entretien d’Olivier Barlet avec Kahena Attia, monteuse, Tunisie

Ouagadougou, Fespaco de février 1997
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Ma culture est d’abord bilingue : je suis francophone et francophile, avec des études supérieures en France (IDHEC) puis une pratique de monteuse en France pendant de nombreuses années. Je me suis intéressée au montage car ce n’est pas seulement une manipulation technique : c’est un travail de créativité. L’Afrique a fondamentalement besoin de ce regard. J’ai fréquemment décanté mes besoins immédiats d’expression par rapport à des sujets très personnels vers un type de cinéma qui me paraît plus important sur le plan historique. Ce fut une révélation avec Ousmane Sembène : je me suis dit  » je fais le saut « . Je me suis rendu compte que l’Afrique avait une part très large dans la constitution de la civilisation universelle. Cette cinématographie se tournait vers l’histoire du continent mais aussi vers les individualités qui l’ont fait.
Les sujets auxquels j’ai participé faisaient partie du regard vrai que l’on peut porter sur le continent. Camp de Thiaroye, malgré tous ses défauts, est le premier film qui m’a permis de comprendre ce que l’Afrique a enduré et ce qu’elle apporté dans le drame de la Seconde guerre mondiale. Si l’Afrique était capable de tant de générosité, pourquoi pas moi ? J’ai décidé de quitter la France où je travaillais dans des conditions très confortables pour l’Algérie puis la Tunisie pour des raisons idéologiques au départ. Les films de Nouri Bouzid sont des films engagés : je crois que le regard intérieur des films doit donner la possibilité de regarder l’histoire de l’Afrique en général. C’est le choix que je fais dans le cinéma, poursuivi avec Guimba de Cheick Oumar Sissoko. Ils n’ont pas réduit mon travail à une technique : c’étaient des amis et nous ne nous opposions pas idéologiquement, en dehors de discussions qui nous faisaient avancer.
Mon travail a été primé dans différents festivals. Avec d’autres femmes cinéastes, nous avons essayé de monter une association pour participer de plus en plus à une cinématographie qui a besoin de notre regard. Pour moi, le montage est créativité et écriture. On cherche des routes d’écriture originale et chaque film me donne la possibilité d’avancer dans cette recherche. Le cinéma permet de forcer l’imaginaire d’un public souvent habitué à des lectures directes et faciles mais avec lequel on peut tenter des écritures plus complexes. Il me semble fondamental d’interpeller le spectateur sur la temporalité, sur l’espace et sur la capacité de mémoriser, non en soi mais dans la prospection de l’avenir. Haramuya, malgré un petit budget et un réalisateur parti de rien, fut très ludique ; j’ai essayé de mettre à profit tant les qualités que les défauts du film. Pour Guimba, j’ai essayé de mettre mon regard de femme africaine ; Cheick m’a permis de mettre toute la créativité que je pouvais apporter et en était très respectueux : la façon dont la tyrannie de nos Etats s’exerce aussi sur la femme, laquelle peut la dérouter notamment au niveau de la séduction, un aspect qui a contribué à l’originalité au film. Par le biais de l’écriture, il est possible d’enrichir à ce niveau même un film réalisé par un homme. Miel et cendres a lui aussi une écriture différente : le regard passe par l’émotion et par des critères de disponibilité mettant de côté ses propres obstacles et interdits. C’est cette écriture en anneaux, en spirale, qui m’intéresse : le jeu de destruction des limites et barrières sur le plan de la mémoire comme sur celui des générations et de l’échange. J’essaye de retrouver la force d’imagination de l’enfance…
Cette écriture en ellipses et annelée permet de faire des sauts qualitatifs et temporels. Un enfant n’a pas besoin de saisir un déplacement dans le seul sens du mouvement. L’ellipse permet de dépasser les obstacles, comme de passer à travers un mur ! Le problème de ceux de ma civilisation sera le même partout dans le monde : c’est cette ellipse qui me permet d’exprimer le fond du problème sans avoir à passer par des passages obligés imposés parce qu’on croyait les gens incapables de lire autrement que l’immédiat. Miel et cendres de Nadia Farès qui est moitié Egyptienne et moitié Suisse et a fait ses études aux Etats-Unis exprime ces retrouvailles de ce que sa grand-mère arabe et sa mère suisse lui racontaient : je me suis retrouvée interpellée sur le plan identitaire par ma prime jeunesse, mon africanité, et par ma destinée en Europe. C’est en comprenant cela que j’ai compris la nécessité de l’ellipse au niveau de l’écriture. Cela me permet d’intervenir auprès du réalisateur pour lui dire que le fait de prendre une voiture et de se déplacer n’est pas nécessaire sauf si cette voiture permettra de dire autre chose que le déplacement lui-même. Passer par une fille de 20 ans et son expérience douloureuse pour la transmettre à une femme de 30 ans qui a déjà un bagage est une ellipse, celle de la virtualité de l’âme, circulation à travers le temps et l’espace. Les Sabots en or de Nouri Bouzid m’a donné par l’échange avec lui la capacité de l’exprimer au mieux : pouvoir démolir au niveau du visuel les barrières entre le temporel et l’espace. Par le regard de cet intellectuel qui se remet en question, une femme, sa fille, passe par exemple dans la même image de l’âge de 8 ans à l’âge de 20 ans, adulte. Elle arrive âgée de 20 ans et fait un mouvement vers son père, mais dans la même image, celle qui vient vers son père, c’est l’enfant, exprimant le réel rapport émotionnel du père avec son enfant. Ces images mentales sont des désarticulations extrêmement riches au niveau de l’écriture. On retrouve la structure du conte oral, lui aussi complexe par le biais de l’imaginaire et de l’ellipse.
La cinématographie africaine est aujourd’hui traversée par une grande ambiguïté : mettre les paramètres de la civilisation africaine au service de la culture européenne pour l’obliger à nous comprendre. C’est dénaturer les choses : le problème n’est pas là ! L’Europe est suffisamment avertie : elle a à la fois le respect et l’intérêt de la civilisation africaine car elle en est pénétrée. L’Europe ne nous comprendra que lorsque nous serons capables de nous comprendre nous-mêmes !

///Article N° : 2542

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