Exils 4

D'Aristide Tarnagda, conception et mise en scène d'Eva Doumbia

La fêlure étoilée d'une enfant d'immigré
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Quête des origines, entre-deux, retour aux sources, métissages, racines, identité… Eva Doumbia convoque toutes les facettes du prisme qui diffracte la conscience identitaire des enfants d’immigrés, pris entre un ici et un ailleurs. Son personnage fera le voyage sur les terres d’Afrique, voyage en conscience, telle une initiation chamanique. Et c’est un peu ce rêve et toutes les images fissurées qu’il convoque que nous donnent à voir le spectacle.
Celui-ci s’appuie sur un très beau texte d’un jeune auteur burkinabé, Aristide Tarnagda, qui dit le vide intérieur, les pertes de repères, l’impérieux désir d’un départ vers ce « chez moi » fantasmé et la douleur d’un retour aux sources qui n’est pas sans sacrifice, ce retour qui s’apparente à une régression infantile, une mort à soi-même pour renaître à une nouvelle identité.
Pour rendre cet éclatement de la psyché, Eva Doumbia travaille sur une forme scénique également diffractée entre projections vidéo, jeux au plateau, déplacements chorégraphiés, improvisations, interruptions programmées… Il en ressort un effet de grande fragilité, une forme inachevée qui traduit aussi le manque d’accompagnement artistique et idéologique de cette réalité sociale et surtout affective et psychique que vivent les enfants d’immigrés, « enfants d’ici venus d’ailleurs » selon la formule de l’ethnopsychiatrie Marie-Rose Moro.
Eva Doumbia met en scène une jeune femme qui abandonne sa vie en France pour retrouver sa famille africaine sur le Continent. Le personnage se dédouble en quatre figures, celle que joue Nanténé Traoré, le personnage qui oralise, qui rationalise aussi, qui cherche une logique, qui veut mettre des mots sur les choses, la part psychique du personnage. Sabine Samba, la danseuse, joue, elle, plutôt la part physique, charnelle, elle s’exprime par le corps. Il y a aussi Elise Berthelier qui joue la part blanche et bien sûr Eva Doumbia elle-même, une autre facette du personnage qui renvoie cette fois au réel.
Car Eva Doumbia exploite aussi tous les jeux de frottement, voire de friction possible entre fiction et réalité. La projection qui ouvre le spectacle donne à voir Eva Doumbia elle-même avec son père à qui elle pose des questions sur sa venue en France et son choix de faire sa vie ici. Ce film, qui fait volontairement amateur, projette des images d’Eva telles que nous pouvons la voir après ou avant la pièce puisqu’elle est enceinte et évoque avec son père le fait d’appeler le bébé à naître Soundiata. La réalité est aussi celle des comédiennes qui entrent en scène en témoignant de leur origine métissée, donnant leur vrai nom et des détails sur leurs parents. D’autres projections vidéo convoquent encore la sphère du documentaire avec quelques paroles d’enfants d’immigrés évoquant le voyage terrible de ceux qui choisissent de s’élancer au-devant de tous les dangers pour fuir la misère, ou encore l’interview de Marie-Rose Moro auteur d’un ouvrage qui traite du questionnement psychanalytique des enfants d’immigrés : Enfants d’ici venus d’ailleurs.
Au plan scénographique, le spectacle repose sur un dispositif épuré et d’une grande force plastique et poétique. Le plateau s’organise en effet autour d’une diagonale de lumière entre une chaise fond jardin et une valise avant cour, cette diagonale est striée par les nombreux barreaux de la chaise, à travers laquelle est projeté un faisceau de lumière. Cette diagonale sur laquelle vient danser Sabine Samba évoque autant l’emprisonnement que le désir de voyage, elle est toute entière tension, élancement.
La chaise vide représente tout ce qui reste dans l’appartement qu’abandonne la jeune femme avant de partir. La chaise dit l’inertie, l’attente, l’impossible arrachement, tandis que la valise exprime le voyage, mais aussi ce qu’on emmène avec soi et qu’il faudrait pourtant apprendre à quitter. Dans le deuxième volet de cette aventure, qui n’est peut-être qu’un rêve, la jeune femme arrive en Afrique. Ce moment est un paysage de savane africaine projetée en guise de mur de fond de scène, tandis qu’une vraie mama africaine lave du linge dans des bassines d’eau. Les retrouvailles avec la tante prennent différentes tournures, comme si la jeune femme se figurait toutes les versions possibles de ce retour, de l’accueil chaleureux et inconditionnel au rejet catégorique et humiliant. L’expérience prend alors les allures d’une initiation dont la tante serait la marraine accompagnant la jeune femme dans un voyage régressif jusqu’au creux utérin de cette mère Afrique tellement désirée. Les images de rituel qui ont sans doute inspiré Eva Doumbia font beaucoup penser au bitwi du Gabon. Mais la danseuse n’a pas le corps couvert de caolin, après l’initiation qui l’a vidée d’elle-même, elle subit entièrement nue dans la lessiveuse un savonnage en règle, un moment d’une rare drôlerie et d’une grande tendresse en même temps qui traduit sans artifice cette idée de renaissance à un autre soi-même.
Exils 4 n’a pas la prétention de tenir un discours sur le métissage ou de théoriser sur le statut psychique des enfants d’immigrés, c’est un spectacle qui tente de faire partager la fêlure étoilée qui secoue ceux qui se construisent dans l’entre-deux identitaire, histoire de jouer avec ces KO qui meurtrissent l’âme, mais qui illuminent aussi la création.

Exils 4
Texte : Aristide Tarnagda
Conception et mise en scène : Eva Doumbia
Musique : Lionel Elian
Vidéo : Laurent Marro
Avec Nanténé Traoré, Sabine Samba, Salimata Kamaté et Elise Berthelier.///Article N° : 7075

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