En sortie le 2 avril 2025 dans les salles françaises, le nouveau film de Jean-Claude Barny (Nèg maron, Tropiques amers, Le Gang des Antillais) plonge dans les années algériennes de Frantz Fanon. Une biographie sans mystification qui donne envie de (re)lire les écrits du penseur martiniquais.
Rendre compte d’un écrivain, fut-il activiste, reste délicat au cinéma. Ce n’est pas un art du discours. Pourtant, Jean-Claude Barny prend le risque et insère, en voix-off ou lorsqu’il dicte à sa femme Josie, des passages de ses écrits. Ce sont les dernières années de sa vie que couvre le film, à partir de son arrivée à Blida en 1953. Il vient de publier Peau noire masques blancs. En 1952 également, il avait rejoint comme interne à Saint-Alban, en Lozère, le service de François Tosquelles, un Républicain espagnol exilé et le pionnier de la psychothérapie institutionnelle qui vise à désaliéner l’institution psychiatrique en instaurant un vivre-ensemble entre soignants et patients à qui l’on rend leur dignité. Il prépare avec Tosquelles le concours du Médicat des Hôpitaux Psychiatriques où il est reçu en juin 1953, et fait une demande de poste en Afrique (Sénégal) puis en Algérie où il est nommé médecin-chef en novembre 1953. Il s’installe à Blida avec sa femme, Josie, qu’il a épousé en juillet 1952 et s’engagera à fond avec lui. Leur fils Olivier naît en 1955. Dans son service de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, à 50 km d’Alger, Fanon impose une vision novatrice de la psychiatrie mais soutient également activement la résistance algérienne à la colonisation jusqu’à se mettre en danger. Il décide alors de démissionner et de s’exiler en décembre 1956 dans une ambiance de violence accrue, juste avant que ne s’abatte la terreur de la « Bataille d’Alger« . Après un court séjour à Paris, il rejoint Tunis en avril 1957 où il travaille au département Information du FLN avec Abane Ramdane, qu’il a connu en Algérie. Il est membre de la rédaction d’El Moudjahid tout en continuant d’exercer la psychiatrie jusqu’à sa mort le 6 décembre 1961, terrassé par une leucémie foudroyante, ce crabe qui attaque le jeune Fanon en début de film et l’obsède à la fin. Il n’a que 36 ans.

Ce bref rappel historique permet de voir qu’à peu de choses près, Barny respecte les données biographiques permettant de situer Fanon dans l’intrication de ses deux engagements : la nouvelle psychiatrie et la lutte anticoloniale. Suivant les règles du biopic, il le campe aussi bien dans sa sphère privée que publique. C’est donc l’homme qui nous apparaît, sous les traits d’Alexandre Bouyer qui incarne avec force un Fanon réservé autant que volontariste. Ses échanges avec sa femme Josie (Déborah François), laquelle le soutient et est parfois plus radicale que lui, permettent de mieux saisir tant sa pensée que son caractère enthousiaste mais intraverti. L’abondance de citations nous ramène à sa puissante analyse du rapport entre colon et colonisé, développée dans Les Damnés de la terre que nous voyons proprement émerger à l’écran. Il insiste sur la perversité de la domination coloniale, dont ceux qui l’exercent sont aussi les victimes, ce que le film incarne à travers le sergent Rolland (Stanislas Merhar), placé comme taupe dans son service mais lui-même atteint psychiquement par sa pratique de la torture.
Confronté au racisme comme il l’était en France, Fanon vit sans cesse la méfiance et le rejet. Sa réponse est sa détermination à condamner la violence coloniale. Sa force est sa théorisation : il a la répartie vive car il analyse son vécu.

Il s’insurge contre la pratique carcérale de l’hôpital et la pensée psychiatrique d’Antoine Porot en vogue en Algérie, le primitivisme, représentée par le directeur de l’hôpital (Olivier Gourmet). Elle fait des Algériens des êtres inférieurs du fait d’un développement incomplet de leurs aires cérébrales, et légitime ainsi la domination coloniale. Fanon développe un service ouvert en intégrant des infirmiers algériens, notamment Hocine (Mehdi Senoussi) dont il fera son adjoint, ainsi que Jacques Azoulay (Arthur Dupont), doctorant engagé qui deviendra un psychiatre et psychanalyste célèbre par sa façon de penser le patient comme sujet (1927-2011), et Alice Cherki (Salomé Partouche), elle aussi psychiatre et psychanalyste qui publiera de nombreux articles. Tous deux sont judéo-algériens, signe de l’engagement de Fanon sur le sujet.

Les rapports de force internes au mouvement révolutionnaire algérien seront fatals en décembre 1957 pour Abane Ramdane (Salem Kali), ami de Fanon et architecte au congrès de la Soummam d’une révolution qui instaure une Algérie démocratique pluraliste qui ne soit pas aux mains des militaires. C’est ainsi que le film aborde frontalement la question politique, mettant en scène aussi bien des discours de Ramdane que son assassinat par les colonels du FLN. El Moudjahid publie en première page le 24 mai 1958 une nécrologie écrite par Ali Boumendjel : « Abbane Ramdane est mort au champ d’honneur », donc en martyr, sous le feu de l’ennemi français, version officielle qu’apprendront les enfants algériens à l’école jusque vers le début des années 90. « Frantz, tu vas les suivre ? » demande Josie, et donc le film qui n’indique pas la réponse de Fanon. Il a en tout cas poursuivi sa collaboration avec le journal et continué à faire confiance à la révolution algérienne[1]. Quels compromis pour servir la cause ? Quelle qu’en soit la réponse, Barny cherche à lui rendre hommage en prolongeant sa voix-off dans la mort lors d’une scène finale émouvante où résonnent les sourates.
C’est tout au long du film un Fanon profondément humain que le réalisateur met en avant, un thérapeute prêt à soigner tout le monde, même un tortionnaire comme le sergent Rolland. Le système colonial est posé comme source des troubles psychotiques par la déshumanisation sur laquelle il s’appuie et la maltraitance qu’il entraîne. Le personnage du sergent Rolland illustre que cette déshumanisation atteint aussi les bourreaux.

Cela supposait une ouverture du regard qui ne pouvait souffrir les récupérations identitaires, alors même que Fanon ne cessera d’être confronté à la suspicion d’un regard raciste. Son jeu de dupe avec les autorités coloniales à Blida où il soignait et cachait les combattants du FLN, et les dangers encourus toujours plus flagrants devaient émotionnellement l’épuiser, ce que semble chercher à traduire la trompette de Jacques Coursil et son travail avec le musicien martiniquais Ludovic Louis qui mêle oud et jazz. Une telle musique apporte une distance renforcée par les fréquentes ellipses. Cela transplante ce film de facture populaire dans une méditation sur l’engagement en plus d’une approche sans le mythifier du destin de Fanon et de ses écrits. Le biopic est ainsi transcendé, des questions surgissent et nous sommes dès lors heureusement appelés à poursuivre notre découverte de l’homme et de sa pensée.
[1] Son biographe David Macey indique que, selon Mohammed Harbi, Fanon figurait « sur la liste de ceux qui devaient être éliminés en cas de réaction violente à la liquidation d’Abane » (David Macey, Frantz Fanon, Une vie, La Découverte, 2011, p. 376). Il précise en outre que Fanon avait avoué à Simone de Beauvoir en 1961 (comme elle le précise dans La Force des choses) avoir la mort d’Abane sur la conscience et ne pas arriver à se le pardonner. Sans doute pensait-il qu’il aurait pu l’empêcher de se rendre au Maroc où il a été assassiné (p. 377).