Entre Haïti et la France

Entretien de Sylvie Chalaye avec Michèle Lemoine

Paris, novembre 1999
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Vous étiez l’an dernier à l’affiche dans Ecchymose, une pièce qu’a écrite et mise en scène votre frère Jean-René Lemoine. Etes-vous devenue comédienne par tradition familiale ?
J’ai commencé le théâtre assez tard. Cela me vient de mon frère qui s’est très jeune intéressé au théâtre. A l’époque on vivait en Belgique. Il était inscrit au conservatoire de la petite ville de province où on habitait. Et un jour, par hasard, j’ai dû lui donner la réplique pour un examen qu’il passait. Et là j’ai senti que c’était cela que j’avais envie de faire aussi. Je ne m’y suis pas mise tout suite, j’ai été à l’université, j’ai laissé passer quelques années. Puis, du jour où je me suis installée à Montpellier, je me suis inscrite au Conservatoire. Et je n’ai plus arrêté.
Vous avez été engagée dans des spectacles ?
J’ai pris des cours pendants trois ans. Puis j’ai quitté la France. Je suis rentrée en Haïti et j’ai commencé à travailler au Centre Dramatique Franco-Haïtien avec Jean-Pierre Bernay qui venait d’arriver. Nous avons collaboré pendant cinq ans. C’était une période difficile, mais aussi très fructueuse.
Quelles difficultés avez vous rencontrées ?
Tout est difficile en Haïti, entre autres faire du théâtre ! D’abord au niveau financier, puis au niveau du public. On ne peut pas vivre du théâtre en Haïti.
Il n’y a pas de professionnalisation des comédiens ?
Tous les gens qui font du théâtre en Haïti font autre chose. C’est impossible d’en vivre. A l’époque où je travaillais à l’Institut français, je faisais aussi autre chose, comme tous les autres comédiens. J’enseignais le jour, et on répétait le soir. L’autre difficulté, c’est de rassembler un public pour une exploitation des spectacles sur une certaine durée. En Haïti, une pièce n’est jamais jouée un mois. On ne donne que quelques représentations.
Le public est un public d’expatriés, de coopérants ?
Non, pas du tout. C’est le public haïtien. Mais il y a un vrai problème économique. Les prix ne sont pas accessibles à tous ; la majorité de la population est très pauvre. C’est aussi un problème au niveau de la langue. Haïti est censé être un pays bilingue, mais la majorité de la population est uniquement créolophone. Qu’on joue une pièce en français ou une pièce en créole, le public que l’on peut atteindre est plus ou moins réduit.
Même si on se fixe sur le public de Port-au-Prince et que l’on travaille en créole, au bout d’un moment, l’exploitation d’une pièce reste difficile, et on ne peut pas se permettre une exploitation en continu. Les pièces en créole de certains écrivains comme Franck Etienne attirent pourtant énormément de monde.
Qu’avez vous joué avec Jean-Pierre Bernay ?
On a monté des pièces du répertoire français et du répertoire haïtien francophone et créolophone. Le plus enrichissant a été de travailler les textes de Franck Etienne. Notamment Casser les Os.
Après cinq ans, vous avez donc choisi de revenir en France.
Et à mon retour, d’autres difficultés ont commencé. Difficile de trouver des portes ouvertes pour les comédiens noirs ici. J’ai travaillé avec Gabriel Garran sur Maréchal Nikkon Nikku de Tchikaya U Tam’si et il y a trois ans, quand Alain Ollivier a monté la pièce de Nelson Rodriguez : Ange noir, je faisais partie du choeur. Mais j’ai surtout travaillé sur des projets personnels, des lectures, des montages, et assez rapidement j’ai été dégoûtée de passer des auditions et des castings.
Les comédiens noirs parlent beaucoup du cauchemar de l’insoutenable casting
Les directeurs de casting ont toujours des idées arrêtées sur les comédiens qu’ils recherchent, mais quand il s’agit de comédiens noirs, ils ont une idée sur la couleur, sur l’accent, cela devient un véritable carcan, dans lequel il est très difficile de s’insérer. Je ne pouvais pas me plier à ça. Il faut sans doute savoir se plier aux conditions de ce métier.
Comment expliquez-vous qu’il y ait si peu de propositions qui soient faites aux comédiens noirs ?
Le milieu du théâtre est un milieu très fermé. Car un metteur en scène fait des rencontres et se crée un groupe. Un metteur en scène n’est pas obligé de convoquer toute la République quand il a envie de monter un spectacle.
Quelle est la motivation d’un metteur en scène français qui veut employer un acteur noir ? Deux cas de figures se présentent. Soit il s’agit d’une  » pièce noire « , alors on voit convoquer tout ce qu’il y a de comédiens noirs sur Paris. Il y en a même, comme Jacques Nichet pour La Tragédie du Roi Christophe, qui partent aux Antilles et en Afrique pour en chercher… et on vous dit qu’il n’y a pas de comédiens noirs. Soit le metteur en scène choisit délibérément un comédien noir pour tel ou tel rôle et c’est une intention de mise en scène qui sera commentée, questionnée par la critique, comme Declan Donnellan qui cherchait un Noir pour jouer le Cid…
Vous pensez qu’un metteur en scène ne distribue pas un acteur noir dans son spectacle parce que c’est d’abord un comédien qui l’intéresse ?
Quand un metteur en scène apprécie un comédien noir qu’il veut faire travailler, il est obligé de se poser la question de savoir comment on va interpréter ses choix. A la limite je peux comprendre ce souci. Mais il faudrait justement que chacun passe par dessus.
Comment expliquer ces questionnements autour de l’acteur noir sur la scène ? Est-ce le fait d’une société qui refuse de se penser comme multiraciale ?
Oui, il y a surtout un manque de prise de risque et d’ouverture chez les metteurs en scène.
Comme les comédiens noirs travaillent peu, ils ont le temps de faire autre chose…
Oui, j’ai travaillé dans la production audiovisuelle. Et j’ai eu envie de faire un documentaire sur Haïti. Le montage financier a pris du temps, mais j’ai réussi Il a été coproduit par RFO et diffusé par TV5 et RFO Sat. Il a fait deux ou trois festivals : Montréal et Namur. Et actuellement j’en prépare un autre.
Quel est le sujet de ce premier documentaire ?
Il s’appelle  » Chronique des femmes oiseaux  » et porte un regard sur des femmes haïtiennes, marchandes ambulantes que l’on appelle des  » Madame Sarah « . Elles traversent le pays d’un bout à l’autre et font de l’achat et de la vente en gros. Elles assurent la circulation de la nourriture et des produits de première nécessité sur le marché informel qui est le plus important en Haïti.
Et celui que vous préparez actuellement ?
Le sujet est un jeu de hasard très populaire en Haïti qui s’appelle La Borlette. C’est une loterie banale à première vue. Mais ce qui est intéressant, c’est que les gens jouent sur un numéro à deux chiffres ; ces numéros il les déduisent de l’interprétation de leur rêve. Chaque type de rêve correspond à tel ou tel numéro. Il y a tout un monde onirique derrière qui est tout à fait fascinant.

///Article N° : 1318

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