Crépuscule du tourment

De Léonora Miano

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Dans ses œuvres, Léonora Miano évoque la mémoire raturée de la « déportation transatlantique des Subsaharien-ne-s(1) », les conséquences vivaces de la colonisation tant en Afrique qu’en France, la conscience de couleur dans un pays comme la France qui veut être indifférent à la couleur, l’immigration subsaharienne en France, l’expérience afropéenne française. Elle prend pour protagonistes des Subsaharien-ne-s et des Afrodescendant-e-s les inscrivant dans le tumulte des voix du monde, leur place étant encore assignée. Elle est ainsi une des premières, à avoir abordé la conscience afrodiasporique et l’afropéanisme dans la littérature d’expression française. Avec Crépuscule du tourment, son huitième roman, elle continue de marquer ce sillage et donne vie à des voix exclusivement féminines, en fouillant toujours plus l’intime et le politique.

Quatre paroles de femmes se succèdent non sans se faire écho et s’adressent toutes à un même homme qu’on n’entendra pas et qui ne les entend pas. La mère, une femme de la bourgeoisie subsaharienne qu’on appelle Madame. Son statut social de privilégiée qu’elle s’est acharnée à conserver de toutes embûches, finit par la définir. Amandla, la femme qu’il a quitté parce qu’il n’a pas su l’aimer, une « sans généalogie » comme Ixora, celle avec qui il cohabite sans preuve d’amour sinon le fils de cette dernière. Et enfin sa petite sœur Tiki qui se veut libre. Chacune évoquera son histoire personnelle, ses relations familiales et sexuelles, son rapport mère-fille, en l’imbriquant par moment à la grande Histoire : ici celle de l’esclavage négrier et de la colonisation européenne.
La traite des Subsaharien-ne-s et la colonisation sont des thématiques récurrentes dans la création littéraire de Leonora Miano. Les populations subsahariennes et afrodescendantes vivent encore de manière très vivace, avec des enjeux différents, les conséquences de cette Histoire. Elles le sont aussi pour les « Nordistes leucodermes » comme les appellerait Léonora Miano, c’est-à-dire les Européen-ne-s blanc-he-s, se manifestant entre autres par l' »inconscient blanc » : « cette chose désormais ancrée dans l’inconscient blanc, il n’y a pas d’autre mot pour désigner ce virus, cette maladie de l’esprit qui fait que, confronté à une différence superficielle, celle de la couleur, on éprouve le sentiment d’une altérité négative, l’inconscient blanc se reflétait dans les yeux, animait la gestuelle du garçon de café, c’était cette chose qui l’empêcherait toujours de voir en d’autres une image de lui-même, cette chose qui nous fait savoir, à nous, que la nation refuse que nous soyons, nous aussi, son visage » (p.152-153), déclare Ixora, qu’on imagine afrodescendante, née et vivant en France. L’auteure ne nous le révèle pas avec ces mots qu’on utilise quotidiennement, elle créé d’autres termes (qui se retrouvent au fil des ses romans) pour signaler l’espace géographique (Le Nord, Le Continent) ou une appartenance raciale, comme pour se réapproprier le pouvoir de nommer ce qu’on est ou ce qu’on perçoit, se défaire donc des mots imposés : « Afrique », « noir » et par conséquent « blanc ». On nous raconte une histoire à partir d’un espace réinventé même s’il ressemble à la réalité.
« Je sus très tôt que la terre où l’espèce humaine vit le jour s’appelait Kemet. Que nous étions des Kémites. Pas des Noirs. La race noire n’avait été inventée que pour nous bouter hors du genre humain. Justifier la dispersion transatlantique. Faire de nous des biens meubles que l’on achèterait à tempérament. Des bêtes que l’on marquerait au fer rouge avant de les baptiser selon le rite chrétien. Nous résiderions désormais entre l’objet et l’animal. Tel est le sens du nom racial dont on nous affubla. Jamais il ne fit référence à nos trente-six carnations. Je ne comprends pas que nous soyons si nombreux à nous définir ainsi. » (p.82-83)
Amandla, une afrodescendante née sans doute en Guyane française, met en exergue la nécessité de se nommer et donc de se positionner dans le monde, de se réapproprier encore une fois les outils de son émancipation pour déconstruire ces notions héritées de l’histoire esclavagiste et colonial raciste, encore faut-il se poser la question de l’origine des ces mots qui ne sont pas là de toute éternité puisque la création de la « race » au sens moderne du terme, on peut la dater. L’enjeu de la « race » est récurrent pour les Afrodescendant-e-s vivant au « Nord » et aux Antilles encore marqués par les résidus de la société esclavagiste et colonial au sein de laquelle la « race » est un vecteur de hiérarchie et donc de distribution du pouvoir. Pour Ixora et Amandla, cette question traverse leur parole et les habite inextricablement pour quelquefois les obséder : « Découvrir cette histoire c’est l’attraper. Comme une maladie » (p.100). Cependant, il ne faut pas laisser la « race » être le seul rapport à soi et donc aux autres tout en restant conscient-e comment cette dernière continue à beaucoup régir les rapports humains. Ixora en tant qu’afropéenne, donne un nouveau défi de redéfinition à la nation. Amandla finit par s’installer dans un pays de l’Afrique subsaharienne et tente de prendre le chemin de la résilience. Là-bas, on l’appelle « la Blanche » dû à son mode de vie occidentalisé, le mot perdant ici tout caractère racial. En tant qu’afrodescendante, elle est un être hybride habitée consubstantiellement par deux mondes, comme les ex-colonisé-é-s. Iels recréent à partir de leur pertes, de ce qui leur est resté dans l’inconscient (la réinvention de la langue par exemple est un exemple probant) puisque les « possibles (sont) plus vastes encore parce que nous avons survécu » (p.110).
Pour Madame, ces « sans généalogie », ces descendantes d’esclaves subsaharien-ne-s déporté-e-s, ne constituent pas un bon partie pour son fils. C’est d’ailleurs le reproche que font certain-e-s Subsaharien-ne-s aux Caribéen-ne-s qu’on pourrait appeler aussi les « sans-noms » (les migrants nus comme dirait Édouard Glissant). La mère d’Amandla changera son prénom occidental par Aligossi pour ne plus être nommée selon les règles de l’autre. L’ascendance a une importance chez les Subsaharien-ne-s, Madame sait combien la généalogie de sa famille doit être protégée de toute sorte d’opprobres. Madame a un statut social à maintenir et à légitimer. Madame fait partie de cette classe bourgeoise subsaharienne acculturée qui n’a souvent pas transmis la langue et la culture de leurs ancêtres à leurs enfants. Madame parle la langue du colon, le français, sans le triturer, le malmener. Elle recourra à sa langue dans un moment de désarroi total raconté par sa fille Tiki. Pas de filtres dans ces moments-là, on est soi. La langue est un vecteur sensible d’une identité. La colonisation en imposant sa langue a bouleversé la manière de se dire au monde pour les colonisé-e-s. Les ont coupé d’une matrice qui n’est pas la leur. On entrevoit avec Madame, cette classe bourgeoise subsaharienne issue de la colonisation (le père de Madame était un administrateur colonial) qui a adopté tous les codes du colon et qui perpétue l’aliénation. Une mémoire subitement coupée du lieu qui l’a nourrissait : ce « vide qu’il nous faut affronter avant d’espérer le combler n’est pas absence de matière. Il est le constat de l’inanité des matériaux mis à disposition, de part et d’autre, pour donner corps à ce que nous sommes au profond, s’il était utile que cela prospère (p.259) » dit Tiki à son frère. Iels sont seuls. Face à la disparition d’un monde connu qu’ils ne connaissent pas. Comment continuer ? Elle lui dit encore : « On ne conquiert jamais sa propre culture, on doit la recevoir ou ne jamais la posséder, donc ne pas lui appartenir non plus. (p.258) » au sujet de leurs parents qui se sont sans doute demandés : pourquoi transmettre à nos enfants notre culture ancestrale qui a failli, qui n’a pas réalisé de grandes cathédrales ? Tiki « accepte (donc) l’obscénité de ce qu’ils sont), (leur) monstruosité et ne comprend pas les batailles qui (lui) semblèrent nécessaires pour s’en extirper » (p.260). Dio, le frère, le fils, l’amant, n’assume pas d’appartenir à une famille qui est à la fois le bourreau et la victime, ce passé familial qui compte son grand-père collaborateur. L’estime qu’il n’a pas pour lui, lui fera recourir à la violence, qui est souvent dirigée sur les femmes. Les hommes afrodescendants et subsahariens auraient à inventer une nouvelle manière d’être « homme » tant leur « masculinité » est mis à mal par la situation politique de leur territoire colonisé dont ils n’ont pas le contrôle et par le fait qu’ils sont en position de minorité. Pour l’instant, ils restent dans la dynamique sexiste qui veut que le virilisme se manifeste par la soumission de la femme : Dio et son père en sont les exemples dans le roman. Tiki justement, à l’inverse de son frère, voit dans ce grand-père, un homme qui s’est trompé certes mais qui a agi dans ce qu’il croyait être bon. Peut-être parce que c’est une femme et qu’elle porte moins l’héritage des hommes. Par contre elle porte l’héritage sa mère qui s’est fait battre par son mari et elle n’arrive pas à présent, à aimer un homme qui l’aimerait.
Pouvoir entendre ces voix exclusivement féminines est un acte politique tant elles sont marginalisées, même si elles sont fictionnelles et peut-être surtout parce qu’elles sont fictionnelles, la représentation jouant ici un rôle symbolique. De plus en tant que femmes et afrodescendantes et/ou subsahariennes, leur audibilité est encore plus limitée. Elles donnent une nouvelle énergie et un autre point de vue de la grande Histoire faite et racontée par des hommes. Leurs rapports aux hommes d’ailleurs sont souvent problématiques : la figure du père absent pour les Afrodescendantes, Tiki qui les utilise pour ne pas les aimer, Madame qui subit les coups de son mari. Elles essayent de s’accepter, d’accepter par là même leurs désirs (l’homosexualité, l’amant sans obligation de relation sérieuse) et leurs corps : « Where there is a woman there is magic ».
Le crépuscule du tourment est donc en soi, une part de divinité qui est en chaque être humain pour se relever, soigner ses plaies, commencer le début d’une nouvelle ère, s’accepter pour se réinventer. Dans d’autres titres de romans de Léonora Miano comme Les aubes écarlates, Contours du jour qui vient, il y a cette idée que dans l’ombre se trouve le renouveau, que dans le « vide il n’est pas absence de matière » :
« L’ombre et la lumière ne sont pas si disjointes qu’il nous plait souvent de le penser. Elles sont l’envers et l’endroit d’une même étoffe (p.115) ».

(1) L’impératif transgressif. De Leonora Miano.///Article N° : 13722

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