Présenté avec un grand succès au théâtre Sorano de Dakar en décembre 2013, moment marquant du 9ème festival Cinémas d’Afrique de Lausanne (Suisse) le 22 août 2014, Dakar Trottoirs tourne en festivals avant sa sortie en salles que l’on espère prochaine : film manifeste d’une nouvelle génération, il vibre des contradictions d’une jeunesse urbaine dévorée par le désir de vivre. Lire également notre entretien avec le réalisateur : [entretien n°13094]).
Depuis l’enfance, Siirou aime Salla. Devenu protecteur d’une bande presque familiale de petits dealers de marihuana, que Salla l’aide à maintenir à flot, Siirou ne pense qu’à Salla tandis que Salla rêve de sortir de sa condition. Lorsque le big chef leur impose de dealer de la poudre, tout bascule vers la dérive et la mort
Le Dakar nocturne, où les ombres le disputent avec les lampes tempête et les néons blafards, est dès lors la ville de tous les dangers. Poursuite effrénée de la passion, fuite en avant devant les forces de l’argent et de la corruption, Dakar Trottoirs est au rythme de cette ville qui bruisse de désirs et vibre avec la mort. La vie de Siirou ne tient qu’à un fil : il est le funambule de la grande ville. Il est habile, mais ce n’est pas par virtuosité qu’il s’en tire : son grand art est un art du péril. Il ne défie pas le vide, il le prend comme appui. C’est parce qu’il connaît l’épreuve du vide qu’il résiste désespérément à la logique de mort que suivent Salla et sa bande. Il n’est pas jaloux, il est conscient. Seul avec son épreuve intérieure, il sait qu’il perdrait ses ailes à se compromettre avec les puissants. Son drame est que Salla ne le suit pas dans sa conscience du monde.
Avec le même corps colonisé écartelé du héros de Viva Riva ! (Djo Munga, RDC, 2010 – cf [critique n°10467]), Siirou tente l’équilibre impossible dans un monde qui fout le camp. Sa fuite est un vertige, passage obligé du solitaire obstiné. Mais le vertige du funambule confine au suicide
Dakar Trottoirs emprunte au film noir car la femme y est fatale, superbe et dangereuse. Dakar Trottoirs emprunte au polar car son réalisme lève le voile sur une ville décalée. Mais Dakar Trottoirs est avant tout un film qui nous regarde, dans les désirs de nos fuites et les douleurs de nos naufrages. Dakar Trottoirs est un film de chasseur, chasseur de sens là où tout se ligue contre ce qui pourrait signifier un avenir. Profondément mélancolique, porté par l’infernal engrenage de la passion, Dakar Trottoirs est un film de résistant.
Rien d’étonnant dès lors à ce que la caméra y fasse office de personnage, regard subjectif épousant les mouvements des corps, toujours au rythme et au cur de l’action, qui cesse ainsi d’être un spectacle. Siirou, Salla et les autres peuvent dès lors exister dans leur complexité, porteurs de leurs rêves autant que de leurs contradictions. Il n’y a pas les bons et les méchants mais des êtres de chair qu’il ne s’agit ni d’assigner à un rôle ni de stigmatiser mais d’appréhender dans leurs beautés comme dans leurs limites. La qualité des comédiens peut dès lors être perçue : non seulement les valeurs sûres comme Eriq Ebouaney ou Ibrahima Mbaye, mais aussi les premiers rôles principaux comme Charles Corréa (Siirou) ou la Centrafricaine Prudence Maïdou. Le rap de Didier Awadi balance le film et contribue comme la généralisation des plans serrés à sa cohérence. Les dialogues font mouche, savamment travaillés par Léandre André Baker et Pape Abdoulaye Tall qui a longtemps travaillé avec les enfants des rues de Dakar et adapte ici son livre L’Etoile qui brille.
Car c’est tout un monde adolescent que ce film fait entendre, ces jeunes qui aspirent à vivre sur les trottoirs des grandes villes et dérivent de ne pouvoir mettre en musique leur survie, leurs sentiments et leurs solidarités. Derrière la fiction perce le documentaire, approche typique d’une nouvelle génération de cinéastes pour qui le réel africain n’est plus seulement le corps et le cur des films comme pour leurs aînés mais aussi le lieu d’un arrêt sur image, nécessaire moment de conscience, pause salutaire dans la fuite en avant. Dakar Trottoirs est ainsi un geste autonome, issu d’une coproduction centrée au Sud, où l’introspection prime sur le discours. Son rythme déchaîné ne saurait faire illusion : il est à l’image du souffle des jeunes mais il est aussi quête éperdue d’un autre monde possible.
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