Un livre oublié et le récit d’un vieil homme content la même histoire qu’illustrent les proverbes : la troublante généalogie de l’imposture.
Traîner…
– Vois-tu enfant me dit cet homme, tireur de pousse-pousse de son état, vous les Merina, vous ne cessez de nous insulter, mais nous les Antaimoro, nous sommes plus nobles que vous…
– Je ne suis pas Merina, me défendis-je.
– D’où viennent alors tes parents ?
– Mon père de Mahajanga, non… de Mandritsara, de…
L’homme riait.
Tu ne sais pas d’où tu viens toi !
– … ma mère de Diégo…
Il partait déjà. Il avait oublié son livre sur le trottoir. Un petit livre : Tantaran-drazana
Antaimoro-Anteony, Histoire des origines Antaimoro-Anteony.
Il se retournait :
– Souviens-toi mon garçon, nous les Antaimoro, nous ne sommes pas des Malgaches mais des
Arabes !
Partir. Traîner encore. Juste un petit livre entre les mains.
L’auteur, J. Ph. Rombaka est ainsi présenté : c’est un Antaimoro pur et sans mélange ! Né le 26 novembre 1886 à Voasary, canton de Vatomasina, subdivision de Vohipeno, région de Fianarantsoa. Il descend de la lignée de Ramainty Tsialambahoaka, lignée qui avait la lourde tâche de tenir et de conserver les Sorabe des Antaimoro. Sorabe ou l’histoire des origines, des écrits en caractères arabes, des récits que pendant longtemps, l’on devait tenir secrets. C’est J.Ph Rombaka qui convainquit les siens, en 1927, que cette coutume n’était plus justifiée, que l’on devrait faire connaître au monde les origines de son peuple, pour vivre le présent et pour que le futur n’oublie pas son passé.
Je me mis à lire. Voici comment se déroula le voyage de Ramakararo, de la dynastie des Ankazimambo, de Maka and Medinantsy (La Mecque et Médine) vers l’île de Madagascar. Il prit la mer et fut suivi par d’innombrables peuples dont les suivants : Les Antalaotra, les Antemaka, les Antesira, les Antevandrika, les Antelohony, les Antesonjo, et les Hova (ceux-ci sont des Antaimoro et non des Antaimerina précise-t-on…) et bien d’autres encore.
Les Antalaotra viennent de Séville, Espagne et leurs descendants se trouvent maintenant à Mahavelona, canton d’Ambila (Manakara).
Les Antemaka viennent de Maquinez (Maroc) et leurs descendants se trouvent maintenant à Emaka, canton d’Andemaka (Vohipeno).
Les Antesira sont des Africains qui habitaient Lagbouat mais on ne sait pas exactement de quel pays ils sont originaires.
Les Antelohony viennent d’Algérie et leurs descendants se trouvent maintenant à Karianga (Farafangana) et à Ambila (Manakara).
Les Antesonjo viennent de la ville de Tizouzou, en Algérie et leurs descendants se trouvent maintenant à Vohitrindry et Vohindava (Vohipeno).
Et ceux qu’on appelaient Hova sont en fait des Zouaves originaires de la Kabylie. Leurs descendants se trouvent également à Vohitrindry et Vohindava.
Nous ne devons pas nous étonner de la diversité de cette population, précise le narrateur, car les musulmans ont répandu l’Islam par le fer, et ce sont gens vaincus qui ont suivi Ramakararo dans son périple et qui ont embrassé sa foi.
Voici donc le récit de ce voyage.
Entre La Mecque et Zanzibar, leur voyage n’est retracé ni dans le Livre des anciens ni dans les légendes…
Mais lorsqu’ils ont quitté Zanzibar, le MSS (le livre des anciens) raconte qu’ils ont mis le cap vers les Comores qu’ils appelaient Mahory. C’est lors de cette traversée que le boutre de Ramakararo fut presque submergé par la tempête. Il fallut alléger le navire pour qu’il ne soit pas totalement englouti par la mer. Les Loholona en profitèrent pour concevoir une idée en vue d’éliminer les Antevandrika, les Vohipatàka, les Antesalo ou les Antemasiry.
Les légendes nous expliquent pourquoi et comment cette idée fut conçue. Ces gens que les Loholona voulaient éliminer faisaient partie en réalité d’une population noire et vaincue qui n’avait qu’une vague idée de la religion musulmane. Les Loholona craignaient tant qu’ils se mutinent qu’ils préférèrent les abattre de suite. Ils les rassemblèrent sous le vocable de » Kafiry » ou cafres – mot qui est encore bien vivant chez les Antemoro – selon la pigmentation de leurs peaux. Et voici comment, selon la légende, cette idée fut mise en oeuvre : Ils placèrent les Mosilimo (ceux qui suivent pieusement la religion du prophète) et les Kafiry de sorte que les cabines où ils se trouvaient à part se succèdent l’une après l’autre. Ils les convainquirent ensuite de cette manière : » Nous sommes obligés de jeter des hommes à la mer pour alléger le navire afin qu’il ne sombre pas. Nous le ferons avec justice, sans tenir compte du rang de chacun (ce n’était que parole de ruse, en vérité), c’est pourquoi, le sort va désigner qui de nous devront être lancés à l’océan. Nous commencerons à compter à partir des cabines où se trouvent les Mosilimo. Les occupants de la cabine où le nombre 10 tombera seront jetés à la mer. Et nous recommencerons à compter dans n’importe quel sens. Le sort choisira ses victimes. Pendant ce moment, tandis que les gens ont été enfermés dans les cabines, ne sont restés sur le pont que ceux qui étaient désignés pour » compter « , et ceux qui devraient jeter » les élus » à la mer. Mais les Loholona avaient bien calculé comment placer les Mosilimo et les Kafiry. Ils faisaient en sorte que le nombre 10 tombe toujours sur une cabine de Kafiry.
Essayez donc de compter à partir de n’importe quelle cabine des Mosilimo, dans n’importe quel sens, de droite comme de gauche, et continuez toujours. Le nombre 10 tombera invariablement sur une cabine de Kafiry. Ce fut fait deux ou trois fois seulement qu’il ne restait presque plus de Kafiry ! Il n’y eut plus qu’un seul homme du clan des Vohipatàka, des Antemasiry comme des Antevandrika avant que les' » compteurs » et les » lanceurs » ne s’arrêtent. Ce n’est que quand tout fut fini que les Kafiry survivants comprirent la ruse. Mais ils ne pouvaient plus rien faire…
Le MSS relate que Ramakaro et sa suite relâchèrent à Mahory (Comores), y enseignèrent et y renouvelèrent l’Islam avant de tourner le cap vers notre île, Madagascar.
La même histoire me fut racontée au nord de l’île, par un vieil homme, rebelle pendant l’insurrection de 47, ancien instituteur pendant la colonie. Il passait son temps à remonter et à redescendre les pentes de la montagne des lépreux. Il scrutait l’horizon et se mettait à parler, qu’il soit seul ou en compagnie de quelques vagabonds en mal de songes…
Il lisait d’abord avant de commencer son récit :
Il existe là une île qui est grande
Son nom est Tinko ô chanceux
Les Francs la nomment San Laurenzo
Les Arabes la nomment Kumur
[…]
Sache que ses marchandises sont le bois de santal
Les arbres sont grands dans cette île ils sont brûlés
Une autre de ses marchandises sont les esclaves qui sont noirs
Les conquérants les capturent par ordre du Chah
Kitab-I Bahrije, Piri Re’is (1521).
On raconte qu’ils étaient des centaines dans ce boutre. Des esclaves. Des Noirs. Des Malais ou des Indiens. Ils ne savaient vers quelle destinée leurs maîtres les déportaient. Jours et nuits, ils priaient. L’océan semblait s’étendre un peu plus à chaque invocation, s’étaler un peu plus à chaque pleur – Hommes du Prophète ! criaient-ils, nos terres nous reverront-elles un jour ? – Ils hurlaient les uns contre les autres avant de se taire. Ils bannirent leurs propres langues pour ne plus se souvenir. Ils se turent. Leurs maîtres, parfois, juraient au nom du Prophète ; c’est qu’ils ne maîtrisaient plus leur route. Leurs maîtres les nourrissaient de moins en moins. Ils savaient qu’ils étaient perdus, qu’il y avait trop de bouches à nourrir. Leurs maîtres leur permirent de monter sur le pont et leur tinrent discours. » La terre est loin et nos vies raccourcissent… « . Ils comprirent mais n’eurent pas le temps de réagir. Les armes des maîtres sortirent déjà. Ils furent poussés dans la mer, bousculés vers les flots. Seuls les plus valides parvinrent à se réfugier dans les cales. De là, ils menacèrent de crever le flanc du boutre. Les maîtres n’osèrent les déloger. On raconte qu’ils y ont vécu des jours et des jours, qu’ils ne surent plus distinguer le soleil de la lune. On raconte que poussés par la famine, ils y ont dévoré étoffes et toiles. Surent-ils encore qu’ils étaient des hommes ? Plus aucun d’entre eux ne portait d’habits. Plus aucun d’entre eux n’osait se regarder. Leurs regards brillaient tandis que leurs âmes s’éteignaient petit à petit. Régulièrement un homme, une femme, entreprenait de crever le flanc du navire. Régulièrement cet homme, cette femme mourrait d’épuisement. Les coups vibraient dans leurs veines et semblaient les atteindre au plus profond. Leurs maîtres leur proposèrent enfin de jouer leur destin à coup de dé, au hasard… Ils acceptèrent de remonter sur le pont. Furent disposés sur les bords dix cages de fer abritant chacune six personnes. Cinq cages pour les maîtres, cinq cages pour les esclaves. A chaque coup de dé perdant, une cage rejoindrait aussitôt les abîmes océanes. On jouerait cinq coups, On raconte que les deux premiers désignèrent les esclaves. On raconte que le troisième désigna encore les esclaves. Un maître lança son dé quand un des esclaves l’attrapa au vol. Le dé de celui-ci ne comportait que le chiffre le plus élevé. Les maîtres ressortirent leurs armes et les embrochèrent de nouveau sur leurs sabres et leurs pointes de fer. Seule une dizaine d’entre eux en réchappèrent et tinrent au sud du boutre. Les maîtres les y laissèrent errants, hagards, terrifiés. Quelques-uns préférèrent s’immobiliser contre le bord et attendirent que les remous d’une houle les précipitent par dessus. Ils se laissèrent alors glisser entre les vagues et disparaître entre les eaux. Leurs compagnons les regardèrent sans ciller. Ils dirent qu’à ce moment, une femme d’eau raccompagna à chaque fois les corps dérivants. » Dziny ! » murmurèrent-ils avant de les voir sombrer dans les eaux profondes. C’est ainsi que le boutre aborda cette terre. Les maîtres demeurèrent maîtres encore, les esclaves demeurèrent esclaves – toujours…-, mais ni maîtres, ni esclaves ne revirent jamais les terres qui leur avaient donné naissance. Voilà l’histoire de ces hommes, esclaves des hommes du Prophète ; esclaves des pillards de cette île, de ses princes, de ses roitelets, de ses tyrans ; esclaves des négriers, des pirates ou des flibustiers ; esclaves, serviteurs ou enfants de ces coloniaux qui se plaisaient à se décrire civilisateurs.
L’esclavage. L’esclavage ! Ce pays s’en est nourri mais semble avoir tout recouvert d’une chape de plomb, ou plutôt qu’il en vit encore. Les gens ne s’arrêtaient-ils pas souvent pour me faire une remarque ? : » tu as le teint clair mais des cheveux presque crépus, tu es sûrement des nôtres, un andrianakely, un ‘petit prince’, c’est à dire un bâtard de noble, conçu avec une esclave (noire, crépue)…
Je souriais intérieurement.
Je pensais à ces proverbes, à ces fameux proverbes qui témoignaient de la » sagesse » et de la » noblesse » de l’âme malgache…
Aza mikapa sakaiza hoatra ny andevolahy homan-tain-jiro.
Ne frappez pas votre ami comme un esclave qui mange les restes de suif de la lampe (qui servait à l’éclairer).
Il fallut qu’il eût faim ! ajouta le missionnaire qui traduisait…
Andevolahy mitono jabora, ka levona mbamin’ny lohaliny.
Un esclave faisant rôtir de la graisse sur le feu : il rôtit son genou avec.
Il sentit l’odeur. Il crut que c’était la graisse. Il sentit la brûlure. Il crut que c’était son estomac qui attendait le festin !
Andevolahy mikalo hariva : tsy alahelo fa kibo tsy feno.
Un esclave chantant plaintivement le soir : ce n’est pas de tristesse mais de faim.
Aza manao toy ny andevolahy mahay valiha : asai-manao tsy mety ; nony tsy irahina, manao.
Ne faites pas comme l’esclave qui sait jouer de la valiha : quand on lui demande de jouer, il ne veut pas ; et quand on ne lui demande pas, il le fait.
Ne chante-t-il pas sa liberté ?
Andevolahy mandihy an-jezika : mahare ny fingodony, fa tsy mahita ny handitsiky ny masony.
Un esclave dansant sur un tas de cendres : il entend résonner ses pas, sans s’apercevoir que ses yeux s’emplissent de poussière.
Marronnage dans la danse. Fuite dans le rythme. Aveuglement. Oubli de l’asservissement… Pleurs et poussières pourtant.
Toy ny fanahin’andevo, mandevona.
C’est dans la nature d’un esclave de détruire.
Le bien de leurs maîtres leur importait peu, commentait notre missionnaire.
Mandevona, détruire. Racine du mot : levona. Définition selon le dictionnaire des RR.PP Abinal et Malzac : Réduit à rien, anéanti, consumé, évaporé, volatilisé, dissous, entièrement dissipé ou mangé, détruit, gâté, digéré.
Le choix : se perdre en entier dans l’esclavage, ne plus faire partie de l’humanité ou tout entraîner dans sa chute : réduire à néant, anéantir, consumer, évaporer, volatiliser, dissoudre, entièrement dissiper ou manger, détruire, gâter, digérer… Tsy moramora io.
Ny andevo toy ny lavenom-potsy, ka raha aingaingaina manditsoka.
Les esclaves sont comme des cendres blanches : si on les soulève, elles vous vont dans les yeux.
Si on leur montre de la bonté, aussitôt ils en abuseront, et vous feront du tort, interprétait le missionnaire.
Désir dis-je, désir de liberté. Cendre blanche de l’ébène que l’on a calciné. Cendre blanche qui n’attend que le vent pour se dissiper dans les yeux et brûler les consciences.
Akondronay no mamoa, ka azonay anaram-po.
Ce sont nos bananiers qui ont porté des fruits, et nous sommes libres d’en faire ce que nous voulons.
Proverbe souvent cité par des propriétaires qui s’emparaient de ce que leurs esclaves avaient pu amasser en propre, explique le missionnaire.
Mba ataovy toy ny anana lahy, ka raha maniry, tsongoy.
Faites-lui donc comme aux herbes potagères : s’il croît, coupez-le.
Toy ny andevo, tompoi-manompo.
Pareils aux esclaves : ce sont des serviteurs qui se font servir.
Précision de notre missionnaire : Le propriétaire était tenu de leur fournir tout ce qu’il leur fallait.
Nous ajoutons : pour qu’ils ne meurent pas trop vite, pour qu’ils fournissent plus de travail encore… Ah ! La sagesse malgache !
Mihinjihinjy hoatra ny andevolahy maty anaka.
Se raidir comme un esclave dont l’enfant vient de mourir.
Contrairement aux autres, il ne verse pas de larmes, explique encore le missionnaire.
Mais quelle larme verser pour un chien ?
Andevolahy maty hariva, ka vovon’alika no anjara tafondrony.
Un esclave mort le soir, ce sont les aboiements du chien qui remplacent pour lui les coups de canon des funérailles.
Je traînais. La question ne cessait de me tourmenter, la question traditionnelle que l’on ne cesse de se poser dans mon île, entre amis, entre gens qui se rencontrent, entre tous : d’où viennent tes parents ? Les miens ne sont pas esclaves mais quelle serait la réponse de ceux qui ont jauni leurs pieds sur une terre d’esclave ?
Je traînais. Troublé profondément.
Jean-Luc Raharimanana est né en 1967 à Antananarivo (Madagascar), enseigne aujourd’hui les Lettres modernes en région parisienne. Il est l’auteur d’une pièce de théâtre, Le Prophète et le président et de nouvelles publiées dans la Revue Noire et la Revue des Deux mondes. Dans ses recueils de nouvelles édités par Le Serpent à Plumes, il se révèle un poète de la nuit décrivant en un langage haché, abrupt et véhément la violence de la condition humaine : Lucarne (1995) , Rêves sous le linceul (1998). ///Article N° : 479