De la quête métaphysique du bonheur au plaisir éphémère des mots…

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Durban, son festival littéraire, ses habitants  » arc-en-ciel « , son marché et ses taxis… Visite guidée avec Tanella Boni.

La dernière fois que je suis passée par ce pays, en septembre, l’air du Cap m’a laissé un goût amer que je n’oublie pas encore. Mais je réponds déjà à l’appel amical d’un festival qui s’est fait un nom comme toutes les autres manifestations organisées par cet homme  » zen  » et son équipe. C’est la première fois que je prends part à ce festival, sous le soleil rayonnant de Durban, début avril. L’hiver est loin et la luminosité intense. Les auteurs qui arrivent ici gardent le souvenir vivace des êtres, des lieux, de l’ambiance, de l’accueil. On prend le chemin du retour en portant dans la mémoire et sur la peau des instants inoubliables qui ne sont pas tous prévus au programme… Pourtant, des semaines à l’avance, ce programme qui mérite bien son nom est bouclé, imprimé, publié, mis en ligne. Travail de professionnel.
Il y a d’abord ce presque rien que l’on apprend des relations humaines, qui, dans cette nation  » arc-en-ciel « , est sans doute visible au premier coup d’œil. Les livres d’histoire m’ont dit qu’ici c’est le KwaZulu Natal, pas n’importe quel pays. Ceux qui vivent sur ces terres sont fiers d’un personnage historique pas comme les autres, fiers de leur identité, fiers d’avoir tenu le coup et résisté à toute forme d’oppression et de domination. Vivent avec eux et chez eux, côte à côte, des humains de toutes couleurs, de toutes origines. Venus au début du XXe siècle par l’Océan Indien, venus aussi du Nord bien plus tôt ; nés là sur la terre de leurs ancêtres, venus des terres voisines… Dans une rue, une jeune femme m’a rappelé que Gandhi a vécu dans cette ville avant son retour en Inde et l’action non violente ; je ne l’ai pas oublié. Toutes langues confondues, on imagine les humains, dans cette région du monde, vivant au milieu des langues, des humeurs, des sangs mêlés ou parallèles. Oui, parallèles, car il reste des traces perceptibles de repli identitaire malgré les discours généreux et l’ouverture sur le monde. Le public ayant fait le déplacement un de ces soirs, lors de la proclamation des résultats d’un concours littéraire, m’a paru éloquent à ce sujet. Car certains faits parlent d’eux-mêmes, malgré la volonté de femmes et d’hommes (comme cette équipe à pied d’œuvre pour la bonne marche du festival) qui ont vraiment envie que les choses changent. L’air de la ville de Durban, où il fait bon vivre, m’a soufflé à l’oreille que le monde est beau observé en couleurs et en variétés, que la vie quotidienne pourrait être meilleure si l’écoute attentive existait de part et d’autre de chaque barrière imaginaire.
J’ai appris quelques mots de la langue  » autochtone  » dès le premier jour :  » bonjour « ,  » bienvenue « . Mots invariables. Mots renvoyant aux balbutiements de toute relation humaine. Une écrivaine zulu m’a accueillie comme une sœur, m’a donné ces mots de sa langue et voilà que je commence à les oublier. Il me faudrait un peu de temps pour apprivoiser ces mots qui ne m’appartiennent pas, que je croise par hasard, qui me parlent et me font signe. J’ai aperçu une langue autre, je ne sais si je l’ai comprise…
C’est d’abord l’Océan Indien qui, le premier soir, m’a prêté sa fraîcheur, à bord d’une chaloupe flottant sur ses eaux, au large de la ville cosmopolite. Pour le bonheur des esprits et le bien-être des corps, c’est là aussi, sur les eaux, dans un espace en mouvement, que les premiers discours de bienvenue ont été prononcés, que nous avons croisé les autorités de la ville, nos hôtes et cette hospitalité tenant de l’art. Car il fallait imaginer la rencontre ou le mariage entre les saveurs de mille origines, la multiplicité des crudités et la variété des mets cuisinés. Chaque convive avait envie de combler l’attente de ses sens : les yeux, le nez, la main, la bouche… Les écrivains se côtoyaient parmi les aromates et les bruits de fourchettes qui en disaient long sur le succès de cette grande fresque en mouvement où les langues se déliaient, où les corps se nourrissaient. De temps en temps, les eaux rappelaient leur présence : les vagues montaient et redescendaient, déclenchant des pincements au cœur entre deux succulentes bouchées.
Or, le lendemain soir, après un changement de décor, chacun se posait la question de savoir, en balbutiant ou avec assurance, qui il (elle) est réellement. Sur la scène du grand théâtre de l’université du KwaZulu Natal où nous devions nous retrouver tous les soirs pour les débats, chacun apprenait à mettre ses mots – mais aussi sa vie – en scène. Peut-être faut-il éviter de donner la parole à un écrivain afin qu’il se présente lui-même, en public. De ceux qui ignoraient tout d’eux-mêmes jusqu’à ceux qui avaient des histoires croustillantes à revendre (le public est toujours friand de best-sellers, n’est-ce pas ?), la mise en scène de soi eut beaucoup de succès et donna le ton des discussions à venir. Malheureusement, certains débats manquèrent d’intérêt par la faute de modérateurs qui assurèrent le spectacle sans le faire exprès !
André Brink est à l’honneur. Il fête ses soixante-dix ans. Et le public l’écoute sur scène, ce mardi-là. De la quête métaphysique du bonheur au plaisir éphémère des mots, l’écrivain se demande si le sexe et la littérature font bon ménage. Ce n’est pas encore le repos du guerrier. L’écrivain ne se repose pas. Il passe des années à mûrir ses textes, comme du vin, dans quelque fût incompris du public. Il décante l’alchimie du verbe, écrit très vite, laisse encore remonter l’arôme des mots des profondeurs à la surface, en polissant, en triant les grains de l’expression afin de livrer à la consommation du lecteur, un aliment bienheureux.
Le modérateur était au cœur de l’œuvre. Le public communiait. Quand on écoute l’auteur parler de son dernier livre qui met en abîme un écrivain octogénaire racontant ses mémoires, on a l’impression d’avoir une idée de ce que peut être  » une vie d’écrivain « . Mais qui donc en sait réellement quelque chose ?
De la solidarité entre écrivains au temps de l’apartheid jusqu’à cette jeune génération d’individualités qui émergent au début du XXe siècle dans le pays, André Brink passe en revue tout un pan d’histoire de la littérature en Afrique du Sud… Une belle soirée où aucun invité (même fatigué d’une longue journée !) n’a pu fermer l’œil : les mots étaient captivants et instructifs. Ces mots à l’aise devant le public comme si l’écrivain avait oublié ce que j’appellerais la mise en scène de l’ego…
Cette mise en scène, nous en avons vu des images de temps à autre. D’abord une après-midi, au workshop des femmes. Qui donc voulait nous entendre sur la marche et l’humeur du monde bien plus que sur nos projets et stratégies d’écriture ? Le public a été servi, à tout point de vue. Nous étions dans l’arène et je ne sais plus à quel moment ce combat (un combat de poules ? avait commencé, peut-être bien avant l’heure annoncée. Dans la rue, j’ai capté, comme par hasard, des paroles anodines. Ma voisine de gauche parlait de ses ongles bien ronds, polis, policés, bien éduqués. Instinctivement, nous nous sommes tournées vers elle pour constater l’œuvre dont elle parlait. Flattée, elle continua, le plus naturellement du monde, dans un anglais impeccable que je m’efforce de traduire :
Voyez-vous, moi, je porte jusqu’au bout des ongles du henné béni venant de la Mecque…
Des sourires en coin s’esquissèrent. L’une d’entre nous, bien téméraire et très sûre d’elle s’est étonnée :
– Du henné béni ? Jamais entendu parler !
– Si, si, je le porte tous les jours, comme tu vois. Et cela ne m’empêche pas d’être une écrivaine à part entière, dont les livres plaisent aux lecteurs…
Puis silence jusque dans la salle. J’ai mis du temps à comprendre que le feu couvait sous la cendre, entre les deux femmes, depuis des jours. Le meilleur était à venir et le pire aussi. Les rares hommes perdus parmi cette foule de femmes en auront pour leur compte… Promis, juré !
Non, ici on ne jure pas… On affûte ses armes. La religion est en jeu. On ne badine pas avec elle. C’est du sérieux. Toutes les religions du monde se sont retrouvées au centre du débat, et nos mots autour de l’écriture exclus d’entrée de jeu. Il fallait s’y attendre car nous ne vivons pas hors du monde….
 » Il n’y a pas pire ennemie pour une femme qu’une autre femme « , j’entends ces mots de la bouche d’une personne sûre d’elle-même, de son expérience de femme militante. Cette assertion sonne comme une prophétie, la minute d’après. Le premier tour de table a créé l’illusion de l’entente parfaite entre les panélistes, toutes origines et cultures confondues. Car le monde nous colle la paix, n’est-ce pas, tant que nous nous occupons de nos bavardages de femmes, appelez cela féminisme si vous voulez… Mais gare à nous si nous osons nous occuper de problèmes sociaux, mondiaux ou politiques. Alors là, tout se gâte, parce que tout se passe comme si nous dépassions quelque borne interdite !
Puis le voile, le visage, les mains des femmes ont été les clés du désaccord et du clash dès le deuxième tour de parole. La porteuse du henné béni, écœurée par les propos véhéments de sa vénérable voisine de droite, ne tenant plus sur sa chaise, s’est levée, a claqué la porte, a été prendre l’air juste au moment où l’organisateur en chef du festival faisait son entrée dans la salle. Toujours aussi  » zen « , il a dû voir cette scène comme dans un rêve… Rien ne semblait affecter la tranquillité de son âme. Malheureusement, cela ne calma pas le feu qui montait en flammes. La Vénérable, psychiatre à ses heures comme elle l’a fait savoir à plusieurs reprises, continuait sa diatribe contre l’Autre, la traitait de  » fondamentaliste « . Il n’était plus possible, pour nous, d’ajouter d’autres mots à ceux qui coulaient comme lave de volcan. L’atelier tourna court mais il n’était pas inintéressant. Au moins, il était vivant… J’ai appris que le mot humanité nous réserve bien des surprises, mot sans contenu réel qui désigne souvent la bonne dose d’animalité qui nous caractérise à chaque instant…
La discorde éclatée au grand jour au workshop des femmes fut donc le prélude à cette autre soirée où la Vénérable était seule (ou presque) sur le plateau, parlant de son combat personnel dans son pays et ailleurs. L’Autre, pendant ce temps, assise juste en face, au premier rang, bouillonnait sur son siège. Quand elle voulut prendre la parole, il était trop tard, de très nombreuses questions avaient déjà été posées. Et il fallait sans doute éviter d’autres coulées de lave. La séance fut levée.
Je me suis alors posé la question de savoir s’il n’y avait pas là une étrange ressemblance – dans l’amour des mots sur scène, dans cette frénésie des mots en fusion où nous  » avançons masqués  » – entre l’écrivain et le politicien. Parfois, ce sont les critiques ou les modérateurs qui aiment bien s’entendre parler. Ils sont sans doute là pour ça, même si cela peut, de temps à autre, gâcher une très bonne ambiance. Comme ce soir-là où l’animateur, présenté comme un altermondialiste et activiste bien connu, s’est trompé sans doute de public. Je dirais qu’il l’a fait exprès. Peut-être voulait-il simplement ramener les rêveurs que nous sommes aux dures réalités de toutes les mondialisations. Idée fixe, il avait son bréviaire anti-Banque Mondiale derrière la tête. Il ne nous écoutait pas. Il a ouvert et conclu le débat comme si c’était un one man show.
Mais il y a des instants magiques qui ne s’oublient pas. La rencontre avec les élèves. Partout où je passe, cette ambiance électrique, cette multiplicité de regards et parfois le flot de questions me disent bien qu’on ne prend jamais la plume ni pour rien, ni par hasard… Ainsi, j’ai passé des matinées absolument merveilleuses dans les classes, d’une école à l’autre ; de celle, riche, perdue dans la nature sur quelque colline éloignée du centre-ville, à celle mine de rien, où les inégalités sociales sont moins flagrantes, où  » l’arc-en-ciel  » se réalise peu à peu dans les esprits…
Puis la visite d’un parc national ou une carte postale en vrai, vivante. Les esprits sont détendus, c’est normal, ils se régénèrent parmi la faune et la flore.
Certains ont préféré sortir du groupe, rester à l’hôtel ou prendre le large à leur guise.
L’avant-dernier jour, un samedi : je fais partie des rares invités qui travaillent encore. Je ne m’en plains pas. Bien au contraire, le workshop sur la manière d’écrire, entièrement en anglais, sans traduction, auquel je participe en fin de matinée, me permet de comprendre d’autres types de problèmes liés à l’édition dans les pays anglophones. Il y a une bonne ambiance, un public chaleureux…
En début d’après-midi, je vais visiter un grand marché. Chacun a eu le temps de disparaître quelques minutes, tous les jours, au centre commercial situé à quelques pas de l’hôtel. Le marché dont je parle, c’est celui où commence le commerce de proximité, là où se tisse aussi le lien social. Je conçois ce type de marché – pas le marché mondial, encore moins ce label à la mode de  » commerce équitable « , médiatisé comme il se doit ! – comme un laboratoire dans une ville. Un laboratoire où l’on sent à l’œuvre d’infimes ingrédients qui forment l’humeur de toute une population ; le premier lieu qui raconte, par bribes, la vie quotidienne des humains. Il me fallait voir ce grand marché dont j’ai entendu parler toute la semaine. Je suis passée à côté, en voiture. Le temps compté et programmé ne se prêtait pas encore à la flânerie nécessaire. Heureusement, d’autres écrivains rêvaient de cette escapade salutaire en pleine journée depuis le premier jour. Nous nous sommes passé le mot. Nous : un écrivain de Soweto, un autre du Cap, un auteur de best-sellers, métis vivant à Londres, entre deux cultures, une écrivaine menant sa vie entre l’Iran et l’Allemagne, transitant parfois par l’Italie, un écrivain venant du Pakistan…. Nous, Candides au marché de Durban, loin du regard des organisateurs du festival, loin de tout guide, un samedi en début d’après-midi…
Nous avons emprunté un taxi en commun (la connaissance de certains quartiers commence par là, je ne l’oublie pas !). Ce taxi (un gbaka, aurais-je dit chez moi), premier lieu d’expérimentation qui dit bien que pour survivre, le commun des mortels passe son temps à ruser avec les apparences. La loi écrite, près de la vitre, à l’avant du véhicule, s’énonce comme suit :  » Ce taxi ne prend pas plus de quatorze passagers « . La loi écrite, oui, pour la forme. Nous étions près d’une vingtaine d’individus en fusion comme des sardines marinant dans l’huile, dans une boîte en mouvement. Pour rehausser le charme du voyage, une musique endiablée, remède efficace contre toute forme de stress… À chaque escale, des passagers descendaient, un courant d’air passait et les places vacantes se remplissaient de nouveau. Nous avons passé une vingtaine de minutes inestimables, à l’aller puis au retour, installés ainsi, imprégnés des sensations qui manquent à l’appel quand tout est nickel… Et découvrir ce marché, qui n’offrait peut-être rien d’extraordinaire à chaque passant sauf une ambiance, fut un régal ! Nous promenions nos sens à l’écoute de chaque couleur, chaque forme, chaque parfum…
– Pas de plantain, pas de gombos… mais où est l’Afrique ? s’étonne l’un d’entre nous.
– Des herbes pour la médiation, j’en ai acheté un paquet ! ça fait partie de l’Afrique, non ?
Est-elle une au fait, cette Afrique invisible ? Je me le demande.
Nous avions faim et nous avons partagé, tout en bavardant, quelques bananes douces. Le meilleur de la promenade était à venir : un épi de maïs cuit à la braise, découpé en mille morceaux, afin que chacun puisse en avoir un et goûter aux grains chauds fondant sous la dent. Pourtant, tout porte à croire que la  » malbouffe  » globalisée a atteint aussi les rues de Durban et les habitudes alimentaires ne se corrigent pas facilement. En face de l’hôtel, tous les jours, les saucisses et autres mets gorgés de graisses et des boissons sucrées au prix défiant toute concurrence sont proposés aux passants. Le commun des citadins se régale là, à midi. Il n’a pas le temps de penser à sa santé. Il n’a pas le choix. Dans toute grande ville, il faut survivre et Durban n’échappe pas à la règle des mégalopoles. Il reste encore à chacun le loisir, à l’heure de la sieste, de se prélasser sous ces arbres multicolores (je n’ai pas eu le temps de connaître les noms : les fleurs sont un mélange de jaune mimosa et de rouge flamboyant) ou d’un vert intense donnant une bonne dose d’oxygène à la ville qui descend lentement vers l’océan ou le surplombe…
Les rayons de soleil et l’air frais de la ville ont éclairé, aussi, les restaurants où nous allions, les couloirs de l’hôtel, le théâtre de l’université et, le dernier jour, les deux aéroports par lesquels nous sommes passés avant la sortie du pays : une petite fille accompagnant sa mère écrivaine nous a apporté, tous les jours, dans ses yeux et son sourire, ses mots espiègles, le temps qu’il fait…
Qui a dit que les enfants ne nous aidaient pas à voir le monde en couleurs et à écrire ?
E., comment terminer ce texte sans te nommer, même par une initiale anonyme, et te dire merci ?

Paris, le 12 avril 2005///Article N° : 3939

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