Déconstruire la masculinité hégémonique c’est déconstruire les hiérarchies et les normes

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L’un est chercheur, militant panafricaniste, auteur de Africa Unite !, l’autre est comédien. Amzat Boukari-Yabara et Yann Gael font partie des contributeurs de Marianne et le garçon noir, ouvrage dirigé par Léonora Miano. Le lancement a lieu le jeudi 21 septembre, à Bobigny, à la MC93.

Afriscope. Est-ce que vous aviez déjà réfléchi à cette notion de « masculinité » ? Comment performez-vous votre masculinité résiliente ?
Amzat Boukari-Yabara (A.B-Y.). Ce qui m’a intéressé, c’est en quoi cette notion de la masculinité pose une question militante en termes de recomposition des rôles entre l’homme et la femme. Comment dans son parcours de militant, on va croiser des masculinités diverses et adapter la sienne. La notion de résilience, pour moi, renvoie au retrait, se retirer d’une masculinité visible. J’ai une approche très détachée, très distante de tout ça. Qui passe par la recherche d’une philosophie de vie, par la mise en avant de l’humour, de l’ironie, de l’écriture, tout ce qui permet en fait d’expulser ce qu’on a en soi.
Yann Gael (Y.G.). J’ai l’impression que, dans mon parcours, j’ai toujours été obligé de la déconstruire, pour en comprendre l’articulation. Ça a réellement pris un sens quand je suis entré dans la vie active puis dans mon métier de comédien. La compétition entre hommes, le rapport hommes-femmes, le double langage, les doubles-standards, le plafond de verre, le tabou racial et l’impensé colonial. C’est tellement de violence qu’on se prend sur le corps, qu’on est sommé d’encaisser, que pour pouvoir trouver la paix, on est obligé de rendre ses agressions à l’envoyeur, ou d’analyser le mécanisme, l’origine de cette violence qui nous explose à la figure. Voilà… C’est par instinct de survie que j’ai commencé à la déconstruire. Avec le recul, à l’endroit où nous sommes, noirs en France, l’activisme, le militantisme des Afros, c’est beaucoup d’instinct de survie.

 

Selon la sociologue Raewyn Connell, le néolibéralisme, la colonialité et la notion de masculinité sont interdépendants. Comment cela s’articule pour les hommes noirs en France hexagonale selon vous ?
A.B-Y. L’un des enjeux est de questionner l’articulation politique de l’identité des hommes noirs en France. Je pense à la manière dont la marginalisation de la masculinité noire participe de la dépolitisation des hommes noirs. Cette marginalisation est liée au fait qu’on est face à un État, un système, qui agite tout le temps la menace du communautarisme. Si les hommes noirs arrivaient à articuler politiquement leur identité, ils apporteraient des réponses panafricaines : des hommes noirs de la France hexagonale seraient amenés à faire des alliances avec des hommes noirs de la Caraïbe et du continent africain. Ensuite, le néolibéralisme dépossède l’État de ses instruments. Le dernier espace dans lequel il peut être souverain, c’est le secteur régalien : l’école, la police, la justice. Des institutions qui prennent souvent en grippe des jeunes hommes noirs. Ou des institutions qui travaillent dans le social ou les médias, où s’opèrent l’instrumentalisation et la construction de stéréotypes. On a un contrôle extrêmement fort de la masculinité noire qui se manifeste en même temps par le chômage, la non-qualification professionnelle, le maintien dans des logements insalubres, etc. On voit bien à quel point le néolibéralisme et tout ce qu’il recouvre participe à un maintien des hommes noirs dans une situation qui est faite d’impasses à tout point de vue.

Que recouvrent les violences policières contre les hommes noirs dans le continuum colonial ?
A.B-Y. L’État français n’a jamais renoncé à son projet de domination coloniale et raciale. Cela s’inscrit dans son ADN d’un point de vue de la domestication de la masculinité noire. Soit en la contraignant par la force, en l’humiliant, ce sera effectivement les violences policières en France et les interventions de l’armée française en Afrique, ou alors en l’instrumentalisant : les vigiles noirs, les gardes
du corps noirs. Ce sont des choses symboliquement très violentes. Le rôle d’un vigile noir qui suit chaque jeune homme noir entrant dans un magasin n’est pas anodin. Quand on envoie des policiers réprimer les mouvements sociaux aux Antilles, des Blancs mater des Noirs, il y a quelque chose de profondément colonial. Quand on sait que la police admet dans ses effectifs une grande propension de fascistes et de néo nazis, on peut s’interroger sur les modalités de recrutement de cette institution qui ne profite pas à la société française du point de vue de sa « diversité ».

Que pensez-vous des féminismes décoloniaux et intersectionnels qui remettent en cause les rapports sociaux basés sur l’interaction entre race / genre / classe (pour ne citer qu’eux) ?
Y.G. C’est positif. Les femmes sont occupées, très justement, à redéfinir leur place dans la société. Inévitablement, en tant qu’homme, il faut qu’on accepte d’être remis en question. Car malheureusement, on ne fait pas suffisamment ce travail. En tous cas, il n’y a aucune raison de se sentir menacé. Le racisme ce n’est pas juste « ah j’aime pas les noirs ». Ça, beaucoup ne veulent pas le comprendre. Il y a des gens qui ont peur de perdre leurs privilèges, et pas que les gens en cagoule blanche. Quand je vois les réactions face aux féminismes décoloniaux et intersectionnels, je me dis que tout le monde ne veut pas l’égalité.
A.B-Y. J’ai été invité à la soirée d’ouverture du festival Nyansapo. C’était intéressant puisque nous étions peu d’hommes. On était invisibles et insignifiants. En ce sens, je voyais des femmes noires qui parlaient librement en sachant qu’il n’y avait aucun homme autour. Ça donnait un autre regard sur cette question de la non mixité à laquelle j’adhère sur le plan stratégique. Je sens dans l’afroféminisme, comme disait Yann, une sorte de miroir qui est tendu aux hommes noirs. Dans ce miroir, tout est fait pour qu’on se pense, qu’on se perfectionne afin de croiser, combiner les luttes plutôt que de les cumuler. Je suis historien et militant panafricaniste. Et parfois entre l’afroféminisme et le panafricanisme il y a des tensions alors que ces mouvements sont plus proches qu’on ne le croit. Le panafricanisme a l’image d’un mouvement macho où la masculinité est parfois exacerbée. Alors que dans l’histoire du panafricanisme, il y a des femmes qui ont mené, inspiré des luttes. Pour ma part, je m’inscris plus dans ce que j’appelle « l’afro-sensibilité » c’est-à-dire la capacité d’écouter, de comprendre, avoir à la fois de l’empathie et de la distance. Développer des approches inclusives qui ne sont ni frontales ni intrusives. Concernant, les féminismes décoloniaux, là aussi je trouve que ce sont des travaux intéressants dans la déconstruction des normes, des catégories, des hiérarchies. C’est intéressant quand elles réfléchissent sur d’autres pensées du socialisme révolutionnaire mais je ne suis pas totalement convaincu. Il y a une approche trop installée, occidentalisée, et pas assez connectée à la fois avec la lutte des femmes et des hommes noir.e.s prolétaires en Occident ou avec les luttes en Afrique. Pour moi, le statut des Noir.e.s de France on peut le régler aussi en travaillant des situations africaines et caribéennes. Ce n’est pas une critique des féminismes décoloniaux ou de l’afroféminisme mais plutôt dire qu’il y a du potentiel, il faut l’utiliser intelligemment.
Y.G. Faisant partie d’une minorité de la population, ça m’embêterait d’autant plus d’avoir des comportements problématiques vis-à-vis d’autres minorités. Ma mère est une femme brillante et indépendante. J’imagine que ça joue dans mon rapport aux femmes et à leur émancipation. Je ne peux pas imaginer ce que les personnes en situation de handicap vivent. Mais il faut les écouter pour pouvoir changer, améliorer, nous améliorer.
Et c’est la même pour toutes et tous les autres. On peut faire mieux. Alors faisons mieux.

Comment envisagez-vous la paternité ? Quelle parentalité décoloniale voudriez-vous mettre en place ?
Y.G. : La parentalité c’est la transmission. Mais on ne peut transmettre que ce qu’on a. Je mets l’Amour et l’Estime de soi devant. C’est difficile de lutter contre la réécriture permanente de l’Histoire mais montrer aux enfants le continent Africain à sa vraie taille sur les cartes du monde, les y emmener, qu’ils sachent d’où ils viennent, et qu’ils ne perçoivent pas le monde par la fausse lucarne de la télé. Transmettre et poursuivre les mémoires des histoires, connectées, africaines, afrocaribéennes, afropéennes, afroaméricaines. Qu’ils aient accès à des histoires avec des personnages qui leur ressemblent. Je pense que c’est aider les enfants à se construire indépendants et critiques et constructifs. Ce qui est drôle car c’est sans doute le Rêve Français au fond (rires). Le travail qu’on fait aujourd’hui est très important. Et ça commence par nous. Nous aimer et travailler à nous aimer. La parentalité décoloniale je l’envisage à travers des choses concrètes, c’est tellement une grande entreprise… Ça passe par des petites choses… Si ta fille veut une chambre bleue et faire du skateboard, bah, vamos (rires). Il ne s’agit pas de tout traverser je pense, mais de donner des outils pour leur permettre de continuer leur chemin. Eduquer nos garçons, nos jeunes hommes aussi, notamment à propos de nos regards sur les femmes. Et sur nous-mêmes. Le succès, la sexualité, l’argent, le bonheur… Faire des choix… Il y a beaucoup de choses dont ne parle pas entre hommes, le livre est aussi là pour ça. Et la liberté. J’ai besoin de liberté et je voudrais que mes enfants, si j’en ai, quand j’en aurai, soient libres et prennent la liberté de devenir qui ils veulent être, qui ils et elles sont.
A.B-Y. : La paternité c’est prendre position, s’enraciner un peu plus dans la vie. Quand on est un homme, on n’est pas assimilé à cette notion de chaleur maternelle donc il faut trouver sa place, penser la relation, l’interaction. Moi j’ai grandi au Bénin et on n’est pas dans une vision très occidentalisée de l’enfant. Ici, l’enfant est vraiment individualisé et placé sous le signe de la possession. Cette possession enlève une partie de la liberté de l’être en construction. L’appropriation de l’enfant c’est quelque chose qu’il faut savoir gérer dans cette paternité. Les sociétés occidentales ou occidentalisées, à mon sens, imposent des contraintes dans les rapports de parenté qui expliquent que ce sont des enfants noirs qui vont être plus facilement enlevés à leur famille, placés dans des services sociaux etc. C’est juridiquement normé et c’est parfois invivable, étouffant. Pour moi, penser une parentalité décoloniale, c’est reconnecter le temps avec ses enfants, le défaire de l’argent, de l’inquiétude, de l’urgence, du capitalisme. Elle passe aussi nécessairement par un retour en Afrique par rapport à ma propre enfance. Si on a eu une belle enfance, on souhaite la même chose à ses enfants. Ainsi une parentalité décoloniale c’est comment se repenser dans le rapport père/enfant dans un environnement beaucoup plus sain, plus vivable.

 

 

Marianne et le garçon noir
Éditions Pauvert, 2017
Sous la direction de Léonora Miano
Avec les contributions de Akua Naru,
Amzat Boukari-Yabara, D’de Kabal,
Elom20ce, Insa Sané, Michaëla Danjé,
Nathalie Etoke, Wilfried N’Sondé, Yann Gael

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