djibril Diop Mambety, Safi Faye, Kwaw Ansah… Ces personnes ont, dans des circonstances très compliquées, été capables de créer un langage cinématographique très spécifique et pour cela, nous avons créé une association appelée Classics in the Park, qui fut un excellent moyen d’éducation pour moi mais également pour la population ghanéenne. Ainsi, quand un film comme The Burial of Kojo sort, un film vraiment non linéaire, avant-gardiste et africain dans ses sensibilités et ses perspectives, les gens peuvent dire : « tiens ça me rappelle ce que Kwaw Ansah a fait avec Heritage Africa, ça me remémore La Noire de… », etc. L’African Film Society a trois ans. Nous l’avons fondée nous-mêmes au Ghana, nous cherchons à l’étendre à plusieurs autres pays africains. Nous voulons aussi nous assurer que non seulement des Ghanéens mais aussi par exemple des Sénégalais aient une idée du cinéma africain anglophone des années 60, et que des gens au Kenya aient eux aussi une idée du cinéma africain anglophone des années 60. Nous cherchons à populariser les films des années 60 aux années 90.
Vous évoquiez Kwaw Ansah. J’avais il y a longtemps animé un atelier d’une semaine à la NAFTI, l’école de cinéma d’Accra, sur la critique cinématographique. J’en avais profité pour interviewer Kwaw Ansah dans ce bâtiment exceptionnel qui abrite sa chaine de télévision. Je l’ai interrogé sur les films ghanéens et il a répondu : « Nous étions vraiment contre Hollywood et maintenant nous ne faisons que du juju, du juju, du juju ! ». Il faisait référence à l’influence des films de Nollywood et leur copie au Ghana. Alors qu’en fait, les étudiants de la NAFTI étaient formidables. C’est un des meilleurs niveaux que j’ai rencontré dans les différents pays d’Afrique où j’ai animé ce type d’atelier. Les étudiants savaient vraiment analyser les films. Et je me réjouis aujourd’hui de voir d’excellents films ghanéens comme le vôtre ou Keteke de Peter Sedufia, en compétition au Fespaco. Une nouvelle génération. Qu’est-ce qui a permis cela ?
Je pense que c’est une sorte de résurgence qui arrive tous les 30 ans : un groupe veut soit changer soit actualiser une formule. Je pense que nous faisons partie de cette voix. L’environnement a à peine changé. Nous n’avons toujours pas de chaine de distribution. Nous n’avons clairement pas les financements nécessaires. Mais notre avantage, c’est que nous sommes à l’ère des nouveaux médias, ce qui réduit les obstacles. Quand le directeur artistique installe notre caméra avec quelques lumières, nous pouvons faire un film de haut niveau. Ce n’était pas le cas ces 20 dernières années. Nous avons essayé de faire du numérique et ça a été une horreur, parce nous n’avions pas la bonne technologie.
Cette technologie nous ouvre les choses en termes techniques mais aussi d’accès à de nombreux films, à ne nombreuses histoires, via les abonnements aux sites de VOD. On peut voir ce que font les autres, l’internet permet de voir les coulisses, comment quelqu’un a obtenu telle ou telle séquence… Si bien que même sans études, je peux étudier chez moi et je peux avoir la même capacité technique qu’un autre homme. C’est très récent, à peine une dizaine d’années. Nous restons cependant des imitateurs. Je pense qu’à présent, il est temps de se faire entendre. Nos films peuvent être décolonisés à présent, ce qui n’était pas possible avant. Parce que si vous voulez faire un film à 100 000 US$, personne autour de vous n’a cet argent. Il fallait trouver des investisseurs européens ou des financements de guichets européens ou des ONG. Cela entravait notre autonomie.
La nécessité posée d’opérer la post-production en Allemagne ou d’embaucher une équipe française, toutes ces stipulations ne sont pas gratuites, il nous faut sacrifier quelque chose. Les choses ont changé mais je ne dis pas que c’est facile. Cela reste nécessaire, mais vous pouvez créer votre propre chemin et vous pouvez trouver votre propre public. C’est ce que The Burial of Kojo était amené à faire.
Quand vous dites « imitateurs », c’est dans le sens de copier le style de quelqu’un d’autre ?
Oui, tout à fait.
Il y a donc quelque chose à enterrer ! Cela nous amène à L’Enterrement de Kojo. Pourquoi un tel titre ?
Tout d’abord, The Burial of Kojo sonnait poétique. Parce que le film parle de l’enterrement physique et de l’enterrement du subconscient. Mais je voulais également nommer Kojo dans le titre parce que je veux normaliser. C’est le problème avec les réalisateurs africains, nous sommes complexés. Ça vous fait vous dire « oh, c’est trop africain », ça ne peut pas évoluer. Cela commence par le titre et ensuite c’est dans le monde entier et ça fixe les choses. Nous voulons que ce que nous sommes soit valide et mondial. Un film qui s’appelle Michael Clayton, c’est aussi légitime que The Burial of Kojo.
Dès le tout début, la petite fille réfléchit à ses origines et commence à expliquer sa vie en voix-off, d’une façon assez littéraire. Avez-vous écrit le scénario ou bien est-ce une adaptation ?
Non, c’est original, ce n’est pas une adaptation.
Dans le film par contre, l’histoire est une adaptation.
Oui, tout à fait. L’histoire est intéressante parce que c’est une adaptation de sa vie mais le film n’est pas une adaptation. Je tire le meilleur des deux parties. Parce que j’ai pu m’approcher de la tradition littéraire africaine qui, selon moi, est plus vaste et plus robuste que le cinéma. Bien évidemment, la littérature n’a pas les problèmes de financement du cinéma. Cela ne nécessite qu’une personne devant un ordinateur ou une machine à écrire. Mais dire que l’édition est simple serait autre chose ! Leur dernière étape est ma première étape. Je dois débuter comme les écrivains par l’écriture du scénario. Alors, bien sûr, les auteurs africains sont bien plus libres d’explorer la narration, d’explorer la magie, les histoires non linéaires, les histoires traditionnelles, etc. que les films. Parce que pour un film, on a une équipe, on a un budget et personne ne veut parier sur quelque chose dont il n’est pas sûr. C’est pour ça que tous nos films tentent de tacler la même chose en espérant que quelqu’un réussisse.
Avec la littérature, on n’a jamais ce problème. Il nous faut dès lors atteindre la liberté de la littérature et l’utiliser comme étendard pour le film. Cela me permet d’être expérimental parce que la plupart des livres que j’aime sont expérimentaux. Cela me permet aussi de cadrer le film dans un contexte que la plupart des gens comprendront parce que notre monde est très familier de la littérature africaine.
Pourquoi est-ce important d’être expérimental aujourd’hui ?
C’est très important d’être expérimental parce qu’on doit créer de nouveaux paradoxes et on ne peut pas en créer sans expérimenter. Je pense que le monde ne songe qu’à une narration hyper réaliste par rapport à l’Afrique. Je pense que bien d’autres groupes sont libres de s’imaginer dans le futur, de s’imaginer dans le passé. Alors qu’on demande à l’Afrique de n’être qu’un arrêt sur image. Et je pense que c’est injuste pour tout peuple d’être enfermé dans ce genre de piège temporel duquel, en réalité, tous les autres groupes sont libérés.
Je crois que ça n’est pas seulement lié au cinéma. C’est au sein même de notre système universitaire, de notre musique, de beaucoup de choses. On ne nous donne pas la liberté de dire « ceci est mon imaginaire et c’est là que je veux aller, et ceci est mon passé et c’est ainsi que je veux être imaginé. » A chaque fois, on veut voir… Oui, je pense que c’est un fardeau injuste à porter pour n’importe qui, les Asiatiques, les Noirs, les Blancs, les Hispaniques. Je pense que chaque personne devrait être libre. Si je veux raconter une histoire qui est un arrêt sur image, d’accord. Mais je veux pouvoir également raconter une histoire imaginaire et futuriste parce qu’alors on peut inventer un langage autour duquel on se rassemblerait dans le futur.
Je pense que c’est ce qui fait qu’on continue avec le cinéma, on crée de l’empathie. Et si je dois uniquement gérer des situations réelles, ça pourrait ne pas être toujours positif. Comment imaginer un futur qui soit plus positif, autour duquel le monde pourrait voir ce même futur et s’y identifier avec moi ? Du coup, pour The Burial of Kojo, nous avons pris beaucoup de libertés créatives pour étendre la sphère du cinéma africain tout en impliquant les paradigmes culturels, traditionnels du passé, pour être sûr de ne pas s’écarter de ce qui nous donne malgré tout un point de vue africain. Mais nous avons besoin d’être libre. C’est primordial pour tout artiste, on ne devrait jamais être enfermé dans un piège temporel. C’est pourquoi, nous avons été très clairs en commençant ce film.
Vous parliez de Djibril Diop Mambéty. Est-il pour vous une influence importante dans votre approche ?
Absolument. Touki Bouki c’est la liberté ! Et, encore une fois, pour moi c’est un processus très compliqué. On prend 40 à 50 personnes et on les fait traverser pour certains les moments les plus difficiles de leur vie, autant physiquement qu’émotionnellement. On prend des acteurs, et on leur demande d’être ce qu’ils ne sont pas. C’est un métier très difficile, et pas seulement pour ceux devant la caméra mais également pour ceux qui sont derrière. Et je pense qu’en fin de compte, tout ce que nous recherchons, ce sont des moments vrais et de liberté. Et ça me rend très triste quand je regarde un film et que je ne vois pas de liberté. C’est chronophage et douloureux pour que ça fonctionne, on ne réussit pas à tous les coups mais si c’est un échec, on repart sans avoir sacrifié sa liberté d’expression. Ce serait stupide de vous emmener dans un faux monde. Pourquoi voudrais-je vous faire perdre votre temps pendant 90 minutes ? Touki Bouki représentait pour moi la liberté la première fois que je l’ai vu, il ne suivait aucune règle, je n’ai pas tout compris et je ne comprends toujours pas tout et c’est tant mieux ! Sincère, honnête, engagé, il continue d’impacter les cinématographies africaines.
A l’époque de Touki Bouki, le hip-hop n’existait pas.
En effet.
J’ai l’impression que la liberté de votre film se situe dans le hip-hop, dans son esthétique comme dans son tournage. Vous êtes un artiste de hip-hop, comment faites-vous le lien ?
Eh bien, c’est tout à fait primordial. C’est comme dans Touki Bouki. Je connais la musique mbalax du Sénégal et je sais que ce film a un rythme de mbalax. La musique influence énormément le rythme, le tempo. On voit en regardant un film que le réalisateur aime le jazz. Il peut ne pas y avoir de jazz dans la bande-son mais vous savez que certains éléments en viennent. Je fais un genre de hip-hop très spécifique qui est africain et qu’on appelle « hiplife » au Ghana, inspiré du highlife et brassé au hip-hop, au funk et au dancehall. C’est donc naturellement que je vais faire des films comme un musicien de hip-hop africain, avec ma sensibilité. Le hip-hop, c’est la culture du sample. Au Brésil, il est souvent basé sur la samba ou la MPB (musique populaire brésilienne). Au Congo, il est basé sur la rumba. Au Ghana, c’est le highlife. On sample sur des travaux plus anciens. Et réaliser The Burial of Kojo est autant que possible une expression du sample. C’était du sample personnel parce que le scénario était samplé, le premier montage était samplé. Ensuite, on revient, on le met dans l’usine à drame et on s’amuse jusqu’à ce qu’on l’ait réinventé. C’est quelque chose qui est également primordial selon moi, très spécifique de la musique africaine, que ce soit sur le continent ou dans la diaspora. On peut en trouver dans l’afrobeat, dans le highlife, dans le jazz, dans le blues, c’est la spontanéité. La spontanéité est très naturelle pour les narrateurs africains. Au Ghana les histoires n’étaient jamais écrites : on racontait la même histoire cinq nuits de suite, les personnages évoluaient en chemin et ça continuait à avoir du sens quoi qu’il en soit.
Je ne voulais pas m’enfermer dans un standard européen de réalisation de film ou de musique. Nous sommes différents. Il faut faire de la place pour nos différences. Mais le monde est déséquilibré dans le respect du point de vue de chacun. On se réfère constamment à la norme européenne. Ce sont les Européens qui ont fondé les écoles, ce sont eux qui ont trouvé les fonds et du coup, en tant que réalisateur africain, vous êtes pris dans une trajectoire compliquée. Je pense que notre voix doit être distinctement africaine, en accord avec notre spontanéité. Il est dommage que le monde ne bénéficie pas de cette magie de la spontanéité que les Africains peuvent amener, et pas uniquement au cinéma. Nous sommes toujours en train de prouver notre humanité au lieu de simplement contribuer au monde.
Un exemple. Je suis un grand fan de football. Du coup, pour moi, l’Italie en 1990 a été un tournant dans ma vie personnelle. Je me souviens avoir vu pour la première fois Roger Milla dans l’équipe nationale camerounaise en Italie. Si vous vous souvenez, c’était aussi avant que beaucoup de joueurs africains ne jouent en Europe. En réalité, cette équipe camerounaise de 1990 a changé la trajectoire du football africain. Pourquoi ? Parce qu’auparavant, les équipes africaines n’avaient que peu d’influence en coupe du monde. Très peu de liberté leur était donnée et ils avaient des coachs qui ne comprenaient pas le jeu. Il fallait que nous soyons toujours dans les standards européens de jeu, nous perdions toujours. Les Sud-Américains avaient déjà trouvé leur style et gagnaient des coupes du monde. Arrive ensuite 1990 quand les Africains ont décidé de jouer du football africain. Nous ne savons pas ce que c’est, ce n’est pas dans les livres. Nous ne connaissons pas les algorithmes pour savoir où va la balle. Nous ne connaissons pas le 4 – 4, nous ne connaissons pas le 4 – 5, toute la technique. Mais nous savons que nous avons la magie. Et souvenez-vous de cette coupe du monde. Elle a ouvert au monde une nouvelle perspective. Abedi Pelé, Paul Wea, etc. ont fini par éblouir le monde car ils ont eu le droit d’être africains sur la scène mondiale. J’espère que The Burial of Kojo va être l’équipe camerounaise de 1990 quand on a vu ce qu’était la liberté.
Mais c’est un film sur la culpabilité. Pourquoi vouliez-vous aborder ce sujet ?
Parce que je pense que la culpabilité est le noyau des émotions humaines. Nous ne traversons pas tous des événements tragiques que nous regrettons dans notre vie mais nous avons tous des regrets. Vous savez, on regrette la femme qu’on n’a pas épousée, on regrette le travail qu’on a laissé passer. On a des regrets et parfois, des regrets nait la culpabilité. On se sent coupable parce qu’on a laissé tomber une personne ou une autre. Mais pour Kojo, mon objectif était simplement de montrer ce qui se passe quand on n’a pas d’exutoire à sa culpabilité : ce qui se passe dans le psychisme humain, ce que l’on crée dans son esprit à cause de sa culpabilité et qui devient réel.
Sur le continent africain, la thérapie est réservée aux riches. S’il vous arrive une tragédie, à qui parlez-vous ? C’était le problème de Kojo. Sa fille se sent coupable aussi : elle essaye de prévenir son père mais il ne l’a pas écoutée. La mère se sent coupable de l’avoir amenée en ville. Le flic se sent coupable parce qu’il n’a pas pris le problème au sérieux au début. La culpabilité a différentes facettes tout au long du film et mon problème était de la rendre visuellement parlante.
Vous avez pour cela utilisé un grand nombre de symboles.
Je crois beaucoup au symbolisme, c’est une autre caractéristique africaine. Nous avons des symboles pour tout : ce que l’on porte, ce que ça signifie, ce que l’on ressent. C’est pour cela que j’ai utilisé l’eau comme symbole de ce à quoi la culpabilité pourrait ressembler : de l’eau saine qui pourrait purifier comme il est dit dans le dialogue d’ouverture. Mon père m’a appris que l’eau pouvait laver le passé, ce qui lave sa culpabilité. Mais cette même eau peut vous noyer. Du coup, si on observe la vie du jeune Kojo et comment il a failli se noyer, à chaque fois qu’il va dans l’eau, il en en ressort avec une nouvelle révélation. Il voit l’oiseau qui est mort dans l’eau quand il émerge. Nous avons fait en sorte que l’eau soit toujours présente.
L’eau est effectivement une constante du film mais agit aussi comme révélatrice en termes de subconscient.
Absolument, oui. Photographier de l’eau, pour moi, c’est merveilleux. Si l’eau est calme, le personnage aura l’air calme. Dans la séquence d’ouverture par contre, il dit qu’il est arrivé mais l’eau est agitée. Quand Kojo rencontre sa femme et que les nénuphars s’éclairent, ils sont dans l’eau et l’eau est calme, il n’y a plus de vagues. Quand Kojo se fait baptiser, l’eau est sale, trouble. Elle représente son état d’esprit. Dans d’autres scènes, on ajuste les couleurs dans le cadre : violet, bleu… C’est très physique comme moments, ce n’est pas de l’eau claire. Beaucoup de gens ne comprendront pas, mais n’est pas un drame parce que le subconscient est toujours en train de travailler : on ne sait pas pourquoi mais ont sait que quelque chose a du sens, on le sait.
Il se passe quelque chose.
Oui, il se passe quelque chose. Il me fallait gérer cette subtilité. On en revient aux histoires de ma grand-mère, où rien n’est littéral, rien n’est linéaire. Mes frères et sœurs en avaient des interprétations différentes. C’est complètement personnel. Cela dépend de vos obsessions, de ce que vous aimez, ce que vous n’aimez pas, cela reste incertain. Parfois, elle présentait un personnage ni bon ni mauvais, mais il fallait le rendre bon ou mauvais. Et Kwabena, le grand frère, est un exemple de ce genre de personnage. On a besoin qu’il soit mauvais et il se révèle plus complexe. C’est votre liberté.
Mais il y a conflit.
Oui.
Au départ et sur l’affiche, une voiture est en train de brûler.
Oui.
Dans l’eau.
Oui.
Cela connote un conflit profond.
Absolument. Vous savez, j’ai étudié le marketing et la publicité à l’université. Je sais à quel point la communication est importante. Combien de mauvais films avez-vous vu alors que vous pensiez qu’ils étaient bons an voyant l’affiche ou la bande-annonce ? Mais on voit aussi de bons films dont l’affiche est poétique. Cette voiture qui brûle en bord de mer avec Kojo montre sa dépossession. Si vous n’avez pas vu le film, c’est cela que vous voyez, il fallait que ce soit ça.
Pourquoi avez-vous choisi une petite fille plutôt qu’un petit garçon ? Vous êtes un homme…
En effet, en effet, je suis un homme et ç’aurait été plus naturel. Je ne cesse de revenir aux histoires de ma grand-mère. Tous les personnages puissants étaient des femmes. Je ne sais pas pourquoi, peut-être qu’elle était cette petite fille, vous savez. J’ai toujours trouvé, et surtout pour les filles noires, qu’on ne se concentrait pas assez sur elles dans le cinéma et encore moins dans le cinéma africain. J’imagine que la situation serait plus banale entre un père et son fils, avec le père qui essaye de l’élever pour en faire la personne qu’il voudrait lui-même être. Ç’aurait été banal mais je ne pense pas que cela aurait fait un mauvais film. Je pense qu’il y avait une dynamique en plus avec un père et sa fille parce que c’est aussi une relation qu’on ne trouve pas beaucoup dans la culture populaire en général ni dans la culture ghanéenne
Lorsque dans le dialogue d’ouverture dans le canoë, elle dit qu’elle veut rester quand il dit qu’il sent qu’il va partir, elle lui répond : « laisse-moi, je me transformerai en vent, je disparaitrai dans la nature et je te trouverai. » C’est le personnage de ma grand-mère qui était tellement sage et en avance ! Et je pense qu’il est nécessaire que mes films représentent ce genre de personnages. Parce qu’on sait aussi ce que la société fera à une jeune fille quand elle va vieillir, cette intuition, cette magie et cet optimisme auront du mal à survivre. Durant le film, il sera rappelé à sa mère qu’elle aussi avait de l’intuition et savait ce qui était juste et ce qui ne l’était pas. Cette intuition est essentielle : il fallait que je la raconte de plusieurs points de vue et, dans ce sens, cette petite fille était le vecteur parfait pour pouvoir transmettre ce récit.
La telenovela Pueblo Del Mar fait écho au problème entre frères.
Oui.
On pense à la Genèse, mais dans la Genèse, en fait, c’est plus une question d’héritage.
Oui.
Dans votre film, il y a jalousie, et donc culpabilité, mais la violence est la même.
Oui, le film a également des sous-entendus bibliques. L’histoire de Kojo est comme celle de Joseph qui est jeté dans le puits par ses frères. Parce que la culture ghanéenne et la culture chrétienne sont parallèles, on ne peut pas tourner dans une rue sans voir une église, que ce soit un magasin ou une méga-église. Cela façonne notre vie. Les telenovelas aussi ! Elles sont produites ailleurs mais nous nous les sommes appropriées. Quand j’étais plus jeune, on regardait Acapulco Bay, une telenovela très populaire. Elle a bouleversé nos vies ! Et aujourd’hui encore, notre psychisme est fait des relations dans Acapulco Bay. Je voulais quelque chose de similaire aux consonances bibliques. C’est une histoire de frère qui se retourne contre son frère, mais ce n’est ni Joseph et ses frères, ni Caïn et Abel, ni Jacob et Esaü. Il me fallait rester subtil.
Subtil ?
Subtil. Jamais brutal. Du coup, à chaque fois que je pouvais changer une petite chose pour vous induire en erreur, je le faisais. Parce que je ne voulais pas que vous pensiez : « je regarde quelque chose de biblique… ». Du coup, j’ai amené la femme pour vous embrouiller. Elle pourrait être l’héritage, la richesse, les droits du sang, mais j’ai pris des libertés avec ça parce qu’il était important que je ne fasse pas une stricte réplique biblique. Certes, la rivalité entre frères, c’est le plus vieux motif de conflit de l’histoire de l‘humanité, de même que lorsqu’ils se battent pour l’objet de leur désir. Cela induit le tragique.
A la fin du film, vous donnez la solution. Pourquoi tant expliquer ?
La fin… C’est une bonne question… Je souhaitais être abstrait dans l’histoire. Je voulais que vous cherchiez par vous-mêmes tout au long du film mais je ne voulais pas non plus, que vous quittiez le cinéma encore plus embrouillé qu’en arrivant. Et je crois qu’on l’a fait de la façon la plus claire possible. La petite fille est à la recherche d’une réponse et si nous l’avions laissée sans, nous aurions fait un pas en arrière. Elle a une culpabilité à exorciser, de n’avoir pas pu trouver son père à temps. Le film est une histoire fantastique sur comment ses parents se sont rencontrés, comment elle a commencé à exister, c’est presque biblique la façon dont elle est dans la lumière, les projecteurs derrière elle, la gloire de sa naissance… C’est sa propre vision. Au début, j’avais pensé à implanter le film dans un cabinet de thérapeute, mais ça n’aurait pas été réaliste au Ghana. La façon que nous avons de gérer nos problèmes, c’est à travers notre art.
Traduction de l’anglais : Manon Pou