L’univers des contes : un monde de mots égrenés qui nous porte bien au-delà de l’enfance. A l’occasion de la parution de ses Contes des trois rives, l’écrivain Mourad Djebel revient sur la genèse de ce dernier ouvrage et aborde sa relation au conte, qui imprègne largement son uvre.
Les Contes des trois rives proposent quatre contes issus de la tradition orale, mais le recueil est cependant « un livre personnel dans son fond comme dans sa forme » : avec quelle marge de liberté joue l’écrivain travaillant une matière déjà existante ?
Il y a une première marge inhérente à la matière même. Un conte, dans la tradition orale, dépend beaucoup et de l’instant et du conteur ou plutôt de la conteuse, dans mon cas, ce furent uniquement des femmes qui me transmirent ces histoires, lorsque j’étais enfant. Raconté par deux conteuses, ou par là même à deux moments différents, il varie. Les versions ne se ressemblent jamais de bout en bout. Hormis ce qu’on peut appeler une trame (qui est presque immuable) le reste qui relève de l’improvisation verbale est en perpétuelle modification.
Il y a une autre marge tout autant effective, peut-être plus, qui relève directement de l’écriture. Celui qui n’a pas d’ambition autre que son travail d’écrivain (en tout cas pas celle de faire uvre d’ethnologue ni même de conteur professionnel) peut avoir tout l’espace dont il a besoin pour transformer l’objet de son travail puisque la véritable matière n’est pas uniquement une trame narrative existante mais en premier lieu l’écriture elle-même. Les subtilités de la phrase, du paragraphe, du texte finissent toujours par modifier, et profondément parfois, le fond.
Dans mon cas, la marge était encore plus importante car mon idée de départ n’était pas celle réalisée à l’arrivée. Ce qui s’est modifié (ou a disparu) de ma première conception a ouvert des champs à explorer. Par exemple comment faire en sorte, sans avoir à réécrire un ou deux contes des Mille et une nuits (ce que j’avais prévu avant de commencer), qu’une fragrance, même ténue, s’en dégage et vienne flotter autour et dans ces Contes des trois rives ?
Sans doute y a-t-il une autre marge liée à mon projet de départ : aborder le travail avec l’idée de faire de prime abord un livre personnel. Un livre qui s’octroie aussi une part de liberté, quand bien même la matière existe déjà. Je ne me suis imposé aucune restriction, même sur la trame. Bien sûr, toutes « ces marges » dont je viens de parler, étaient indissociables et inextricables au moment où j’écrivais ce livre.
Quel est le jeu qui se tisse entre l’oralité si importante du monde des conteuses et l’écrit de l’auteur ?
Il y a sûrement un jeu qui se tisse entre les deux, mais je ne saurai l’expliciter d’une manière claire. Peut-être se situe-t-il au niveau de la première marge dont je parlais plus haut. Trouver mes propres mots, mon propre phrasé pour raconter c’est faire d’une certaine manière écho à la liberté que prenait les conteuses. Peut-être se tisse-t-il au niveau du triple travail de traduction-adaptation : passage de l’oralité à l’écrit, passage de l’arabe dialectal au français, et puis enfin passage du français comme langue véhiculaire à ma propre langue d’écrivain. Trois passages qui ne peuvent se réaliser que simultanément.
Pourriez-vous revenir sur les « trois rives » qui constituent le recueil ?
Comme je l’ai écrit dans la préface à l’ouvrage, rien n’interdit de voir dans ces trois rives des lieux géographiques : la rive sud de la Méditerranée, la rive nord du Sahara et de l’Afrique et la rive ouest des mondes arabes et de l’orient. Mais pour moi ces trois rives sont d’abord la métaphore de trois moments clefs de mon rapport au conte.
L’enfance, le moment où la plupart de ces contes m’ont été racontés dans la pure tradition orale (sans support écrit) ; l’adolescence, où j’ai découvert Les Mille et une nuits et l’émerveillement qu’elles provoquèrent en moi et enfin le moment où j’écrivais Les Cinq et une Nuits de Shahrazède et durant lequel j’ai eu du plaisir à composer des contes.
Vous dites vous-même dans la préface au recueil que le choix originel des contes avait subi de profondes modifications, que « la matière sur laquelle vous aviez commencé à travailler s’opposait à épouser le moule préconçu ». Pourriez-vous expliquer cette rébellion et, en dernier ressort, la façon dont les contes retenus ont été choisis (ou se sont imposés) ?
Dans mon idée de départ je voulais matérialiser les trois moments clefs dont je viens de parler : reprendre quelques contes issus de la tradition orale ; réécrire deux ou trois contes des Mille et Une Nuits et enfin en inventer deux ou trois.
Mais en commençant l’écriture par les contes issus de la tradition orale, je me suis rapidement heurté à un problème : je ne pouvais prétendre à faire un livre personnel si je me contentais d’expliciter (ou de traduire) la trame de chaque histoire en l’agrémentant ça et là de quelques belles formules. Ces contes demandaient un véritable travail d’écriture et ce, autant sur les trames que sur les énigmes, les personnages.
Un autre phénomène étrange est venu s’ajouter à la première difficulté : avant de me mettre à l’écriture, j’avais demandé à ma famille d’enregistrer pour moi certains de ces contes, or en les écoutant, je me suis rendu compte qu’ils différaient des souvenirs que j’en avais gardés. La trame était identique mais ma mémoire me restituait quelque chose d’autre que je ne saurai – même maintenant – cerner et définir entièrement. Mes souvenirs débordaient en quelque sorte la version enregistrée. Peut-être que mon imagination d’enfant s’en était emparée pour les enrichir. Peut-être aussi que l’enfant, dans sa réception et sa perception des mots, entend et leur fait dire un peu plus que ce qu’ils disent. Peut-être enfin que la mémoire avec ces cheminements si tortueux les a transformés au fur et à mesure que je grandissais en fonction de beaucoup d’éléments, notamment de mes lectures. Toujours est-il que bien avant de finir l’écriture de Welja ou l’exil des sept frères, j’ai décidé de me concentrer uniquement sur les contes issus de la tradition orale et parmi ceux-là sur ceux dont j’avais le plus « souvenir » remontant à l’enfance.
Le motif du voyage est récurrent dans le monde des contes mais apparaît dans les textes retenus comme particulièrement important. Est-ce le fait de la tradition ou celui du conteur ?
Il y a un peu des deux. La tradition dont on parle ici concerne une région où, jusqu’à récemment, était pratiqué le nomadisme ou plus exactement la transhumance. Voyager ou du moins parcourir des distances est donc de fait constitutif du mode de vie et de la culture et il n’y a rien d’étrange alors, à ce que l’on retrouve abondamment ce motif dans les contes.
Ensuite le voyage en tant que quête initiatique doit sans nul doute interpeller certains conteurs plus que d’autres. Ce qui est sûr, c’est qu’enfant, ce motif était mon moment préféré dans les contes. Il me faisait particulièrement vibrer et incitait mon imagination à construire intérieurement des paysages fantastiques et des rives à chaque fois nouvelles.
La figure de Shéhérazade est très importante dans votre uvre (et notamment dans Les Cinq et une Nuits de Shahrazède) : comment sa présence se déploie-t-elle ?
Les Cinq et Une Nuits est un ensemble d’interrogations sur le pouvoir des mots. Entre autres questions : est-ce que le verbe peut s’opposer à la mort ? Qui mieux que Shéhérazade pouvait incarner cette interrogation – pour moi fondamentale à ce moment-là -, elle qui repoussait chaque nuit le cimeterre du bourreau grâce à ses mots ?
Une autre question d’importance (qui peut paraître désuète) était : est-ce que les mots peuvent participer à une transformation collective quelconque ? Est-il possible, dans une période extrême – comme celle vécue par l’Algérie durant la fin des années 80 et tout le long des 90 – qu’un récit parallèle à l’histoire officielle (toujours le pouvoir des mots) puisse être inscrit dans la réalité et peut-il agir dans le sens d’une transformation collective ?
La Shéhérazade des Mille et une Nuits ne sauve pas que les femmes (ce qui lui a valu d’être vue comme une féministe avant l’heure), implicitement elle sauve aussi son époux Shahrayare de sa propre folie meurtrière (et probablement son règne qui aurait fini par s’effondrer, j’imagine, s’il avait continué à exécuter une femme chaque matin !) Elle n’avait, en revanche, aucune autre ambition que celle-ci. La Shahrazède de mon roman (plus exactement Loundja-Shahrazède, l’un et l’autre étant des surnoms) parvient, comme son aînée, à influencer le court de la vie de son ami grâce aux mots et à la sensualité. Elle le sauve de sa folie suicidaire. Mais elle est minée par un échec plus profond : elle a, pendant toute sa jeunesse, cru à la transformation collective et au pouvoir des mots pour l’engendrer ou du moins y participer et réalise à ses dépens que la réalité extrême qui est à l’origine de la folie suicidaire de son ami est la preuve par mille que sa croyance, son espérance et toutes ses actions étaient vaines et ont échoué. C’est-à-dire que cette réalité refuse l’inscription de tout autre récit qui ne la conforte pas dans son délire meurtrier. Shahrazède cède alors au désespoir.
Peut-être que les mots finalement conservent un certain pouvoir et peuvent agir et transformer le cours des choses mais au niveau individuel. Au niveau collectif c’est une autre histoire.
Vous dites par ailleurs que cet ouvrage – Les Cinq et une Nuits de Shahrazède – constitue « le dernier moment clef » dans votre relation avec le conte. Pourriez-vous développer ce constat ?
D’abord, c’est tout autant la phase d’écriture de cet ouvrage que l’épisode qui me l’a inspiré qui constitue ce dernier moment clef.
Ensuite, mon personnage principal, dans ce roman, s’appelait Loundja-Sharazède, si le second prénom s’explique facilement par le livre lui-même, le premier, d’une certaine manière, est là comme un écho à Loundja Fille de l’Ogresse, conte que l’on retrouve dans les Contes des trois rives.
Si, dans la phase préparatoire à l’écriture de Les Cinq et une Nuits, il était question pour moi d’utiliser la figure de Shéhérazade, c’était uniquement pour incarner mes interrogations sur le pouvoir des mots, pas pour le conte. J’avais prévu l’écriture et l’insertion d’un « récit parallèle » en opposition avec l’Histoire officielle qui situe Shahrazède dans une longue chaîne humaine, mais il n’était pas question que ce dernier soit fragmenté sous forme de contes. C’est au fur et à mesure que mes questions se précisaient et s’affinaient que je me suis retrouvé à le composer de la sorte avec un regard parfois attendri et parfois ironique.
La période d’écriture de Les Cinq et Une nuits, qui s’étala sur presque trois ans, fut, comme je le dis plus haut, riche en interrogations, mais aussi en découvertes. J’ai ainsi réalisé au long de l’évolution du texte que mon rapport à littérature avait commencé avec le conte et la tradition orale de mon enfance et non à l’adolescence avec la lecture des grands textes, comme je le croyais jusqu’alors. Par ailleurs, j’ai pu mesurer l’influence certaine de ce rapport au conte sur mon écriture.
Pensez-vous, en tant qu’écrivain, que la parole (écrite ou dite) est en effet la condition nécessaire à notre survie ?
Condition nécessaire mais peut-être pas suffisante à notre survie individuelle et collective. Sans la parole, on court sans nul doute vers la catastrophe (mais avec la parole aussi on peut courir vers la catastrophe) la Shéhérazade des Mille et une Nuits, est le symbole de cette condition nécessaire à la survie mais elle ne la dépasse pas. La parole peut-elle être aussi la condition nécessaire à une transformation de la réalité ce qui peut, dans des moments de crise, devenir une condition majeure de la survie ? Je n’ai pas de réponse tranchée à cette question. Dans Les Cinq et une Nuits, Londja-Shahrazède qui, au début, croyait au pouvoir de la parole n’y croit plus à la fin, alors que son ami, fait lui, le chemin inverse. Entre les deux, la jeune narratrice, ne se détermine pas. Elle continue de s’interroger, de chercher sa voie, même si l’on peut imaginer qu’en acceptant de s’inscrire dans la lignée des conteuses, elle accepte, de fait, de croire un tant soit peu au pouvoir de la parole.
Le conte est universel, il vient baliser notre vie et s’enracine souvent bien plus profondément en nous que nous ne le soupçonnons. Quelle vous semble être sa place dans le monde contemporain ? Comment continue-t-il à nous construire ?
Tant qu’il y a des gens pour lire ou conter, tant qu’il y a des enfants et des parents pour leur raconter des histoires, sa place ne risque pas de disparaître. La tradition orale, en revanche risque, elle, d’être recouverte par l’oubli. C’est tout le paradoxe, plus l’écrit se généralise – et puisque je suis écrivain j’y contribue – plus l’oralité est amenée à céder la place.
Si effectivement le conte nous construit peut-être cela se joue-t-il, du moins en partie, au niveau de l’enfance. L’imaginaire d’un enfant est beaucoup moins contraint ; sa réception-perception des mots lui ouvre des paysages beaucoup plus larges que ne le permet la réalité des adultes. Une ouverture que j’aime imaginer persistante.
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