De la critique picturale

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La critique pouvait paraître superflue tant que l’art était présent dans son cadre habituel où chacun pouvait instinctivement l’apprécier. Actuellement, sous l’influence des innombrables courants novateurs, face à des créations venues du monde entier, il est difficile voire impossible au public occidental de s’y retrouver. Une approche purement intuitive ne suffit pas.
Pour l’art africain, la difficulté est particulièrement sensible. Que sont les objets d’art ? Quelles peuvent être les méthodes et les buts d’une critique ?
Art et artistes africains
On a dit que les notions d’art et d’artiste étaient étrangères à l’Afrique. En effet, des entretiens avec des artistes tendent à montrer qu’il n’y a pas unanimité. Certains rejettent le mot  » artiste « , effrayés par les connotations élitistes ou prophétiques que le 19e siècle a rassemblées autour du mot. D’autres dénoncent les idées d’exposition à un public, avec ce que cela peut suggérer de violation de l’intimité, de publicité et d’affairisme. D’autres encore redoutent d’être entraînés par le goût de leur clientèle, d’abandonner le public à qui ils se veulent dévoués pour travailler au profit de milieux étrangers, peu sensibles à une négritude qu’ils veulent proclamer. L’artiste et son public forment un couple où chaque partie réagit sur l’autre, où aucun des deux ne peut vivre seul. Le mythe des artistes méconnus et misérables est relativement nouveau dans l’histoire de l’art : il date du 19e siècle. Auparavant, l’artiste était soutenu et encadré par des corporations ou des confréries, jugé et appuyé par des académies… Les notions de  » maîtrise  » et de  » chef d’œuvre  » étaient toujours sous-jacentes.
Dans le cas des artistes africains, le paysage est bien différent. Les métiers engendrés par une tradition ancienne – comme la sculpture – bénéficient d’une technique reconnue et transmise, mais qui s’applique à des objets fonctionnels, statues d’ancêtres, masques ou sièges, où la part d’invention est réduite. Les jugements porteront essentiellement sur la fonctionnalité, la conformité au modèle ancien. Pour nous, l’originalité est un critère essentiel. L’Occident souhaite que l’artiste puisse  » s’exprimer  » : laisser dans la matière travaillée la trace de sa personnalité. Le connaisseur aime retrouver dans un objet les émotions et les tics de l’acteur. Il regroupe dans sa mémoire visuelle l’art des Bamileké de telle chefferie et essaie de trouver la main de tel sculpteur…
Les mots pour le dire
Il serait indispensable, avant de faire œuvre de critique, de connaître le vocabulaire employé par les artistes eux-mêmes pour désigner ce qu’ils apprécient : le poli d’un bois, les proportions d’une statue, l’équilibre des diverses parties d’une œuvre, l’expression des visages… Mais cela exigerait des dictionnaires raffinés, étymologiques. A propos des sculptures yoruba anciennes, un auteur a relevé des symboles graphiques de réalités sensibles : sur un vêtement, un quadrillage serait le symbole évocateur de la matière, le velours. Les groupes du Bénin ornés de rosaces signent la date de la colonisation portugaise…
Dans le domaine pictural (ou graphique), toute une documentation de base fait défaut. Par quels mots désigne-t-on les sensations de couleurs ? Quelles connotations sont véhiculées par ce vocabulaire ? Les mots désignant le bleu sont souvent dérivés du français ou de l’anglais blue et liés au bleu de lessive – alors qu’une plante locale, l’indigo, est souvent utilisée par les teinturières. Dans la plupart de nos traditions européennes, le bleu connote le ciel, l’espace, la Vierge Marie. En est-il de même pour les langues celtiques qui confondent bleu, gris et vert comme les yeux d’Athéna – Glaukopsi. Nous voyons le rouge comme symbole de puissance, d’autorité ou de violence. Ces rapprochements sont-ils ressentis par les Africains ? On a parfois l’impression que le bleu est violent dans leurs sensations.
Un vocabulaire des formes, des lignes, des surfaces et des couleurs serait indispensable préalablement à toute étude critique.
Versant sud de l’individu
Jusqu’au début du 20e siècle, l’art occidental a mis tous ses efforts dans une représentation aussi exacte que possible de tout ce qui était perçu. L’impressionnisme même, qui dilue les objets dans un papillotement de couleurs, était un effort vers le réalisme. Il cherchait à rendre la lumière et ses vibrations. Avec les libertés que donne l’art abstrait, tout allait changer. L’artiste cubiste interprète ce qu’il sait de la nature, composant figures et volumes de face et de profil. L’abstrait cherche à transmettre plus directement encore ses émotions en dehors des objets. Surfaces, lignes et volumes lui suffisent.
Ici apparaissent deux difficultés spécifiques de l’artiste africain. L’individualisme est peu apprécié et la discrétion se traduit par un refus de s’exhiber. L’Occident – surtout depuis la Renaissance – a toujours cherché à exalter la personnalité. Les Grecs ont déifié l’homme et, à l’exemple des dieux, héros et demi-dieux ont envahi le monde. L’expression personnelle est une composante essentielle de toute œuvre d’art. En Afrique, les oeuvres d’art étaient jadis soumises à des programmes précis et sacrés : tel masque devait comporter la figure d’une bête, telle sculpture devait avoir un grand nez ou des dents terrifiantes. La fonctionnalité des objets était claire et la fantaisie d’artiste généralement bridée. D’autre part, l’artiste était enfermé dans un tissu social omniprésent. Fils de telle famille, exerçant tel rôle, il aurait été de mauvais goût d’exhiber la profondeur de sa personnalité. L’homme cherche à réaliser ce que la société attend de lui. Sortir de son rang n’est pas sans dangers : les voisins sont près à céder à l’envie, les génies sont à l’affût. Dans certains milieux, le succès original inquiète : il est lié à un commerce avec des esprits. La  » Mamy Wata  » choisit ses amants et les comble de faveurs, comme la vouivre. Mais elle se venge terriblement si elle est trompée. Keïta Fodeba n’en est-il pas la preuve ? Son ascension vers la gloire et la fortune, puis son rejet et sa mort misérable ne sont pas l’œuvre de Sékou Touré, mais de la jalousie du génie des eaux. Susciter l’admiration et l’envie est dangereux. Des esprits ou  » des hommes qui marchent la nuit  » peuvent dans le monde du rêve dévorer l’âme de celui qui s’affiche. Faire jouer la concurrence ou l’émulation apparaît souvent comme antisocial et dangereux. Le désir d’une pleine insertion sociale et familiale domine le désir de la gloire et de la fortune.  » Je désire avoir de la richesse, mais pas plus que mes voisins « , répondait un interviewé à une enquête sur la psychologie économique.
Timidité de la critique
Qui sera donc un artiste en dehors des critères de dépassement, de chef d’œuvre et de public ?
Les femmes mbuti donnent-elles un exemple ? Sur les bandes d’écorce tapée qui servent de vêtements, elles dessinent des motifs décoratifs. L’une d’elles explique ses préférences :  » Nous avons besoin de diversité dans notre vie « . La fécondité de l’invention :  » plus il y a de dessins, plus il devient précieux « ,  » c’est la plus belle parce que c’est compliqué « . Le rapport à la tradition est un critère d’appréciation :  » Elle me plaît beaucoup parce que les ancêtres l’ont faite « . Bien que très abstraits,  » tous les motifs sont bien parce qu’ils rappellent quelque chose « . Il y a donc une représentation de la réalité ressentie en dehors de la copie. La liberté du dessin, affranchi de la symétrie, est soulignée par les commentateurs.
Les peintures exécutées sur les cases des villages gurunsi évoquent un autre problème : le travail collectif. Purement décoratives, parallèles ou ondulées, les lignes noires très simples se détachent sur le pisé des habitations cubiques. Leur signification ne m’est pas connue mais la simplicité des formes et la répétition des motifs laissent penser qu’il y a une inspiration commune.
Notre notion d’artiste et d’œuvre d’art doit être revue et permettre d’inclure d’autres objets.
A juste titre, les connaisseurs, Blancs ou Noirs, se méfient de l’exotisme. Ce n’est pas parce qu’il y a des cases rondes ou des lions qu’un dessin est une œuvre d’art africaine méritant l’attention. Cependant, les Africains qui le peuvent aiment à orner leurs murs de ces sujets. Les apprécient-ils pour eux-mêmes, pour les souvenirs ou les mythes qu’ils évoquent, ou pour faire comme les Occidentaux qui consomment l’art d’aéroport ? Même si le genre  » exotique à répétition  » n’engendre que platitudes, le goût du public ne peut être méprisé. Il faudrait pouvoir en rendre compte.
Devant l’avalanche d’auteurs, d’écoles et d’oeuvres, la critique est habituée à faire un tri pour ne retenir que ce qui subsistera. Point de vue généralement justifié, mais dans notre matière trop timide. Nous sommes en effet en présence d’un art qui naît, dont on ne peut préjuger les développements : telle croûte inspirera peut-être un autre artiste qui sera un créateur défrichant des sentiers nouveaux. La paresse et la timidité du critique y trouve une excuse. Il se dispense de repérer les génies : il risque trop de s’y tromper, faute de critères en ces temps où chacun crie la mort de l’art.
Prenant de son objet une vue statistique, répertoriant et additionnant les auteurs et les genres, il s’en tient cependant à des critères formels qui n’engagent pas le jugement. Le résultat n’est pas sans intérêt. Constatant que le genre  » animalier  » est fortement représenté, il serait en droit de constater que les Africains se plaisent à contempler les forces de la nature. Mais le témoignage est ambigu. Les auteurs choisissent-ils librement leurs sujets ?
Logiques de marché
En fait, ils sont esclaves de la mode et du goût de la clientèle. Soit directement par une commande, soit indirectement parce qu’il cherche ce qui sera rentable. Les  » square painters  » de Tanzanie observent et aiment les animaux, mais s’ils peignent des buffles ou des lions, ce n’est pas parce qu’ils ont un fond de sensibilité totémique mais parce qu’il savent que ces bêtes plaisent à leurs clients éventuels.
Cette question va se poser aussi pour les meilleurs artistes, dont on pourrait attendre indépendance et originalité. Comme chacun, ils sont sensibles aux courants internationaux, aux modes. Ils lisent ou feuillettent journaux et magazines. Les évolutions de la peinture leur sont connues. Ils ont naturellement, comme la plupart des intellectuels, une tendance à surestimer le modernisme, qu’ils estiment, comme la plupart des intellectuels, plus avancé que les auteurs anciens. Les prix les y poussent. Peut-être aussi, faut-il l’avouer, une certaine facilité.
Devant l’influence de la clientèle, la pression des courants internationaux, la timidité à s’exprimer personnellement, que va devenir la recherche de la négritude ? La plupart des artistes, sans s’enthousiasmer pour les mots, cherchent à proclamer une originalité ethnique ou raciale. Le but est louable. Comment l’exprimer ?
Les commentaires des femmes mbuti proposent peut-être des pistes. La richesse, la diversité : «  si nous passons d’un motif à l’autre dans la décoration, les pongos (tapas) sont réussis : une personne qui passe d’un motif à un autre en peignant en sait plus que celles qui ne le font pas.  » Une autre apprécie au contraire la technique de l’omission :  » les endroits qui restent vides servent de faire-valoir aux parties pleines de la décoration « .
Un certain nombre de peintures contemporaines semblent parfois déroutantes parce que l’on ne saisit pas clairement le sujet. L’œil se perd d’un thème à l’autre : des figures se présentent à l’œil, puis se dissolvent. Des surfaces massives et hostiles comme des mâchoires de crocodiles se dessinent. Des graphismes lettristes occupent un angle… Diversité et multiplicité se heurtent. On trouverait mille exemples de ces motifs sur les toiles de Kra Ngersom ou de Zulu Mtaye.
Ouvrir le regard
Si l’on considère que la critique peut et doit appréhender un auteur et une œuvre en tant qu’échantillon d’un ensemble, elle se trouve contrainte de disperser son regard sur de nombreuses oeuvres mineures. Toute réalisation humaine ne témoigne-t-elle pas de l’humaine condition ? Et ne mérite-t-elle pas à ce titre d’être prise au sérieux ? Un des buts de la critique est de renseigner le public sur l’état de la production, les tendances de la culture, en dehors même des jugements esthétiques ou affectifs portés sur les oeuvres et leurs auteurs. Les salons, depuis Diderot, ont constitué un genre littéraire à la fois esthétique et psychologique. Delacroix, Baudelaire, J. Lemaître, Ruskin y ont trouvé l’occasion de s’exprimer à l’occasion de leurs contemplations. La vie des oeuvres libérerait-elle une imagination lyrique ou une réflexion érudite ? Parler d’une œuvre d’art permet de mieux la ressentir, de la compléter, d’en présenter les implications et les traces.
A l’occasion des grandes manifestations, des expositions d’ensemble ou des  » salons « , le public se trouve face à une masse d’objets dont il n’est pas facile de tirer une vue de synthèse. La qualité individuelle est un aspect important, mais non unique. Discerner des tendances générales serait plus profitable en révélant le goût dominant. Confrontés les uns aux autres, les auteurs peuvent enrichir ou modifier leur propre inspiration.
Découvrir les voies de l’avenir, les tendances qui vont s’imposer au fil des années est malaisé. On risque de s’écraser sous le ridicule.  » Racine passera, comme le café « , disait une prophétesse du 18e siècle. Quels critiques de 1890 auraient osé prédire les cotes actuelles de Van Gogh ?
Ne nous donnons pas le ridicule de nous croire devins. De toute façon, la plupart des artistes renouvellent périodiquement leurs théories et leurs manières. Un effort de compréhension portant au-delà de la perception immédiate et individuelle permet de prendre une vue statistique, moins sujette à l’erreur. Prendre en considération l’âge des artistes, leur formation ou leur culture permet de prédire ce que sera dans dix ans l’art sénégalais. Savoir si les artistes sont issus de familles urbaines ou rurales permet de présumer des thèmes qu’ils peuvent aborder. Musulmans ou chrétiens, les artistes ne cherchent pas les mêmes sujets. Respecteront-ils l’interdit porté par le Coran et la Bible sur les images ?
Il faudrait cependant se méfier des vérités toutes faites. Un peintre libanais est le meilleur connaisseur et le meilleur réalisateur d’icônes – genre sacré entre tous. Or Mahmoud Zitani est musulman. Les voies de l’art et de l’inspiration sont impénétrables.
La connaissance de l’homme
Faire connaître une œuvre est l’aspect essentiel de la critique. Diverses approches sont possibles. Certains, s’étant pénétrés de l’œuvre d’un artiste, vont en donner un équivalent par des mots. Un poème peut traduire une émotion. Pourquoi ne traduirait-il pas une émotion artistique en donnant une description et une harmonie poétiques ? D’autres chercheront à décrire le tableau en indiquant le sujet, la composition, les couleurs et l’état de la rêverie du spectateur devant cet objet. D’autres s’adonneront à une critique historique en expliquant les thèmes, les influences et les précédents. La biographie de l’auteur peut expliquer certains traits : une critique psychologique revêt un intérêt évident. Une œuvre ne naît pas isolément dans le monde moderne. Elle est préparée et suivie par un mouvement plus large. Il faut définir courants et écoles. Le public cherche souvent quel sera l’avenir du tableau, l’évolution qu’il peut faire présager. Les considérations bassement matérielles ne sont pas absentes. Une œuvre d’art représente un capital important dont l’avenir dépend de l’accueil de la critique et des amateurs. Valeur, spéculation, anticipation sont des notions éloignées de l’angélisme des arts. Mais omniprésentes aussi bien dans l’esprit de l’artiste que dans celui de l’amateur, des critiques ou des journalistes. Il n’y a pas de  » valeur  » en soi : quelques décimètres de toile, quelques grammes de peinture et souvent un travail de quelques heures. Tout cela est mis en proportion avec le marché, avec les espérances des auteurs et des amateurs.
Examiner et étudier isolément un objet est une démarche valable s’il s’agit d’une chef d’œuvre. Mais, de toutes façons, l’ensemble de l’œuvre d’un artiste est une opération utile, à travers laquelle un homme se dessine avec sa biographie, son tempérament, sa conception du monde : un  » homme ordinaire  » peut-être, mais aussi individualisé que n’importe quel héros de roman. L’étude systématique des oeuvres complètes est précieuse.
Que veulent nous montrer les divers genres artistiques ? La sculpture traditionnelle décrit des chefs, avec les objets royaux sur lesquels il appuient leur pouvoir. Les portraits des présidents les montrent comme des lettrés, des livres en main. D’autres, en termes militaires, exhibent leur force. Les sculptures royales des Baluba rappellent leurs inventions culturelles. A travers les arts, on voit se dessiner les types sociaux, ceux que l’opinion respecte. Ici, tous les arts, depuis les plus naïfs jusqu’aux plus intellectuels, ont une nuance à apporter. Faire le catalogue des portraits royaux permet de confronter tous les types de pouvoir.
Rassembler les témoignages sur le commerce, les échanges ou la production permettrait d’étudier ces phénomènes. Il se peut que seuls les  » naïfs  » se complaisent à ces descriptions vulgaires. Mais ceci aussi est un symptôme : les intellectuels se préoccupent peu de la vie quotidienne et préfèrent comme Lamartine «  sièges en haut « .
La tendance actuelle au  » non-figuratif  » ne facilite pas de telles études, et l’on s’aperçoit ici de la pauvreté de notre documentation pour explorer la pensée symbolique. La corne d’abondance a une signification dans le vocabulaire artistique gréco-latin : blé ou vigne signifient l’Eucharistie pour les chrétiens. Quels sont les images qui se présentent à l’esprit des Africains pour signifier : ancêtres, fratrie ou sacré ? Ici encore, l’insuffisance de vocabulaire parlé ou dessiné se fait cruellement sentir. Dans quelle mesure nos images psychanalytiques seraient-elles aptes à traduire des réalités africaines ? L’homme est partout le même, mais les données culturelles enrichissent et modifient largement l’unité physiologique.
Il faudrait pouvoir tenir compte des diverses catégories d’artistes. Les artistes instruits sont communs et des répertoires ont publié leurs noms, mais ceux-là justement sont influencés par les courants internationaux. Où faut-il aller pour rencontrer des artistes vierges d’influences étrangères ? L’art que pratiquent les églises syncrétistes serait vraisemblablement une mine. Le Gwiti gabonais se détourne du réalisme pour chercher un espace sacré, peuplé d’esprits inconnus. Les écrits issus de diverses chapelles gwitistes témoignent d’une réinterprétation audacieuse de certains thèmes chrétiens. La symbolique des couleurs est nouvelle. Les fidèles qui absorbent une drogue ont des visions colorées. Il existe certainement une grande diversité de révélations de ce genre. Les édifices culturels en témoignent.
Autres voies
Il serait plus difficile, mais très révélateur, de rechercher des témoignages de l’art psychopathologique. Les hôpitaux psychiatriques européens ont révélé un  » art brut  » d’une originalité totale. Ne peut-on trouver dans cette veine un art visionnaire, libre des influences culturelles occidentale, des soucis de rationalité et des vraisemblances qui oppriment l’inconscient ? Pour certaines zones, les sujets perturbés se plaisent dans leur statut de malades ou de voyants et aiment à noter et à consigner leur vision. Au Gabon, sous l’influence peut-être du Gwiti, des personnalités avides de mystère et de nouveautés ont noté sur des cahiers d’écoliers toutes sortes de rêveries. Inquiets de ces éruptions venues des profondeurs de l’esprit, les zélateurs de la science et de la culture religieuse ont peut-être collectionné ces documents, pour en éviter la diffusion et le commentaire.
Même une étude sociologique de l’art pourrait donc, selon les hypothèses évoquées ici, amasser, en dehors des critères esthétiques, des documents sur ce que l’art peut dire à propos des phénomènes sociaux, psychologique, culturels. Matière immense permettant une radioscopie de la société. Avec une nuance cependant, déjà rencontrée : la pensée de l’artiste peut être influencée par celle de ses clients, par celle de ses commandes ou par celles de son marchand.
Les aspects techniques n’ont guère été évoqués. Pour certains artistes africains, ils sont, cependant, très importants. Un courant s’est dessiné de  » matiéristes « , qui s’efforcent de renouveler leur art en incorporant dans leurs oeuvres des matières africaines. Selon les  » sabléistes  » du Zaïre, les artistes des pays pauvres devraient utiliser des matériaux pauvres. D’autres ont évoqué des arguments affectifs :  » En employant dans ma peinture la suie des marmite de ma grand-mère, je me souviens de mon enfance.  » Un autre cherche à retrouver par des effets de craquelures l’impression de profondeur mystérieuse que lui suggéraient les murs de pisé. Kra Nguessa utilise avec prédilection des écorces râpées que lui envoie son père. O. Sarr, songeant à l’atmosphère de magie alchimique qu’a accompagné l’invention de la peinture à l’huile, estime qu’il y a dans la terre et la végétation de l’Afrique des matières encore inconnues qui peuvent permettre un renouvellement des techniques. Clem Clem Lawson colle des rangs de perles qui, pense-t-il, sont des objets typiquement africains…
J’ai complètement négligé ici d’aborder la question des prix. Elle est importante : l’artiste a besoin de vivre et sa clientèle doit pouvoir trouver à investir selon ses possibilités financières. Des tableaux coûteux ne pourront être achetés par des Africains, même membres de la bourgeoisie. Privé de sa clientèle naturelle, avec qui il pourrait se sentir en communion, l’artiste risque de perdre son africanité en se frottant à une clientèle immigrée.
Abandonnant le terrain purement esthétique pour explorer les aspects sociaux, la critique accepte d’étudier des oeuvres que des critiques occidentaux auraient rejetées dédaigneusement il y a un demi-siècle. Les créateurs ne sont pas toujours des génies, leurs oeuvres sont souvent des tâtonnements. Mais, avec ses limites et ses médiocrités, l’art africain reste passionnant car il révèle l’aptitude de l’homme à progresser et à inventer dans tous les domaines.

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