Le musée des arts derniers n’est ni un musée historique, ni un musée ethnographique, mais un espace d’expositions d’art contemporain, et un lieu de débats, créé en 2003, et dont la vocation est le déplacement du regard sur l’art contemporain non occidental, avec pour point de référence l’Afrique contemporaine. « Derniers » comme « contemporains » mais aussi comme contre-pied de « premiers », euphémisme français pour « primitifs », qui qualifie à tort et abusivement les arts ou cultures non occidentales, en les plaçant de manière idéologique hors du temps, hors de l’Histoire.
Je souhaite vous parler en particulier d’une exposition intitulée Des Hommes sans Histoire ? organisée en 2006 au sein du musée des arts derniers, suite à la rencontre de plusieurs artistes, ainsi que de Bernard Müller. Une exposition autour du thème du vide conséquent au pillage du patrimoine culturel en Afrique. Parmi les 18 artistes exposés, près de la moitié a assez rapidement et spontanément établi un lien entre ces pillages, l’exploitation des ressources et de la main-d’uvre, et l’esclavage. L’esclave s’est donc « invité » dans l’exposition, à la manière du marron, dont parlait avec pertinence Achille Mbembe dans son intervention, lorsqu’il évoquait la figure de l’esclave comme de l’anti-Musée, qui peut y entrer, mais par effraction, avec toute sa charge, toute son énergie.
Afin d’aborder et d’illustrer le thème « Exposer l’esclavage », j’ai choisi d’évoquer les travaux et les installations de trois des artistes de cette exposition : Alex Burke, Diagne Chanel et Bruce Clarke.
Ces installations permettent selon moi :
1- de réduire l’écart entre l’Histoire dite « officielle » et la mémoire transmise oralement ;
2- de faire le lien avec les conséquences contemporaines de l’esclavage, rétablissant le lien entre, par exemple, les trafics, les traites, les dominations, les exploitations et les prolongements actuels de ces méfaits ;
3- de re-présenter, de réactualiser une mémoire immatérielle, rendant ainsi concret, visible, palpable l’indicible ;
4- j’avais, en particulier, apprécié le travail de l’artiste américaine Kara Walker, et son ouvrage After the Deluge, où elle évoque l’ouragan Katrina, qui a frappé La Nouvelle-Orléans en 2005, et la façon dont elle fait le lien entre des concepts complexes comme « l’Atlantique Noir » de Gilroy et la création de mythes fondateurs nécessaires, par exemple le gouffre dont parle Édouard Glissant. Les uvres d’art sont concrètes. Elles permettent d’éviter plusieurs écueils que l’on a parfois pu constater dans les musées dits « spécialisés », les expositions « historiques » ou les « mémoriaux ». À savoir : une scénographie dite « classique » court le danger de créer une cristallisation autour de symboles qui peuvent bloquer la réflexion plutôt que de la stimuler. La fascination peut être l’ennemie de la connaissance et de la compréhension. Le symbole, par exemple celui de l’île de Gorée, dont parle Ibrahima Thioub, la récurrence de Schoelcher, bloquent la réflexion, comme l’arbre cache la forêt.
Depuis vingt ans, Alex Burke, artiste caribéen qui vit à Paris, travaille sur la mémoire collective. Au départ de sa réflexion, en 1998, il avait expédié (ou « affranchi ») un millier d’enveloppes peintes de silhouettes anonymes depuis Gorée en direction de 28 pays des Amériques. Ces ombres sont des hommages aux déportés et à leurs descendants, mais peuvent aussi évoquer les sans-abri, les figures de l’anonyme contemporain, de la déshumanisation.
Dans le cadre de l’exposition Des Hommes sans Histoire ? au musée des arts derniers, Alex Burke a présenté une installation composée de dizaines de poupées de chiffon qu’il a lui-même confectionnées.
Ces poupées évoquent au départ, les Indiens Caraïbes, dont on parle très peu, qui furent les premiers habitants des îles et furent massacrés pour permettre l’installation des colons. Ces poupées de patchwork évoquent également l’identité caribéenne, dans ses éléments multiples, l’identité créole, complexe, composite. Dans ses uvres, Alex Burke utilise des matériaux dits « pauvres », de bric et de broc (par exemple, des palettes ou des cartons), qui font le lien avec des situations d’exclusion et d’exploitation contemporaines. Ainsi Le Départ est une installation où l’on retrouve ses matériaux de prédilection que sont les chiffons et les palettes. Il parle de son travail en disant qu’il « recolle les morceaux », et « fait de rien des trésors », qu’il « bâtit sur un champ de ruines ».
On le sait, l’un des aspects qui rend difficile l’exposition de l’esclavage est qu’il y a très peu d’images, peu d’objets et de témoignages directs. C’est pourquoi Alex Burke met en avant la mémoire orale et parcellaire, en concevant des « bibliothèques », dans lesquelles les gens (les poupées de patchwork) remplacent les livres, l’oralité constituant la richesse des Caraïbes. Pour La Bibliothèque II, il utilise des sacs fermés qu’il brode avec des dates symboliques de l’Histoire de l’esclavage et des Amériques. Ces sacs sont fermés : on ne sait pas ce qu’ils contiennent, mais les dates sont brodées avec préciosité, comme pour ne pas perdre cette mémoire si importante. Alex Burke, dans toutes ses uvres, insiste sur le fait qu’il cherche à éviter le pathos, l’émotion immédiate, à provoquer la réflexion, à travers la complexité, l’énigme, la perplexité. Il parle de poésie plutôt que de « reconstitution historique » (qui aurait ici peu de sens). Avec son installation des Habitations (terme très connoté, puisque « habitation » désigne le domaine, l’ensemble de logements ou un maître régnait sur ses esclaves dans une plantation), il utilise des maisons en carton sans fenêtres ni portes, pour évoquer des endroits qui n’existent plus, dont les habitants sont partis, et qui pourraient tout autant être des usines désaffectées, des cités de banlieue, ou un univers concentrationnaire.
Il fait ainsi le lien entre l’univers des esclaves et l’exploitation mondiale contemporaine qui utilise à travers les délocalisations, les mains d’uvres bon marché et corvéables à merci du Sud provoquant comme une deuxième vague de misère : chômage et précarité dans les pays occidentaux, etc. Nantes : il avait, à de nombreuses reprises, utilisé des palettes de marchandises dans ses installations (par exemple, à Nantes, ville dont la prospérité s’est bâtie à partir de la traite négrière), afin d’établir ce même lien entre l’esclavage et les exploitations contemporaines, les palettes pouvant symboliser la circulation des marchandises et la mondialisation. Ces installations de palettes sont également des abris de fortunes, des favelas, des cages, des prisons. Ombres des bidonvilles, des dortoirs, des baraques.
Comme de nombreux artistes, pour Alex Burke, c’est une logique semblable qui est à l’uvre dans l’esclavage et dans l’exploitation économique contemporaine, avec ses réseaux clandestins, ses exploités contemporains, ses esclaves modernes. Ces installations ont le mérite d’éviter l’écueil du monument, du mémorial, qui, un peu comme les stèles ou les monuments religieux, ferment le débat, réduisent, banalisent, et favorisent l’oubli. Il s’agit de manifester le passé au cur du présent. Plus qu’un jugement ou un tribunal, l’important est de faire uvre pédagogique, de socialiser l’Histoire, d’en souligner les conséquences contemporaines et les prolongements. Un exemple : Alex Burke insiste sur le fait, que, non seulement il n’y a jamais eu de réparation, mais, au contraire, que la compensation financière généreuse octroyée aux maîtres au moment des abolitions leur a permis d’accéder à une position de monopole économique aux Antilles, et de prolonger ainsi cette logique du profit et de la domination (voir la révolte contre le monopole des planteurs en 2010 aux Antilles).
Comme la plupart des artistes, il s’agit de réintégrer le mainstream, de réunir les différents moments et épaisseurs de l’Histoire, et d’éviter l’essentialisme, et le communautarisme. Franz Fanon : « Moi, l’Homme de couleur, je ne veux qu’une chose : que jamais l’instrument ne domine l’Homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’Homme où qu’il se trouve. Le Nègre n’est pas, pas plus que le Blanc. » (in : Peau Noire, Masques blancs, 1952)
Dans cette même exposition, l’artiste Diagne Chanel avait présenté une installation : Sanctuaire et sépulture. Cette installation, qui réunit et lie deux séries (Une saison au Sud-Soudan, sur le génocide et l’esclavage des populations noires africaines du Soudan, et Pas de printemps pour Géronimo, sur les victimes de la traite transsaharienne), est une sorte de maquette d’un projet plus ambitieux, qui est un sanctuaire dans le désert, en hommage aux morts de la traite transsaharienne. Cette traite, beaucoup moins exposée que la traite transatlantique, a pourtant causé d’énormes traumatismes et déséquilibres, à la fois pour les populations noires des pays d’Afrique du Nord, mais aussi dans des pays comme la Mauritanie ou le Soudan, pays qui connaissent toujours l’esclavage aujourd’hui, ou des persécutions génocidaires des populations noires (Darfour). L’occultation de cette traite a provoqué un lourd silence, qui permet et renforce la persécution des Noirs dans certains pays d’Afrique du Nord ou de l’Est : sanctuaire et sépulture sont des lieux oubliés. Statues détruites, stèles renversées, corps recouverts par le sable, par l’oubli, que nul n’a voulu voir. C’est un cimetière qui se sent seul et se garde lui-même. Sanctuaire et sépulture se souvient et rend hommage à ces morts politiques et oubliés qui attendent qu’on leur rende justice.
Par ses installations qui mêlent le passé (la traite transsaharienne) et le présent (le Darfour et les esclavages contemporains), Diagne Chanel entend rappeler que le présent intenable, insupportable, est justement possible parce que le passé a été occulté et que sa transmission historique ne s’est pas faite. La route menant jusqu’au Sud de la Lybie fut le cimetière de milliers d’enfants noirs, morts pour être transformés en eunuques pour les harems de l’Orient. « Cette route était jalonnée par tant de squelettes humains qu’un explorateur, même s’il n’avait pas été familier du désert, aurait pu retrouver son chemin grâce à eux », dit Samuel Cotton dans La Terreur silencieuse. Une des particularités de l’esclavage en général est qu’il cherche à détruire toute possibilité de lieu ancestral. Comme l’écrit Françoise Vergès dans L’Homme prédateur (2011) : « En coupant la filiation, l’esclavage fait de la terre où il s’installe une terre de fantômes. Il n’y a pas de sépulture. Si les esclaves sont enterrés (comme le Code noir et l’hygiène le demandent), si les esclaves créent des rituels d’enterrement et de deuil, les tombes où s’inscrivent la filiation et l’ancestralité manquent. La privation de sépulture est une expérience profondément liée à l’esclavage, et il serait utile de comparer les rituels qui s’élaborent pour répondre à ce manque. De la Guadeloupe à Haïti, du Brésil à la Réunion, de Madagascar au Vietnam, nous retrouvons un souci comparable d’apaiser les esprits des morts et d’honorer les ancêtres. » Diagne Chanel parle souvent de ses uvres comme d’une catharsis personnelle, d’un moyen de pouvoir faire face à des situations ou témoignages recueillis particulièrement insupportables.
Une salle d’exposition peinte en noir, et six grands tableaux se faisant face, avec des hommes debout en marche. Au centre, une statue africaine traditionnelle en bois, entourée de fil de fer barbelé. Cette installation met en parallèle le parcours des uvres dérobées en Afrique, et celui des hommes du Sud, les « usages » que chacun a subis et subit aujourd’hui. Les « découvreurs », les esclavagistes et les colonisateurs ont asservi les hommes pour leurs besoins d’exploitation économique, tout en volant leurs uvres, ou en les jugeant blasphématoires et menaçantes pour leur propre culture.
Le trafic d’uvres d’art anciennes suit un itinéraire assez semblable à celui des trafics des esclaves, ou des filières de travail clandestin contemporaines : rapt, vente, anonymat, le fait de re-nommer, de redonner un pedigree, de vendre aux enchères ; comme le disait Alain Resnais, « les statues meurent aussi ». D’après Bruce Clarke, les anciennes puissances coloniales se divertissent avec le butin de leurs pillages orchestrés sur les terres mêmes d’où sont issus des hommes qu’elles méprisent, célébrant leur ignorance des histoires et de l’Histoire des origines et des philosophies (« l’Homme africain n’est pas entré dans l’Histoire », a dit quelqu’un
un président je crois
). Les « objets » de la rapine, exposés dans les musées, forcent l’admiration, tandis que les humains qui les ont produits n’attirent que morgue ou commisération, empêcheurs d’adorer en rond en voulant aborder les territoires du Nord quand on leur a assigné le rôle de main-d’uvre éternelle, soumise et quantifiable au gré des besoins des riches dans l’ordre économique libéral. Selon Bruce Clarke, la logique d’exploitation qui était a l’uvre lors de la traite négrière n’a pas disparu : n’ayant jamais permis aux peuples asservis de se développer, les ex-puissances coloniales ont pratiqué à rebours une sorte de traite sélective en organisant la venue des hommes du Sud démunis pour construire leur propre prospérité.
Chaque changement dans l’Histoire, y compris l’abolition de l’esclavage par exemple, advient pour des intérêts économiques – le sucre des betteraves en France était menacé par la « concurrence déloyale » du travail des esclaves aux Antilles. Le but des installations de Bruce Clarke est de s’approcher au plus près de l’événement, des événements, qu’il s’agisse de l’esclavage, de la colonisation, ou des suites de la colonisation et de ses drames. Je veux rappeler ici que la loi Taubira, qui inscrit l’esclavage comme un crime contre l’humanité, permet de ce fait de relier entre eux les différents lieux de mémoires, car ces crimes viennent de l’humanité. L’histoire non dite, partout, agit de façon nocive et obscure, entre la culpabilisation et le blocage. Bruce Clarke, depuis douze ans, travaille sur un grand lieu de mémorial du génocide rwandais. Il a pris comme point de départ les multiples mémoriaux in situ qui sont en général assez choquants, sans médiation aucune, avec souvent l’exposition pure et simple de corps dans des écoles.
Depuis 2001, Clarke travaille avec le gouvernement rwandais à un grand mémorial au centre de Kigali, Le Jardin de la mémoire, où il implique les habitants dans la construction d’une gigantesque installation faite de milliers de rochers que chaque Rwandais peut amener, chaque pierre symbolisant une victime du génocide. Ce qui est ici crucial, c’est la participation des visiteurs, des acteurs, à ce qui est une commémoration active et partagée. Cette commémoration permet de surmonter le traumatisme que peut constituer un mémorial trop réaliste, littéral, qui ne satisfait pas les victimes (coté obscène, voyeur) et peut fasciner les bourreaux. Avec une autre installation présentée à Bordeaux, Je vous écris du jardin de la mémoire, Bruce Clarke aborde le génocide du Rwanda avec un dispositif interactif, des témoignages sonores de rescapés.
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