[3/3] Histoire de la bande dessinée en Côte d’Ivoire : la décennie 2010

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Peu de gens le savent, mais l’édition ivoirienne est l’une des plus anciennes du continent. Christophe Cassiau-Haurie documente en trois épisodes, l’histoire de la bande dessinée depuis les années 1960. En voici le troisième et dernier volet sur la décennie 2010.

La fin de la guerre civile, la reprise économique et le développement d’une bourgeoisie moyenne ont donc permis un retour au premier plan de la BD dans le pays. Ce retour est symbolisé par le 1000ème numéro de Gbich ! qui sort le 10 janvier 2019 avec un entretien de Zohoré évoquant les projets à venir du groupe (radio Web, service Ussd, etc.) et un historique sur la création de Gbich ! sous forme de BD (dessins de Sérayé sur un scénario de Simplice). En 2017 voyait aussi le retour du festival Coco Bulles, avec l’organisation de la 4ème édition[1] à Grand Bassam. Tour d’horizon des acteurs de ce 7e art en Côte d’Ivoire sur la dernière décennie.

Le retour de Benjamin Kouadio

L’année 2011 voit la situation politique et militaire s’éclaircir dans le pays. A la fin de la guerre civile succède une période de croissance économique qui permet le retour des investissements en Côte d’Ivoire. Les projets de plusieurs auteurs, bloqués pendant plusieurs années, refont surface. C’est le cas de Benjamin Kouadio. En décembre 2012, il publie son second album, Les envahisseurs, chez l’Harmattan BD (France), treize ans après le précédent, Responsable, irresponsable. Satire au vitriol des rapports entre villageois et citadins dans une Côte d’Ivoire d’aujourd’hui, Les envahisseurs va se vendre à plusieurs centaines d’exemplaires[2], principalement en France métropolitaine. Benjamin Kouadio a également créé deux pages Facebook sur la BD africaine et la BD ivoirienne courant 2011. Ces deux pages vont constituer deux lieux importants d’échange et de partage autour du 9e art du continent en général et de la Côte d’Ivoire en particulier. Le nombre important de contributeurs a engendré beaucoup de rencontres et d’échanges et ont permis à plusieurs auteurs du continent de montrer leur savoir-faire[3]. En parallèle Benjamin Kouadio gère deux blogs – sur lesquels il présente ses travaux et son activité[4] – et une page personnelle sur Facebook. L’année suivante, en 2013, il fait paraître trois albums mettant en scène son héros, John Koutoukou, aux éditions Eburnie : Abidjan est gâtée !, Quittons dans ça et Le sida tue et alors ?

Déçu par ses relations avec cet éditeur qui répugne à lui verser ses droits d’auteur, Kouadio crée sa propre maison d’édition afin d’être plus autonome : studio Kbenjamin. En 2017, il y (auto-)publie le tome 1 de la série Petit débrouyair, Galerie pécuniaire. L’année suivante, toujours au studio Kbenjamin, il sort le 5ème volume de la série John Koutoukou : Drap à Onmagépa village !, album dans lequel il emmène le lecteur au village. Benjamin Kouadio participe également au collectif Éclats d’Afrique (2010) et collabore au magazine chrétien de BD pour la jeunesse africaine, Jouv’Afrique. Il y dessine plusieurs histoires courtes (4-5 planches) : Changer à tous prix[5] et Zyeux et Zoreilles[6] (N°2) mais aussi Faux témoin et Strips[7] (dans le N°3). Il a également publié une autre histoire courte de 6 planches dans le N° 5 du fanzine français Egoscopic, en mai 2014.

Le parcours de Kouadio est un miroir de la situation de beaucoup d’auteurs africains. Partagé, dans un premier temps, entre le désir d’éditer dans les quelques maisons d’édition du pays (ENDA et Eburnie) et à l’étranger (L’harmattan BD), il a fini par prendre son indépendance et s’autoéditer, comme c’est le cas de ses deux derniers albums. Cette tendance s’accentue de plus en plus sur le continent, du fait de la faiblesse des éditeurs traditionnels, de l’amélioration des moyens d’impression et d’une situation économique favorable[8].

Lire aussi : Histoire de la bande dessinée ivoirienne des années 1960 aux années 1990

La bande dessinée chrétienne : Eclats d’Afrique

Éclats d’Afrique a accueilli d’autres dessinateurs ivoiriens. Cette revue est née de la collaboration entre les associations Comix35 et PJA (Publications pour la jeunesse africaine). Créée en 1996 par l’américain Nate Butler, Comix35 promeut le développement de la bande dessinée chrétienne au niveau international et fait de la formation et du consulting sur les cinq continents. De son côté, créée en France et travaillant en collaboration avec un regroupement d’écrivains et dessinateurs de l’Afrique francophone, PJA édite des publications qui présentent une perspective biblique et chrétienne et qui promeuvent la connaissance de la Bible, son contenu et ses principes. Collaborant depuis 2011, les deux associations éditent la revue Jouv’Afrique en sus d’Éclats d’Afrique. Écrites et dessinées par un collectif de dessinateurs et scénaristes chrétiens issus de plusieurs pays de l’Afrique francophone, ces deux revues publient des histoires empreintes d’une perspective chrétienne et cherchent à communiquer les valeurs contenues dans la Bible en capitalisant sur la foi des créateurs et artistes africains de bandes dessinées. Pour ce faire, Comix35 et PJA réunissent régulièrement en séminaire une quinzaine d’auteurs afin de produire des histoires tournant autour de la bible ou de ses préceptes.

Parmi les auteurs ivoiriens qui ont ainsi participé à cette aventure, citonsGilbert Groud. Il est présent dans leN°0 d’Éclats d’Afrique, avec une histoire courte, L’homme riche, suivi de Koumbo dans le N°2 et Je ne dors pas avec les garçons dans le N°3[9]. En 2011, il participe également aux n° 3 et 5 de Jouv’Afrique en dessinant à chaque fois une histoire en deux planches (Chute libre et Ça aurait pu être moi).

Gadou Bakar Goubo (ou Gadou Abou Goudou), concepteur de manuels scolaires et professeur d’arts plastiques, dessine, quant à lui,  deux histoires courtes, Lumière et chaleur et Parole d’évangile dans le premier numéro et Cupidon dans le N°2 d’Éclats d’Afrique. Un projet – en cours à l’heure où j’écris ces lignes –  consistera à dessiner la bible en bandes dessinées. Un séminaire a eu lieu à Nairobi au début du mois de septembre 2018 pour coordonner le travail de différents auteurs issus de plusieurs pays du continent.

Koffi-Roger N’guessan : auteur phare de l’Harmattan BD

Cette décennie est aussi l’occasion pour certains dessinateurs du pays de se faire publier en Europe. C’est le cas de Koffi-Roger N’guessan (né le 29 décembre 1975), devenu en quelques années l’auteur fétiche de la seule collection de bandes dessinées tournée vers les auteurs africains, L’harmattan BD. Formé à l’École nationale des Beaux-arts d’Abidjan et professeur d’arts plastiques dans un lycée de San Pedro, cet auteur publie depuis quelques années en Europe alors qu’il n’a jamais été édité dans son pays d’origine[10].  En juillet 2013, il sort un premier album double (présenté tête-bêche) dans la collection L’Harmattan BD. Les deux histoires y sont intitulées Séductions et Mille mystères d’Afrique. Le premier récit, le plus long, narre les péripéties amoureuses d’Anaïs pour séduire de façon sérieuse et efficace son futur mari chirurgien en évitant tous les pièges de l’amour urbain contemporain. Mille mystères d’Afrique, de l’autre côté, présente des histoires courtes et percutantes autour des pratiques magiques, mystérieuses et inquiétantes, dans une Afrique paradoxale prise entre modernité et traditions. Très clairement influencé par le style des romans-photos, cet album propose une vision « naïve » du continent. Mais on peut y déceler une réelle authenticité que donne la présentation d’une Afrique vue de l’intérieur tant les thèmes abordés pourraient apparaître caricaturaux (argent, maraboutage et femmes vénales) si l’album n’était pas l’œuvre d’un artiste local. En ce sens, cet ouvrage peut se lire comme un manga, au sens où celui-ci est une icône déformée de la société japonaise. Les dessins sont de proportions étranges et à travers ce prisme ils disent aussi des choses de l’Afrique où coexistent de nombreux univers : culture ancestrale et époque moderne, dieux anciens et Dieu de l’argent. Cette succession de courts récits recèle une énergie qui illustre les mutations « anarchiques » qui bousculent le continent. En avril 2014, toujours chez le même éditeur, il participe avec deux histoires au collectif Nouvelles d’Afrique.  Puis en décembre de cette même année, il publie son deuxième album individuel, Paris vaille que vaille, toujours en noir et blanc, qui développe le même thème que Séductions, à savoir la volonté d’immigration de la jeunesse ivoirienne et les moyens qui sont déployés pour y arriver, en particulier la prostitution. C’est l’histoire de Marie-France qui rêve de quitter son pays et de découvrir la France par n’importe quel moyen. Par le biais d’internet, elle rencontre un Français qui la séduit et la fait venir à Paris. Mais le conte de fées va tourner au cauchemar… Le thème de cet album (en d’autres termes, le désespoir d’une jeunesse africaine qui voit en l’émigration la seule planche de salut) sera repris plus tard dans la même collection par l’auteur brazzavillois KHP. Thématique aussi de l’album Sur la route de Bengué, à l’initiative d’IB Zongo (Bourahima Zongo), auteur ivoirien vivant en République Fédérale d’Allemagne qui l’a scénarisé et publié[11].

En mars 2016, toujours chez l’Harmattan, N’Guessan sort Les fins limiers, album regroupant 6 histoires policières avec énigmes en dernière page. Cette série d’enquêtes mettait en scène le commissaire Koro et l’inspecteur Kouamé. Aussi dissemblables que complémentaires, les deux « limiers » menaient l’enquête aux quatre coins de la Côte d’Ivoire de l’après-guerre civile. Avec eux, le lecteur plongeait au cœur de la vie quotidienne ivoirienne tout en apprenant l’argot typiquement local : le nouchi. La solution de chacune de leurs six enquêtes n’était livrée qu’à l’ultime page de chaque épisode. Début 2018, sortait Chaka, adaptation graphique du roman biographique de Thomas Mofolo, l’un des premiers ouvrages de fiction publié en langue africaine (sesotho) en 1925 (mais écrit en 1910). Cette histoire pleine de magie, de folie et de sang – à mi-chemin entre récit historique et légende – revenait sur la naissance d’une des plus grandes épopées du continent, celle des zoulous au début du 19ème siècle. Ne réussissant pas à avoir d’une de ses quatre femmes un enfant mâle pour lui succéder, Senza’ngakona, chef d’une petite tribu d’Afrique du Sud au XVIIIe siècle, s’éprend d’une jeune femme et lui fait un enfant hors mariage, un garçon, Chaka. Enfant du péché, Chaka est rejeté par les siens. Obligé de s’enfuir, il commence une longue errance qui l’amènera à un destin hors du commun. Jean François Chanson en avait écrit le scénario et Koffi-Roger N’guessan, à nouveau, assurait le dessin. Enfin, en 2019, N’guessan publie sur un scénario d’Elanni et Djaï, Légère amertume, une magnifique histoire du thé à travers l’histoire. Au fil des années, N’guessan est devenu l’auteur fétiche de L’harmattan BD, grâce à sa régularité et son sérieux et son style faussement naïf si particulier mais très efficace. En parallèle, le travail de N’guessan plaît aussi à d’autres éditeurs français. Il a, par exemple, publié des histoires courtes dans les numéros 5 à 13 de la revue française de BD, Egoscopic (édité à Troyes)[12], histoires dans lesquelles, il évoque plusieurs épisodes de sa vie[13].  Il a également dessiné dans plusieurs numéros de Point bar, petit fanzine strasbourgeois qui en est déjà à son 40ème numéro. Peu à peu sa notoriété s’étend.

Emmanuel Groud de retour en Côte d’Ivoire

Après ses deux albums publiés en France qui évoquait le thème de la sorcellerie, Gilbert Gnangbei Groud, devenu Emmanuel Groud, de retour dans son pays, reprend son travail de dessinateur chrétien. Très engagé, il a participé, on l’a vu plus haut, à différents numéros de Jouv’Afrique et Eclats d’Afrique, mais a choisi également de s’autoéditer. En septembre 2018, il sort un ouvrage intitulé Toubi l’adolescent et la sagesse, mini-album sur les difficultés que rencontre la jeunesse au moment de l’adolescence, en particulier concernant les tentations d’ordre sexuel. Entièrement en noir et blanc, cette BD de 132 pages est composée, dans une première partie, d’un long monologue introspectif sur les tourments intérieurs d’un jeune homme – Toubi – et l’aide que la religion peut lui apporter. La seconde partie traite essentiellement des rapports sexuels en milieu scolaire et du risque de contracter le SIDA. Quasiment au même moment, Groud sort le premier numéro de la revue religieuse de BD, La manne. Celui-ci est constitué d’une série de mini-histoires inspirées des préceptes de la bible ou comportant une morale d’inspiration chrétienne.En 2015, les NEI – CEDA décident de rééditer 30 ans après, Yao crack en math, paru à l’époque aux NEA. Une réédition autant d’années après constitue un phénomène rare sur le continent. Celle-ci valide d’ailleurs les qualités pédagogiques de la bande dessinée en tant que support pédagogique. C’était d’ailleurs l’intention de Joséphine Guidy Wandja telle qu’elle l’explicite dans une interview donné au journal Amina : « Je voulais toucher tous les niveaux et le rendre plus accessible aux lecteurs. J’ai eu un de mes fils qui a connu quelques difficultés en lecture et il a voulu savoir si par les bandes dessinées, je ne pourrais pas faire quelque chose. En tant que pédagogue, il nous incombe de trouver les voies et moyens pour que l’enfant ait un accès facile aux maths. [14]»

Landry Anoï Messou s’attaque à la sorcellerie

Landry Anoï Messou (né en 1975), juriste de formation, travaille pour la presse depuis 2004. Il tient la rubrique Rivières mystérieuses dans Go magazine depuis 2006. Ce sont des petites chroniques écrites retraçant des évènements mystérieux et occultes qui arrivent dans la société ivoirienne. L’occulte et l’irrationnel y sont souvent mis en avant. Il est également dessinateur autodidacte. Depuis quelques années, il publie des recueils des histoires écrites pour différents organes de presse : Rivières mystérieuses : Le pagne de l’invisible (2011, Empreinte verte) puis Etranges récits : Le châtiment des anciens (2014, Free lance). Des ouvrages écrits dans lesquels on trouve, pour chacun, une histoire courte sous forme de BD retraçant une expérience avec des revenants. Les revenants du nouveau quartier (dans Etranges récits) parle de la visite nocturne de spectres sur un parking près de la lagune d’Abidjan. L’histoire Les lunettes mystiques (dans Rivières mystérieuses) traite du sort jeté par un marabout polygame à un jeune étudiant qui lui a pris sa fiancée. Par la suite, Landry Messou franchit le cap et sort Les maitres de la terre en deux volumes (2016 puis 2018), une histoire qui aborde également le thème de la sorcellerie comme le montre le scénario. A Abidjan, à Aboisso et dans leur village d’Ayamé, les enfants Essoué se dressent contre une confrérie de sorciers pour garder un terrain laissé par leur défunt père, Joseph. Ce dernier a été abattu par la foudre dans d’étranges circonstances. Déterminés à accomplir la dernière volonté de leur géniteur, les Essoué découvrent un monde peuplé de sorciers et de génies. Même si Bertin Amanvi en a fait le sujet principal de Blolo Bian, l’amant de l’au-delà, ce thème, peu abordé dans la BD, fait de la production de Landry Messou une réelle originalité.

La bande dessinée ivoirienne en ligne

Plusieurs auteurs prennent le pli du numérique. C’est le cas de Roland Polman, (Roland-Armel N’Dekploman, né en 1988). Juriste de formation, diplômé de l’Institut universitaire d’Abidjan, Roland Polman est le premier BD-blogueur de Côte d’Ivoire avec son site Les carnets de Polman. Il sera désigné comme « meilleur blogueur ivoirien » lors du concours Ivoire blog awards en 2011. Il a lancé cette même année, Caric-actu.com, un magazine numérique d’information et BD, arrêté quelques années après. De 2013 à fin 2016, il a dessiné pour RNW médias, une organisation de médias basée en Hollande qui couvre l’Afrique. Il y a notamment dessiné pour Ivoire Justice (caricatures et reportages dessinés), Waza (caricatures), Habari Rdc (caricatures). Il a aussi obtenu un Master en journalisme en France à la suite duquel de mars 2015 à décembre 2016, il a dessiné pour Le Monde Afrique. A ceci se rajoutent des commandes ponctuelles (illustrations pour les magazines Planète jeunes ou Okapi) En 2016, il lance, avec le scénariste Krys Closran (Chrysostome Closran), le site Tchié édition où ils publient deux fictions. La première s’appelle Quand J’étais Stagiaire. Elle raconte la vie de bureau à travers le matériel de bureau : le personnage principal s’appelle Pencil, un crayon qui entre comme stagiaire dans une grande entreprise locale. La seconde était Lune de sang, l’histoire d’un procureur qui enquête sur un meurtre et qui va se retrouver au milieu d’une affaire de vengeance teintée de sorcellerie. Polman a créé et co-scenarisé Quand j’étais Stagiaire avec Closran. Ce dernier a écrit Lune de sang. Ces séries ayant eu un petit succès, une suite de Quand j’étais stagiaire est en cours. Par ailleurs, Polman travaille comme concepteur-rédacteur dans une agence de communication.

La bande dessinée dans la presse

Le journal satirique ivoirien célèbre Gbich continue ses activités. A travers Afrikatoon, le groupe de presse a commencé à produire ces premiers long-métrages : Pokou, princesse Anshanti, Soundjata Keita, le réveil du Lion, Wê, l’histoire du masque africain qui seront bientôt suivis par Dia Houphouet[15].  En matière de bande dessinée, plusieurs séries sont lancées au sein du journal, en particulier durant l’année 2010. C’est le cas de Touhmélangé. Flanqué de son inséparable petit-fils Erico, son supporter n° 1, Touhmélangé est toujours prêt à tout mélanger. Sa femme Joséphine et sa fille Zomie sont les autres personnages clés de cette série créée par Karlos Guédégou. La série fut par la suite dessinée par Xavier Konan. Djossy city porte le nom d’un bidonville, situé à la frontière d’Abobo et du Plateau d’Abidjan. Dans ce quartier précaire, il ne se passe pas de jour sans qu’il ne se produise quelque chose. Bagarre, adultère, vols, etc. Et tout se règle selon les lois de Djossy city ! Cette série créée et animée par Flétcho et quelque fois Jihel met en scène plusieurs personnages pittoresques : Tchiffy le chef du quartier, Ali le boutiquier, Balla le polygame, Gbêlêto l’ivrogne, Tra Lou la gérante du bistrot.  Créé par Illary Simplice en 2010, M. et Mme Papagou est un couple très ordinaire, seulement perturbé par la jalousie de Madame. Monsieur semble subir cette suspicion sans broncher. Mais est-il réellement celui qu’il veut faire croire ? Créé dans un premier temps par Illary Simplice, Mozou[16] en prendra la suite. Ancien « benguiste » (expatrié) revenu au pays, Parigaud est très nostalgique de la France et de la vie parisienne. Il continue d’entretenir l’illusion qu’il y vit toujours et y fait référence en permanence. La série est animée par Serayé, Thierry Koffi[17] et Xavier Konan Maadou Nêguê, grand consommateur de café noir, arrogant, bavard et provocateur et son complice, est apprenti de gbaka (mini-bus de transport urbain). Avec son patron (le chauffeur de gbaka), Fatoya, ils se battent au quotidien pour assurer la recette journalière de l’avare et pingre propriétaire de gbaka, Djoulatchê. La série est animée par Goché et Bernard[18].  De nos jours, seules Maadou Nêguê et Djossy city continuent de paraître.

En 2014, d’autres séries apparaissent et remplacent des séries précédentes comme M. et Mme Papagou, Parigaud, Touhmélangé. Ce sont Yahla digbeu de Karlos et Jihel sur des dessins de Fletcho, Affoula fashion de Ninstar et Goché, Ballon Fatche de Karlos/Jihel sur des dessins de Fletcho et enfin Enquête Gouassou de Goché et Karlos (qui s’arrêtera après deux années). On peut aussi noter le retour de Filo et Zoffy de Jihel. En 2016, Voaz de Jihel (avec le soutien de Zohoré) vient remplacer Enquête Gouassou.

Des séries à suivre, loin du ton humoristique des précédentes, apparaissent dans le journal comme La maitresse de Koubleya de Désiré Atsain en 2012 et 2013. Avec cette première histoire, Atsain lance un nouveau personnage dans le 9ème art ivoirien : Koubleya. Celui-ci est un homme d’une laideur incroyable, détesté par tout le monde. Ceux-ci ne manquent aucune occasion pour l’humilier bien que Koubleya ne cesse d’essayer de faire le bien autour de lui. Dans La maitresse de Koubleya, Koubleya séduit la plus belle femme du village. En effet revenant un jour des travaux champêtre auxquels il se donne  corps et âme pour fuir les moqueries des villageois, il  découvre une belle femme agonisant en pleine forêt. Connaissant les secrets des plantes médicinales, Koubleya parvient à la soigner. Reconnaissante, elle accepte de l’épouser, suscitant l’incompréhension de l’ensemble du village. Comment l’homme le plus laid du monde a-t-il pu épouser une femme aussi belle ? Dès lors plusieurs femmes commencent à s’intéresser au monstre, au grand étonnement des hommes…  Dans Pour l’honneur du village (2015), les villageois n’en peuvent plus que leur village ait mauvaise réputation du fait de la laideur de Koubleya car aucun étranger n’ose s’y aventurer de peur de croiser le monstre. Les habitants excédés ne veulent plus de Koubleya bien que ce dernier se soit isolé dans la forêt pour éviter les humiliations en tous genres. Une chasse à l’homme est organisée pour faire la peau au monstre malgré les protestations du roi. Mais Koubleya parviendra à échapper à ses poursuivants. Avec La naissance d’un monstre (2017) Atsain revient sur la venue au monde de Koubleya. Pendant une nuit d’orage, alors qu’une matrone est occupée à faire accoucher une femme, elle sort effrayée en courant. Les villageois prennent peur car cette dernière est formelle : un monstre vient de naitre et aurait tué sa mère par la même occasion. Alors que personne n’ose entrer dans la case, la guérisseuse prend son courage à deux mains. Après un instant de panique pendant lequel les villageois décident  de mettre le feu à la case, la guérisseuse sort avec Koubleya dans les bras. Celle-ci l’adoptera et lui enseignera le secret des plantes médicinales. Cette série d’histoires porte sur le droit à la différence en mettant en scène une sorte d’ « Elephant man » vivant dans un village africain. En avril 2013, le même auteur lancera la série à suivre Kpandêh avec le premier épisode, le fétiche de la richesse. D’autres suivront au cours des années suivantes, comme Le justicier ou Le prix de la liberté. Le thème de l’ensemble de cette suite d’histoires tourne autour de l’occultisme et du pouvoir de nuisance et de bienveillance d’une statue nommée Kpandêh. Chaque histoire est découpée en 40 épisodes de six cases présents immanquablement dans chaque numéro de la revue.

Suivant le même mode opératoire, l’année 2014 voit le retour en octobre de la série Gbassman de Kan Souffle, avec La colère d’Isis. Puis, en 2015, Fletcho et Karlos changent de registre avec Robert O : Sans pitié, histoire mettant en scène un justicier au grand cœur, recherché par la police.  Par la suite, il y aura la série Tapis rouge avec Sang pour sang.

Dans Allo police, autre titre du groupe de presse, la bande dessinée se résume à la série Inspecteur Sako, diffusée depuis 2010.  Sous le pseudonyme d’ A. Théo, Attougbré Théodore (né en 1973), ancien calligraphe,  en est le dessinateur attitré sur un scénario de Désiré Atsain. Plusieurs histoires se sont succédé dont en 2014, la quatrième historie, Le Boeing 747 ne répond plus puis en 2016, Le chant du scarabée (saison 6) et en 2018, L’eldorado, la 7ème histoire.

A.Théo intervient également dans d’autres titres du groupe Go média. C’est le cas avec Go magazine où il a dessiné et scénarisé à partir de 2012, La semence du démon (avec la collaboration d’Atsain au lettrage), une histoire de jeune femme possédée par un démon tous les soirs et incapable d’avoir une vie de couple normal avec l’homme avec qui elle vit. Enceinte du diable, elle essaie d’avorter, mais en vain. Quittée par son époux, rejetée par ses beaux-parents, elle entame une guerre contre le démon et l’enfant qui pousse dans ses entrailles.

En 2013 – 2014, parait La vengeance de l’insensé. Libanais d’origine résidant en Côte d’Ivoire, Youssef avait une activité sexuelle intense. Suite à une maladie sexuelle mal traitée, il devient impuissant. Ridiculisé par une jeune étudiante, il décide de se venger en livrant des jeunes femmes à son chien pour des accouplements. Dénoncé par l’une de ses victimes, il va revoir au cours de son procès l’étudiante qui l’a humilié et commettre un deuxième crime au tribunal.  Par la suite, en 2014 – 2015 paraîtra Cohabitation impossible. Dans cette histoire, un couple peul nomade n’ayant pas les moyens de nourrir leurs jumelles, les abandonne au seuil d’une porte. Le couple qui reçoit les jumelles est en quête d’enfant et les accueille volontiers. Malheureusement le comportement déviant de l’une d’entre elles va bouleverser la vie de ce couple entrainant jalousie, crime et débauche.  En 2016, A. Theo dessine Prophétesse Maman Diane. Sous le poids de la misère, Juliette, mère de deux enfants et veuve, vend son âme en diable. Elle devient sa servante en prenant l’apparence d’un python. Peu après, sa fille découvre la situation. Aidée par un jeune agent de la police et prédicateur de Dieu, elle entre en guerre contre le démon.     Enfin, en 2018, ce même dessinateur fait paraître Pour l’amour de mes deux hommes.

Dans le même magazine Go magazine, la série Les sorcières, créée à l’origine par Kan souffle et repris par A. Richard, continue de paraître. En parallèle, à la librairie de France, il devient possible d’acheter des numéros de Gbich ! reliés ensemble sous forme de reliures pour la somme de 15 000 Fcfa.

Lire aussi : Histoire de la bande dessinée en Côte d’Ivoire dans les années 2000

Par ailleurs, la nomination de l’homme de lettres Venance Konan à la direction de Fraternité matin a entraîné le retour de planches de bande dessinée dans la page Détente du quotidien, vingt ans après le passage de Zohoré. Celles-ci sont majoritairement assurées depuis août 2012 par ADO (Atsain Désiré Olivier), auteur prolifique – on l’a vu – des titres du groupe de presse de Go média (Gbich !?, Go magazine, Allo police, etc.). Konan et Atsain avaient déjà collaboré ensemble au début des années 2000 à l’époque du journal Aurore. En 2015, plus de trois années après ces débuts, la maison d’édition du journal, Frat mat éditions, publie en deux recueils six histoires à suivre publiées précédemment dans le journal : Vengeance de femme (suivi de L’enfant aux yeux bleus et Les traces du passé) et Amour sur Internet (suivi de Le prix de l’amour et L’amour piégé). Publier en album une histoire préalablement diffusée dans un magazine est une situation qui, même si elle a été précédée par l’exemple de Gbich !?, reste exceptionnelle sur le continent. Elle s’explique, selon Venance Konan, par le talent d’ADO : « son trait est si réaliste, et ses histoires puisées dans notre quotidien, au point que chacun s’y retrouve forcément. ADO n’invente rien. Il nous renvoie à la figure notre réalité. Et il maitrise si bien l’art du suspense et des rebondissements inattendus qu’aucune de ses histoires ne peut ennuyer même le bédéphile le plus exigeant. [19]».

Yapsy, quant à lui, continue sa carrière en dehors des sentiers battus. Entre 2009 et 2018, il sort plusieurs albums de bande dessinée : Bazouka, Main noire, Ahou Gotta 1 & 2, Sur la route de Bengué, Recueil de témoignages… Il dessine aussi l’album Delestron le chatiment aux NEI (Nouvelles Editions Ivoiriennes) de  Chabathéo (Charles Dadié). Scénarisé par Hyacinthe Menan, cet album met en scène Delestron, un phénomène supra-naturel qui, ne supportant plus la lumière des villes d’Afrique s’attaque aux fils électriques, câbles et poteaux propageant une lumière aveuglante et nuisible qui détourne les hommes des sources d’énergies alternatives, plus avantageuses pour la nature et l’humanité. Le chaos s’installe, en particulier à Light city, la perle des lumières du continent…. Delestron constitue le retour des NEI dans le 9ème art après des années de disette.

Chabathéo a également lancé le mensuel pour la jeunesse Kilimanjaro dont le premier numéro date d’avril 2017 et qui tire à 5 000 exemplaires. Chacun des 17 numéros parus (à la date de février 2019) compte 44 pages dont 21 de bandes dessinées, 6 rubriques et s’adresse aux enfants de 6 à 15 ans. Plusieurs séries BD y ont vu le jour, à commencer par Princesse Kimia qui raconte les aventures d’une jeune princesse de notre époque au royaume de Nubya. Il y a aussi Les coucoux, une série didactique qui met en avant la citoyenneté et le civisme (sécurité routière, fabrication du pain, etc.). Kipop raconte l’histoire d’un singe souhaitant devenir une méga star. La série Green et Gagamouth sensibilise les jeunes lecteurs sur l’écologie et la nécessité de préserver la planète. Enfin, Tami & Mati fait voyager dans les temps historiques ses différents jeunes héros, aussi bien à l’époque de Shaka (N°6) que Tombouctou (N°10). Les dessinateurs en sont trois anciens élèves du CTAA (Centre Technique des Arts Appliqués) de Bingerville et un ancien des Beaux-arts : Nandy Diabaté, Cyrille N’Guessan, Martial Agbré et Yannick Konan.

D’autres projets ont également vu le jour comme celui de Gabin Guéhi Bao (directeur de la société 7 étoiles Sarl) qui fait paraître en décembre 2012 à Abidjan, De Tito à Drogba, le premier tome d’une biographie en BD du joueur de football Didier Drogba, avec la collaboration du Franco-Camerounais Pierre Sauvalle. Malheureusement, ce volume ne sera pas suivi d’un second tome du fait de ventes insuffisantes.

En France, Marguerite Abouet continue son sans-faute. Après le dessin animé inspiré d’Aya de Yopougon, sorti en 2013, le duo cesse toute collaboration et la série s’arrête. En parallèle, elle entreprend une nouvelle série, Akissi, sorte de petite sœur d’Aya, avec Mathieu Sapin aux dessins. Pré-publiés dans le magazine Astrapi, huit tomes sortent entre 2010 et 2018, rencontrant un franc succès populaire auprès de la jeunesse. Elle a également scénarisé la série Bienvenue (3 volumes, dessinée par Singeon) qui n’a rien à voir avec l’Afrique et, surtout, sort en 2018 avec Donatien Mary, le truculent Commissaire Kouamé, polar loufoque et déjanté qui se passe dans l’Abidjan d’aujourd’hui.

Après quelques années passées en côte d’Ivoire, Camara Anzoumana vit maintenant en France. En 2011, il sort L’enfant noir chez Esprit libre junior, l’une des rares adaptations d’une œuvre littéraire d’un écrivain africain (Camara Laye), suivi en 2017 par Samory Touré, empereur, adaptation de l’ouvrage d’Ibrahima Khalil Fofana[20].

En conclusion,

le cas Ivoirien constitue un modèle de ce qui pourrait être l’avenir de la bande dessinée sur le continent : décomplexé, s’appuyant sur la presse quotidienne, à cheval entre le dessin de presse et le 9ème art, la Bd nationale n’imite pas le modèle européen (albums cartonnés, recours systématique à la couleur, diffusion en librairie, etc.) et trouve sa propre voie dans les structures et le savoir-faire déjà existant. Tout cela fait aussi partie de ce que l’on appelle le talent.

 

Christophe Cassiau-Haurie

Erstein, le 12 février 2019.

[1] Avec la participation de l’agence spécialisée dans l’événementiel, la production médias et l’édition d’arts visuels, Olvis Dabley Agency. Initiatrice et organisatrice du festival International de la Satire d’Abidjan, SATIREDAYS, dont la première édition a eu lieu en octobre 2010 et la deuxième, en juin 2012, l’agence a également publié deux volumes (2007, puis 2012) de Côte d’Ivoire, On va où là ?, une œuvre déjà citée de caricatures croisant le regard des dessinateurs de presse sur l’actualité politique ivoirienne, de 1993 à 2011.
[2] Plus de 750 exemplaires à la date du 31 décembre 2018
[3] Une autre page facebook va également générer plus de visibilités pour certains auteurs du pays, amateurs, débutants ou confirmés : « Génération Ivoire BD ».
[4] http://johnkoutoukou.over-blog.com/ et https://lecomicsworlddekbenjamin.blogspot.com/
[5] Sur un scénario de la Camerounaise Ivanova Nono Fotso et la collaboration de Didier Millotte aux dessins.
[6] Sur un scénario du tchadien Jérémie Passeyo.
[7] Deux histoires pour lesquelles il est seul auteur.
[8] Particulièrement pour la Cote d’Ivoire qui connaît des taux de croissance importants depuis la fin de la guerre civile.
[9] Sur un scénario de la Camerounaise Ivanova Nono Fotso.
[10] Son blog est sur http://leblogdekoffirogern.blogspot.com/
[11] Par certains côtés (les phantasmes que fait naître l’attente d’une nouvelle venant d’Europe), le traitement de l’histoire ressemble quelque peu à Mokanda illusion, album posthume de Mongo Sise.
[12] Il n’y était pas seul, comme on peut le voir dans le reste de ce chapitre.
[13] Comme son titre l’indique, la revue Egoscopic est axée sur des histoires autobiographiques.
[14] K. Mamari. Interview de Guidy Wandja Joséphine, Amina N°189 – juillet 1986, pp. 50-53.
[15] Plusieurs dessinateurs du journal cesseront leurs activités au sein du groupe de presse pour rejoindre le studio d’animation, à l’exemple d’Hermann N’ganza.
[16] Mozou anime aussi des blagues et enquêtes. Il est également présent dans le recueil collectif On va où là ? Tome 2 (2012).
[17] Thierry Koffi était entré en 2009 au journal comme caricaturiste.
[18] Bernard Kouassi Konan est diplômé de l’École nationale des beaux-arts d’Abidjan. Stagiaire au sein du journal Gbich! en 2010, il y a créé, sous le nom de Bernard en partenariat avec d’autres dessinateurs (Goché, Serayé) plusieurs séries. Il est également présent dans le recueil collectif On va où là ? Tome 2.
[19] Préface à Vengeance de femme, 2015, Frat Mat éditions.
[20] L’Almamy Samory Touré, Empereur – Editions Présence Africaine.

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