A première vue, la bande dessinée tunisienne fait pâle figure à côté de son voisin algérien. Peu d’albums édités, des auteurs peu connus en dehors des frontières, des éditeurs peu concernés, tout est en place pour parler d’une forme de désert du 9e art. Il est vrai que la dictature qu’a subi le pays jusque-là n’a guère permis de faire éclore un milieu éditorial indépendant et dynamique. Pourtant, le 9e art tunisien existe bel et bien et ne manque pas d’atouts, en particulier le « plus vieux » festival du continent (Tazarka) doublé de l’une des plus anciennes revues de jeunesse encore en activité (Irfane). Retour sur un courant artistique qui gagne à être connu.
Tout commence en juin 1966, avec l’apparition du premier numéro de la première revue pour enfants du pays : Irfane, entièrement en langue arabe (1). Cette revue était éditée par la Fédération tunisienne des organisations de jeunesse, institution dépendante de l’Etat. Vers 1995, un nouvel éditeur (privé) reprend la revue : Dar El Jil El Jadid, sans qu’il y ait rupture dans la numérotation. Celle-ci est toujours éditée de nos jours, ce qui en fait l’une des plus anciennes revues pour la jeunesse du continent (2). 30 % de la revue environ est consacré à la bande dessinée, avec d’autres rubriques de littérature, de culture générale, de jeux
Dès le deuxième numéro, Mahmoud Rebaï créée le personnage fétiche de la revue, Boutartora, gros garçon attachant, bien dodu et toujours muni d’une chéchia rouge. Avec ses sottises à répétition, et son ingénuité, celui-ci deviendra un héros pour plusieurs générations de jeunes lecteurs qui l’identifieront à la revue. Mais le reste de la revue est essentiellement composé de planches de BD très didactiques destinées à l’apprentissage de l’arabe (tous les textes sont vocalisés), de l’histoire, des sciences, de l’éducation civique, etc. A la différence de la littérature de jeunesse (3), la bande dessinée locale restera fortement marquée par ce courant pédagogique. La thématique et les personnages des différentes séries BD sont typiquement arabo-musulmanes ou, quand il s’agit d’une adaptation d’une histoire occidentale, « arabisée ».
Plusieurs auteurs feront leurs débuts dans Irfane : Yassine Ellil (4) (alias Yass) qui dessine maintenant une série (Sami) dans le magazine de la compagnie Tunisair : La gazelle mais aussi Moncef Zariat, Hassanine ben Ammou et Brahim Dridi. En 2009, Irfane a été récompensée par le prix de la meilleure uvre littéraire pour enfants par l’Organisation islamique de l’éducation des sciences et de la culture.
Quelques années plus tard, en octobre 1968, paraît l’éphémère revue pour enfants Cosco qui ne durera que quelques numéros (au moins trois). Le temps de voir se confirmer le talent de Habib Bouhaoual qui avait déjà fait ses débuts dans Irfane. Plusieurs séries dessinées sont présentes dans le journal, au milieu de pages didactiques sur des sujets de vulgarisation scientifique et historique. D’autres dessinateurs et illustrateurs sont visibles : Habib Bahloul, Mohamed Samoud.
Cette même année, est lancé Chahloul, avec la même équipe qu’Irfane et destiné à un public plus jeune. 17 numéros sortiront jusqu’en 1970.
En parallèle, la BD fait son apparition dans la presse généraliste, avec Mahmoud Rebaï (décédé en 1988) qui fait paraître la série Ech-Chaf dans le journal Dialogue. Il y racontait les aventures d’un tunisien moyen, habile, ingénieux bien que parfois naïf et le mettait dans des situations rocambolesques (5).
C’est en 1976, que débute l’une des séries les plus célèbres du pays : Si Tahar et les gens d’Habib Bouhaoual, chaque semaine dans le quotidien Le temps. Le même auteur récidivera en 1979 avec les séries Reflets et Miss champ dans l’hebdomadaire Réalités. Cette même année, Bouahoual fait paraître dans Le poulet au pied, la première BD à caractère politique de l’histoire du pays. L’année précédente, Chedly Belkhamsa et Moncef Kateb sortaient une nouvelle revue pour la jeunesse, Anis qui paraîtra durant deux ans.
1978, est l’année du premier album tunisien, Allô Tunis, ici l’Argentine, sorti à l’occasion de la coupe du monde de Football, par Habib Bouahoual.
L’année 1980 correspond à la véritable percée du 9e art local auprès du lectorat tunisien.
Tunis Hebdo international fait paraître plusieurs séries dont Les arrivistes (de Slaheddine Triki et Tahar Fazâa au scénario), qui sera édité sous forme d’album en 1982, ainsi que Les bureaucracks de Lofti Ben Sassi, toujours sur un scénario de Fazâa. Ces trois créateurs débutaient une carrière qui dure encore aujourd’hui.
D’autres séries seront lancées l’année suivante dans le même journal : Bla-bla-blases (Fazaâ et Triki) ainsi que Les petites choses de la vie. Toutes ces histoires dénonçaient (gentiment) les travers de la société tunisienne.
Ces trois dernières séries ont fait l’objet en 1983 d’un recueil des meilleures planches sous le titre Les petites choses de la vie. L’album sera réédité en 2000 avec une couverture différente, par la maison d’édition Apollonia.
Tunis hebdo n’est pas le seul journal à publier de la BD puisque Le Maghreb a publié J’ha de Triki et Ainsi va Lamine du caricaturiste Abdelkader Chelbi (dont ce sera la seule incursion dans la bande dessinée) cette même année. Autre organe de presse, El Wahda publie l’année suivante, Fahman de Taoufik Omrane. Dans le même temps, Habib Bouhaoual reprend Si Tahar et les gens sous la forme de strips, ce qui constitue une première dans le pays. Puis en 1983 et 1984, paraissent deux séries, Les Tunisiennes de Fazâa et Imed Ben Hmida et Les zuns et les zautres de Jean Michel Caparos.
1984 est surtout l’année du lancement de la revue Kaous Kouzah (Arc en ciel) qui durera 5 années, durant lesquelles, autour de Tijani Haddad, une équipe de créateurs exprime ses talents : Mohammed Galbi, Chedly Belkhamsa, Moncef Kateb, Abdelkader Chelbi, Taïeb Triki, Tahar Fazâa et Habib Bouhaoual
Ne proposant que de la BD sur 24 pages, le journal a tiré jusqu’à 70 000 exemplaires, réussissant même une percée à l’exportation. En 1987, Kaous Kouzah sortira quatre albums de compilation de planches déjà publiées. Plusieurs séries du journal connaîtront un réel succès : Ami hdouna, Nabhène et Ghaflène, Moughamarat Bribèche
Mais dans les années 80, le nombre d’albums inédits venant d’éditeurs privés reste toujours aussi faible. Certaines séries arrivent cependant à sortir en album et dans les journaux : Zef Errih (de Chelbi et Galbi) dans l’hebdo Essabah El Ousbou(traduit Essabah hebdomadaire), L’histoire à dormir debout (de Ben Hmida et Fazâa) et Tijani Haddad, Oumi Sissi (traduit mère Sissi) de Bouahoual (dans le Temps hebdo), En été, fais ce qu’il te plaît (Chedly Belkhamsa et Na Kacem dans le supplément du journal La Presse)
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L’année 1985 voit la tenue à Dar Lasram dans la vieille ville de Tunis, de la première manifestation autour de la BD dans le pays : « La BD anime la médina de Tunis », à l’initiative de Abdelkader Klibi, Monji et Faiza Mejri et avec la participation de plusieurs artistes tunisiens et étrangers (6). Malheureusement ce festival ne connaîtra qu’une seule édition. En 1987 et 1988, Monji et Faiza Mejri (7) accueillent 400 jeunes étudiants dans le cadre du festival Télébédéciné, dans le cadre d’une croisière entre Marseille et Tunis aller-retour et ayant pour thématique principale la bande dessinée.
Les années 90 et 2000 voient le rythme des parutions augmenter. C’est le cas en 1990 avec les albums, Raïs Aroudj, l’homme au bras d’argent et Kheireddine de l’Algérien Masmoudi qui seront réédité par la suite en Algérie sous le titre Barberousse Kheireddine, le lion des mers (8). Deux revues contenant de la BD font leur apparition : Alâa-Eddine et Faracha, mais elles ne connaîtront pas le même succès qu’Irfane.
En 1998, les éditions Apollonia se lancent dans la bande dessinée. Le premier titre est Hannibal, le défi de Carthage (première édition en 6 langues, et toujours diffusé) scénarisé par Abdelaziz Belkhodja, directeur de la maison d’édition et dessiné par Seifallah Dargouth, Heythem Dargouth et Omar Bey. Très documenté, l’album a pour ambition de présenter l’histoire de Carthage d’un point de vue carthaginois. De nombreuses indications stratégiques sont présentées par les auteurs, mettant en avant l’art de la guerre (une version en arabe sera éditée deux ans après).
Habib Bouhaoual fait paraître successivement deux albums : en 1999, Le voyage merveilleux de Tounes qui raconte l’histoire du pays des origines à nos jours. Puis, en 2003, De Victor à Hugo, sur un scénario d’Yves Mezières, à l’époque responsable du bureau du livre à l’Ambassade de France à Tunis. Autoédité aux éditions Bouhaoual, l’album raconte la vie de Victor Hugo.
Certains festivals sont créés. En 2000, le très actif Habib Bouhaoual lance le « Festival méditerranéen de BD et de l’image de Tunis » avec en particulier une exposition d’originaux de Hugo Pratt. En septembre 2002, une autre manifestation importante autour de la BD sera organisée en plein Tunis avec des invités venant d’Europe : Aidans, Emile Bravo, Claude Moliterni
Mais là, aussi comme pour « La BD anime la médina », il n’y aura qu’une seule édition. Une autre manifestation aura lieu en 2002, toujours en plein Tunis.
Seul subsiste encore de nos jours le « Festival de Tazarka » (75 kms de Tunis), créé en 1997, ce qui en fait l’événement autour du 9e art le plus ancien d’Afrique. Organisé par l’ALT (L’association du livre de Tazarka), le festival se déroule chaque année durant l’été et fêtera sa 15ème édition cette année. Les principaux animateurs de l’association, le dessinateur Chedly Belkhamsa (9) et le président Abou Saoud Messadi avaient en 2007, monté une très belle exposition, « 40 ans de BD tunisienne, à suivre » (10), ce qui constitue une des très rares initiatives du genre sur le continent où il est malheureusement rare que l’histoire de la BD soit écrite par les acteurs du milieu (que ceux-ci soient dessinateurs, scénaristes, éditeurs ou même organisateurs de salons) (11). L’exposition (éditée en catalogue) était soutenue par le ministère de la Culture et de la sauvegarde du patrimoine.
En 2001, Apollonia renforce son incursion dans le 9e art en publiant Avec ou sans visa de Lofti Ben Sassi, un recueil de dessins de l’auteur paru dans La Presse de Tunisie, Les arrivistes du duo Fazâa et Triki. En 2000 et 2003, Riahi et Belkhodja font paraître les deux tomes de L’affaire Carthage. Reprenant la trame du roman Les cendres de Carthage (écrit par Belkhodja) ce thriller touchant à l’archéologie et à l’histoire traite de la traque par la CIA de deux jeunes tunisiens tentant de comprendre les raisons du bombardement du site archéologique de Carthage par l’armée américaine. En 2004, Apollonia édite en arabe Elyssa d’Abdelwaheb Brahem et Radhouane Brahem (dessin), ouvrage revisitant l’histoire de la fondation de Carthage sur la base des textes de Virgile.
Puis, ce fut le calme plat durant plusieurs années. La BD tunisienne rentrait dans une sorte de sommeil léthargique, au moment même où le 9e art algérien refaisait son apparition.
Seules quelques initiatives individuelles viennent rompre ce long silence. En 2008, Gihèn Ben Mahmoud sort La revanche du phénix, devenant la première bédéiste du pays. Thriller politique dans le milieu de la recherche, La revanche du phénix laisse entrevoir de réelles qualités graphiques pour la jeune auteure, traductrice de profession. Depuis quelques mois, sa seconde histoire, Passion rouge, sort en avant-première dans le magazine people, Tunivisions (12).
En 2009, Chedly Belkhamsa fait paraître chez Bibliomed, Mouch normal (super !) un album de 42 pages reprenant les aventures de son héros, Ali Fhimtnich (Am Ali), visible chaque semaine pour les lecteurs du journal Es’sahafa. Ecrit en dialecte tunisien, Mouch normal décrit le quotidien de la société tunisienne à travers les aventures d’Am Ali, « vendeur multicartes » et citoyen ordinaire, prêt à user de tous les moyens pour faire fructifier son commerce et se faire une place au sein d’un monde en pleine évolution. Belkhamsa a déjà publié deux séries pour enfants dans Qaous Qouzah : Jaber wa’samakou el Ajib (Jabir et le poisson merveilleux) et le populaire Mimi Aouassef.
En janvier 2010, Appolonia fait un retour vers la bande dessinée. L’éditeur publie Les bok bok sont foot de Lofti Ben Sassi, recueil de planches de BD publiées dans La Presse Magazine, supplément hebdomadaire du quotidien La Presse de Tunisie (13) où l’auteur fait vivre ses drôles de petits personnages. Enfin, le dessinateur Seïf Eddine Nechi (14) et le scénariste Tahar Fazâa sortent en fin d’année 2010, Les Tunisiens chez le même éditeur. Dessinateur autodidacte, Seif Eddine Nechi est psychologue de formation. Illustrateur au journal Le Renouveau, il est directeur de création dans une agence de publicité. Les Tunisiens est son premier album. Fazâa, souvent cité dans cet article, n’est pas un débutant. Écrivain (son dernier ouvrage est Fazaabook, sorti en 2009), chroniqueur, scénariste de série télévisée, en particulier la série Maktoub, très populaire dans le pays, Fazâa reste, vingt ans après ces débuts, un des piliers du 9e art local.
Quelques blogs de dessinateurs de BD font leur apparition. On peut citer Le blog de Z sur Nawaat (http://nawaat.org/portail/author/blogdez/) ou bien un projet multiculturel auquel sont associés Gihèn Ben Mahmoud et Karim Mokhtar : http://www.bedeiste.com/creators.php. Depuis la révolution tunisienne de ce début d’année, on voit émerger des pages Facebook, comme celle de WillisfromTunis (http://www.facebook.com/pages/WillisFromTunis/145189922203845?ref=ts).
A l’international, peu de Tunisiens sont connus. On peut citer Georges Wolinski, d’origine pied noir tunisien et né à Tunis en 1934 avant de venir vivre en France en 1946, mais aussi le Belgo-tunisien Sabri Kasbi, auteur et enseignant à Jemmapes (15) qui a déjà publié Pirates et gentlemen en 1991.
Malgré de nombreux talents locaux (16), la BD n’a donc jamais réellement pris son envol dans le pays, hormis quelques initiatives individuelles désordonnées.
Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer ce faible engouement. La première est classique. Il s’agit bien évidemment du prix moyen d’un album, bien onéreux pour le salaire moyen des Tunisiens. La bande dessinée se développe souvent dans les pays où le niveau de vie est le plus haut. Ce n’est donc pas un hasard si le principal support de la BD tunisienne reste encore les magazines et revues.
L’autre raison tient à la concurrence exacerbée de la BD étrangère. C’est vrai pour la BD classique franco-belge, toujours très prisée dans la grande et moyenne « bourgeoisie ». C’est également vrai de la BD des autres pays arabes mais aussi des mangas et des comics très présents dans les lectures de la jeunesse du pays.
Enfin, un autre obstacle tient également à la faiblesse éditoriale tunisienne. Face à une police politique et une censure très présente, une presse muselée, la bande dessinée comme l’ensemble des genres littéraires, souffraient d’une difficulté à s’exprimer réellement. Il est en effet rare que la BD soit florissante sous une dictature
Souhaitons que la liberté conquise au mois de janvier soit le prélude à un réel changement démocratique pour toute la société tunisienne, y compris pour les auteurs de bande dessinée.
1. Selon le dictionnaire des revues enfantines dans le monde arabe, édité en 2005 par la direction de la famille et de l’enfance au sein du secrétariat de la ligue arabe.
2. La plus ancienne est probablement Hobe (Rwanda) née au début des années 50.
3. Dès 1967, Mohammed Laroussi Matoui écrivait des livres pour enfants voués à l’instruction et à l’amusement.
4. On peut découvrir son travail dans [yassine-ellil-alias-yass]
5. En 2008, le festival de Tazarka rendait un hommage à cet artiste à travers une exposition de planches et un petit livret.
6. Le journal français Charlie mensuel avait publié dans son N°40 de septembre 1985 un article sur ce premier festival avec des photos et une reproduction de l’affiche.
7. En dehors de ses activités liées à la BD, Monji Mejri est connu comme l’un des plus grands collectionneurs du pays, avec plus de 6000 albums possédés.
8. Un autre album de Masmoudi publié en Tunisie est Raïs Aroudj.
9. Le blog de cet auteur prolifique, talentueux et dynamique est sur[belkhamsa]
Il a également écrit deux articles en 2008 dans La presse sur l’histoire de la BD dans le pays.
10. Cet article s’inspire en partie de cette belle exposition.
11. Quelques années auparavant, l’Institut du Monde Arabe avait également créé une exposition La BD dans le monde arabe.
12. Gihèn Ben Mahmoud, qui vit en Italie, va également participer à un collectif italien édité par l’éditeur Tunué, dans la collection Brumballa en fin d’année 2011.
13. Visible sur [lapresse]
14. [seifnechi]
15. [sabrikasbi]
16. Le pays compte 11 écoles des beaux arts
<small »>Argeles-Gazost, le 07 mai 2011.///Article N° : 10161
Un commentaire
j’aime beaucoup les histoires