Distingué à Cannes du prestigieux prix de l’œil d’Or, le dernier documentaire de Raoul Peck, Ernest Cole, photographe, est sorti en salle le 25 décembre. Dans ce long métrage d’une heure quarante-six, l’ancien président de la Fémis et ministre de la culture haïtien, invoque en noir et blanc la vie du photographe Sud-Africain Ernest Cole. Une fresque pleine d’émotions anime les centaines d’images d’archives qui la composent pour nous plonger dans l’œuvre et le destin de celui qui fut l’un des premiers à braquer l’objectif noir sur l’apartheid. Pari réussi.
L’Histoire a son lot d’inspirations tragiques et héroïse Ernest Cole dans un étau cruel. Chroniqueur de l’apartheid pour Drum et le New York Times, ce jeune homme né en 1940 à Prétoria (Afrique du Sud) déjoue les autorités de son pays et s’envole pour New York à 26 ans, les poches pleines de négatifs. En 1967, il y publie House of Bondage (La Maison des Servitudes), une étude narrative et photographique saluée mondialement pour ses révélations poignantes sur l’horreur du régime sud-africain. Cet ouvrage cristallise tout à la fois son sacre et son exil. Le piège de sa réussite le bannit définitivement d’Afrique du Sud et plante les graines d’une nostalgie natale qu’il filera tout au long de sa vie. Se heurtant aux désillusions de la société américaine et au long deuil de son propre pays, Ernest Cole se débat avec le racisme et l’exil qui magnétiseront son existence jusqu’à l’errance et la dépression.
Donner corps au statique, le tour de force de Raoul Peck
Tout au long du documentaire, le montage anime les photographies d’Ernest Cole qui portent l’émotion, le décor et les personnages. La bande-son réalisée par Alexei Aigui, le mouvement, le rythme et une loupe baladée sur le détail produisent un récit vivant où la puissance des images se mêle à leur message. Le fond et la forme se retrouvent autour d’une voix, qui coule, seule, sur tout le film. Cette voix, c’est celle de Raoul Peck lui-même, prêtée à Ernest Cole, pour que ce dernier brise le mur de l’histoire et s’adresse directement à l’audience.
Reconstruire la parole, rétablir l’histoire
En 1988, Gayatri Spivak, théoricienne spécialisée en études postcoloniales et féministes à l’université Columbia, déplorant le mutisme imposé à certaines marges démographiques négligées par la conscience mondiale, posait dans un essai la question suivante : « les subalternes peuvent-elles parler ? ». Raoul Peck répond par l’affirmatif : « Ernest Cole lui-même doit raconter sa propre histoire. Il doit se la réapproprier car on l’a effacée ». Ainsi le réalisateur disparaît pour nous laisser seuls avec les mots que le photographe nous adresse à la première personne : « Tout a commencé en 1956. Je venais de terminer ma seconde année de lycée. J’ai décidé de quitter l’école, car le gouvernement avait volontairement baissé le niveau déjà bas de l’éducation pour les Africains, en introduisant la Loi sur l’éducation bantoue. Je trouvais que ça allait trop loin, alors je suis parti ».
Dans un entretien pour Africultures, Raoul Peck nous livre :
« c’est une énorme responsabilité de parler en son nom. La première démarche, c’est de comprendre intimement le personnage sur lequel je travaille. Qu’est-ce qui le fait bouger ? Comment pense-t-il ? Comment pleure-t-il ? Comment aime-t-il ? Comment écrit-il ? Comment rit-il ? ».
Mais certaines voix sont partiellement ensevelies et leur tendre une oreille n’est pas chose aisée. Ainsi Raoul Peck a-t-il poursuivi un profond travail d’archives et d’introspection pour réaliser ce documentaire. Passant au peigne fin House of Bondage, dont les citations abondent le chapitre Sud-Africain du film, il s’imprègne d’abord de ce « texte extrêmement bien écrit, personnel, poétique, plein d’humour et du regard ironique du personnage ». Il collectionne ensuite les reliques éparpillées du photographe. Il le découvre méthodiquement dans ses correspondances et les souvenirs de ses proches interrogés. C’est à partir de cette enquête affective que Raoul Peck reconstitue la parole d’Ernest Cole et comprend par exemple que celui-ci a « envisagé le suicide, plus d’une fois ».
Raoul Peck a l’habitude de déterrer les mémoires et de déconstruire les narratifs qui les invoquent traditionnellement. Ce n’est pas la première fois qu’il invite pour ce faire les hommes qui vivent et nous renvoient l’Histoire. Le réalisateur de Lumumba, la mort du prophète et de I Am Not Your Negro (sur la vie de James Baldwin) aime personnifier l’Histoire pour la raconter différemment. Tentant de créer un « ressenti physique, même intime de la personne », Raoul Peck ouvre une conversation entre les siècles et les générations. Ce lieu fertile à l’identification et à l’universel permet de « mieux apprendre des leçons du passé, de les mettre au présent pour pouvoir décoder le monde actuel et les batailles auxquelles nous sommes confrontées aujourd’hui ». À travers les mots d’Ernest Cole, Raoul Peck éclaire les dynamiques et les forces de l’apartheid et de la ségrégation, mais aussi les effets pernicieux de leurs manifestations. Il permet de voir, derrière la froideur du grand récit historique, les écorchures humaines (solitude, déracinement, dépression, étouffement…) liées au racisme institutionnel.
« Créer quelque chose qui soit efficace dans le présent »
Raoul Peck, qui envisage le cinéma comme un outil de changement, souhaite « créer quelque chose qui soit efficace dans le présent ». Son documentaire n’explicite pas l’extrapolation contemporaine de la vie d’Ernest Cole, car celle-ci suffit à poser des questions qui résonneront dans le cœur du public. En braquant son projecteur sur les effets de l’oppression, de la migration et de l’exclusion, il laisse à chacun le soin d’en identifier les ombres actuelles. « Sans connaître l’histoire, on fait beaucoup de bêtises », nous confie-t-il. Pour lui, par exemple, Ernest Cole, photographe nous apprend que « le questionnement autour de la migration, c’est de la foutaise. La planète a toujours été en mouvement. Vouloir monter des murs est illusoire. Son lieu d’enfance, ses parents, l’arbre qu’on a connu, les endroits où l’on a joué, sont ce qui vous marque à vie, sont ce qui vous fait et qu’on n’oublie jamais ». Il ajoute : « On ne part pas par plaisir. C’est un déchirement, toujours. Et ce déchirement continue parce que la vie que vous avez quittée continue ». En sortant de la salle, effectivement, une phrase reste en tête : « J’ai le mal du pays, et je ne peux pas y retourner ».
Ernest Cole n’est pas seulement un homme noir du XXème siècle. Il est un artiste noir, et il en souffre. Lui qui aimerait photographier la mode, qui se rêve artiste entier, et rien qu’artiste, comme Cartier-Bresson qu’il admire, revendique que « l’homme total ne vit pas qu’une seule expérience ». Mais il est un artiste noir, et il en souffre car on l’y confine. Comme il l’écrit : « exposer la vérité à tout prix est une chose, mais passer sa vie entière à chroniquer la misère, l’injustice et la cruauté en est une autre. C’est à peu près le seul genre de mission que les magazines d’ici me proposent parce que mon premier livre traitait de la question de la ‘race’, de la couleur de ma peau – une caractéristique accidentelle ». Il cogne aux parois d’une boîte noire hermétique qui aurait également pu se refermer sur Raoul Peck. Mais, à son époque, lui connait les pièges : « Je savais qu’il fallait que je sois mon propre producteur pour ne pas avoir à mendier quoique ce soit à qui que ce soit pour faire mes films ». De même, s’il peut faire vivre la chronique de la dissidence et son point de vue dans ses films, c’est parce qu’il a œuvré à sa liberté artistique. Il a bâti son indépendance et fixé ses conditions. Pour lui,
« c’est une relation de pouvoir, il faut se donner les moyens dès le départ pour trouver sa place dans une industrie qui ne nous a pas demandé notre avis, qui n’a pas su parler de nos histoires, de cette partie de la planète qui était exclue du centre dominant ».
Africultures est allé voir Ernest Cole, photographe, et vous invite à en faire autant. Le destin tragique de cet artiste épris de liberté se pare d’ironies heureuses, qui pansent le cœur pincé du public d’un sourire. En effet, Raoul Peck nous laisse témoigner des douleurs de la vie de son protagoniste, mais également de la réalisation posthume de ses prophéties et aspirations. Dès le début du documentaire, Ernest Cole nous affirme : « J’ai été banni par contumace, mais cela n’a pas d’importance. Mon travail restera. Pour l’avenir, car je suis certain qu’un jour, l’Afrique du Sud sera libre ». Aujourd’hui, le travail d’Ernest Cole est resté, l’Afrique du Sud est libre, et ses cendres y reposent. Enfin.
Fabian LEFIEVRE.