Tout commence par l’arrivée d’un étranger à Wologizi, ville aux confins des mondes, accablée de chaleur et de poussière. Une arrivée écrite comme on tournerait un plan séquence :
Cela lui prit près d’une heure pour atteindre le fleuve, situé au pied de la montagne. Bien avant d’arriver à le voir, il en entendit le doux gargouillis, comme s’il lui confiait un secret. Contre toute attente, il n’y avait aucun édifice sur les rives du fleuve pour indiquer où finissait un territoire et où commençait l’autre, aucun douanier. En fait, il n’y avait pas le moindre signe de vie, mis à part le cri occasionnel d’un oiseau ou d’un animal solitaire. Même le pont au-dessus du fleuve était négligé (
). Quel genre de ville frontière était-ce donc, s’il n’y avait même pas de frontières clairement définies ? (p. 12)
En quelques lignes, l’atmosphère est située, et l’on pourrait croire que tout est dit. Mais que sait-on de ce qui se dissimule derrière une ville, des paroles qui la tissent, des êtres qui la peuplent, sous l’ombre tutélaire des éléments qui la protègent ? Dans cet endroit intrigant, qui se tient à la marge, rien ne se laisse appréhender selon les codes habituels : Borderland, pays liminal de toutes les expériences possibles.
Ce qui est sûr, c’est que le lecteur est ferré, fasciné et désorienté à la fois et que cette sensation ne l’abandonnera plus. À la suite de William Soko Mawolo, venu enquêter pour le compte de la présidence sur une disparition étrange, le lecteur se perd en conjectures, tâtonne en ce lieu où les apparences sont souvent trompeuses, où secrets et mensonges marchent main dans la main et où tous les codes sont à réapprendre. Entre Kapu, le vieux chef coutumier, Hawa Lambeh, sa femme, Seleh le menuisier, le caporal Gamla et ses miliciens, la trop belle Makemeh, le « Libanais », autre étranger comme lui à la marge, Mawolo se perd
Car dans cette société-échiquier dont il faut savoir manier les pièces, la raison doit se réinventer ou mieux peut-être, faire allégeance ; comme l’indique Makemeh à Mawolo :
Ce dont tu as besoin c’est d’utiliser tes sens correctement dans cette ville, d’ouvrir les yeux. (p. 74)
Et ce sont bien tous les sens que l’écriture de Vamba Sherif met aux aguets : au-delà des regards qui se dissimulent derrière les lunettes noires, de ceux qui épient ou transpercent, il y a, surtout, et derrière le silence inaugural, cet intarissable flot de rumeurs et de chuchotements, ces bribes de chansons, ces murmures qui gonflent jusqu’à prendre des proportions effrayantes :
Ils étaient tous en train d’escalader la colline en direction de la résidence, lorsque William surprit un bruit, faible mais tout de même perceptible, qui lui rappelait les sons qui l’avaient terrifié la nuit précédente. Il se tenait immobile et écoutait : c’était bien cela. Le bruit était porté par le vent, c’était un cri lancinant, plaintif et visiblement désespéré, qui couvrait la rumeur de Wologizi. D’autres sons lui répondaient en chur, formant un chant incessant. Encore une fois, ces bruits étranges et insondables le terrifièrent. (p. 95-96)
À l’envers du jour, la nuit et ses secrets, au revers du village, la présence de la forêt, impénétrable, majestueuse et mystérieuse ; la société secrète du poro, ce qui se dit, et ne se dit pas.
Les montagnes, soudées à l’horizon tout autour de la ville, étaient recouvertes d’un dais de forêts verdoyantes qui s’étendaient à perte de vue. Le spectacle était tellement impressionnant que cela aurait très bien pu être la scène d’un récit mythique, à propos d’une antique cité endormie aux confins de montagnes imposantes, au pied de leurs abords abrupts, abritant un secret qu’elle ne désirait dévoiler. (p. 45)
Dans le flot des histoires qui se mêlent, se tissent et se défont, ce n’est donc peut-être pas une coïncidence que la personne disparue ait été un conteur. Et la ville, enserrée dans son essaim d’histoires comme dans l’écrin de ses montagnes, appartient en effet déjà au mythe. Tout événement du quotidien se transforme et Mawolo ne fait pas exception à la règle. À la fois victime et bourreau, son passage laissera une trace, qui contribuera à l’édification d’un discours qui le dépasse. Cycle de paroles fait pour être transmis, réécrit, redit
pour le plaisir et le frisson de tout lecteur.
Lire également [l’entretien avec Vamba Sherif]Vamba Sherif, Borderland, traduit de l’anglais (Liberia) par Xavier Luffin, Paris, Métailié, 2012, 152 p.///Article N° : 10716