Humus, de Fabienne Kanor

Extraits

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Le nouveau roman de Fabienne Kanor, à paraître au mois de septembre dans la collection « Continents noirs » des éditions Gallimard, est né d’une anecdote historique : en 1774, quatorze femmes parquées dans les cales d’un négrier nantais, Le Soleil, décidaient de se rebeller et de sauter à l’eau. Certaines furent repêchées, les autres périrent dans les flots sous les crocs des requins. Extraits.

L’esclave
De nouveau, le chemin. Faire route jusqu’au bout du pays. Là où il n’y a plus rien devant, plus rien après, sauf la mort.
Les bois se retirent. Le vivant hésite. En vain, je guette l’empreinte des derniers phacochères. Seules chantent nos chaînes. Crisse la terre, jonchée de minuscules coques rousses et blanches. Les porter tout contre l’oreille enseigne. Un vent violent y siffle, celui-là même qui à présent souffle et fouette la peau. Sous un soleil aux rayons hérissés, éclate alors l’accablant paysage. Un plat pays bordé par la lagune, où se balancent, sans grâce ni mesure, des arbres aux rames hommasses, d’un charnu insolent. Hirsutes, et comme échappées de l’enfer, grouillent des plantes au redoutable piquant. Des nuées d’insectes y ont élu domicile, qui forment une fumée noire et bourdonnante.
Faire doucement est ici nécessité. Un captif l’apprend à ses dépens qui, trempant ses pieds dans l’eau des marais, perd aussitôt l’équilibre. À l’aide ! L’homme s’agite. En vain. Deux monstres déjà se le disputent, de leur queue le malmènent avant de refermer leurs crocs sur ce qui reste du malheureux. Épouvantés, nous sondons les fonds, croyant apercevoir à chaque remous de l’eau, entre les feuilles des palétuviers, l’ombre redoutable d’un caïman.
Nous arrivons au village. Cette section nord du village où une dizaine de grandes cases semblent n’être là que pour nous. Chaque baraquon, c’est ainsi que mes nouveaux maîtres ont baptisé ces hangars, accueille une quarantaine de captifs. Assis par terre, agglutinés comme un seul homme, l’œil braqué sur ceux qui reviennent de loin.
La porte s’ouvre, je suis poussée à l’intérieur.
Bismi Hah Rahman Rahim
Une autre nuit avant que le soleil n’entre tout à fait.
Sur la côte, au bout du village, hommes et femmes jamais ne se touchent. Parfois se devinent, rapport aux claies qui dans chaque baraquon laissent passer la lumière, révèlent un peu de vie, d’autres peaux. Nos maîtres ne sont ni bons ni diables. Exercent leur tâche avec rigueur. Aussi prompts à nous punir qu’à nous soigner. Leurs intentions m’échappent, la langue qu’ils usent est un mystère, de même, leur visage, où aucune émotion, jamais, ne passe.
Je n’écoute pas les rumeurs, personne ne sait, tous avons peur. Toutes, nous tremblons lorsque de bon matin, à force gestes, un maître nous inspecte, dans sa langue, de son index, désigne certaines d’entre nous.
« La grande à la peau-rouge ! L’autre, derrière ! Celle-là là-bas ! » Plus elle plus elle puis moi.
« Oui, toi là-bas !
Moi ?
Moi fille de Noupé, j’ai été vendue. Des coraux, des pipes, des sabres et trois bassines en cuivre.
***
Ne pas savoir. Encore attendre. Dormir là, dans cette case où entre la mer. C’est la nuit qu’elle marche, à pas feutrés. La nuit qu’elle se glisse dans notre sommeil. Je me réveille. La pièce vibre. L’oreille cherche. Cela vient de tout près, de très loin, de partout. Qui peut savoir avec cette mer dont nul n’a jamais vu le bout ! Car plus tu avances, plus tu t’éloignes. C’est ce que l’on raconte. On dit aussi que l’océan grossit. Que vient un temps où tes jambes sont trop courtes et ne peuvent plus te porter.
Le vent retombe et la chaleur est insupportable.
Au fil des jours, je découvre les visages. Les femmes parlent, se lient d’amitié en fonction des langues et des sourires. Ma nouvelle camarade est de ma taille. Même poids, même prix, même cœur. Ne dort jamais la nuit.
Tout ce que je possède est à elle, le peu qu’elle a, c’est avec moi qu’elle le partage. L’eau, la bouillie, son pagne qu’elle défait, où nous nous terrons comme deux enfants, liés par un formidable secret. Occupées toute la journée à différentes tâches, nous nous hâtons à l’appel du soir, le cœur battant, émues de se retrouver. Elle et moi.
Moi petite fille de Noupé, j’aime.
Ce n’est pas permis par la Loi, mais Il est miséricorde. Il sait. Il comprendra.
Cette nuit, mon aimée me réveille. Tremblante, me dit qu’elle a vu. Elle les a vues ces flammes qui dépècent les corps, ce feu qui courait après elle et à la fin la rattrape.
« Il faut que tu saches, bredouille-t-elle. C’est parce que je sais lire dans l’après que je refuse de dormir.
« Ne crains rien, je suis là. Je ne laisserai pas le rêve te prendre. Jamais ! »
Ils l’ont transférée ailleurs, dans une cellule au fond de la terre. Il paraît que ce sont des mesures qu’ils prennent lorsqu’il y a trop d’esclaves et pas assez de place.
J’ai conservé son pagne, il m’aide à trouver le sommeil, à être déjà demain, ce jour où je l’apercevrai peut-être.
Mes yeux se ferment. Ma bien aimée est morte ce soir. Le feu, elle avait fini par s’endormir.
Ma bouche est sèche. Moi petite fille de Noupé, je pleure.
La nuit, j’ai froid. Je ne récite plus le texte.
La nuit je hurle.
Je Le déteste, je Le hais.
***
On n’oublie jamais rien. La mémoire reste. Il suffit d’attendre.
J’ai attendu. Moi, petite fille de Noupé, j’ai attendu que le passé revienne.
C’est arrivé la veille du départ, une pluie de feu faisait trembler les toits des baraquons.
Partout, les eaux s’étaient mises à grossir, les feuilles des arbres cavalaient, pourchassées par quelque vent sans tête. Sous le ciel en eau, on n’y voyait goûte, à peine devinait-on la mer sans fond ni fin ni frontières depuis que la brume avait tout avalé.
Aux arbres chahutés, le regard s’accrochait, jaloux de ces palmes rendues à la liberté. Éprouverions-nous bientôt cette même ivresse ?
L’orage ne devait pas durer. Avant que la nuit ne tombe, il y eut au ciel un grand éclat de rire, un soleil fauve parut et tout fut oublié. Profitant de cette accalmie, nous nous acheminâmes prudemment jusqu’à cet arbre d’essence sacrée. Là, aurait lieu le pacte des douze.
Dès après l’appel, on entendit une voix s’élever. Une femme, une nouvelle, qui décrétait être des nôtres, avec nous, prête à lutter. Occupée à remplir le crâne de sang, je ne prêtai pas attention à elle. Ce n’est que lorsque nous nous disposâmes en cercle que je la reconnus.
Reine, ma reine que je passai jadis tant de temps à chérir. Chaque matin, taper ses pagnes. Tresser, mettre perles. Et la nuit, ce n’est pas fini. La nuit, je suis l’ombre qui veille sur son sommeil. Chasse les mouches. Traque le mâle courant d’air. Trop chaud, trop froid. Me tuerais plutôt que de lui causer du tort. Moi fille de Noupé. Fille de rien. Sa chose.
Sait-elle seulement qui je suis ? Elle. A-t-elle même déjà vu mon visage ?
Tandis que je jure de ne jamais trahir, je promets de me venger. Que vaut d’être libre quand le passé est plus lourd que chaîne ? Plus brûlant que le fer des hommes.
Cette nuit-là, je ne parviens pas à trouver le sommeil. Encore elle. Toujours.
Debout avant que l’aube ne nous prenne, j’observe au travers des claies l’immense champ bleu. Mes larmes recouvrées, je pleure. Comme jamais. Comme femme qui voit crever son homme. Défait par l’orage, le grand entrepôt n’est plus que planches branlantes. Peut-être apercevrai-je le trou s’il s’écroule ? Verrai-je l’ombre de ma morte, noire comme suie, ramper sur le sable, me saluer ? Prends soin de toi mon aimée, bon voyage !
Pourquoi l’a-t-Il rappelée à lui ? Des semaines que je le Lui demande.
En rangs serrés, enchaînés, nous avançons sur la grève. J’ai froid. C’est le cœur qui se rappelle. Et puis, le vent souffle. Les voiles gonflent. Je m’envole, moi petite fille de Noupé qui ne connaît pas la mer.
La Blanche
La Blanche. C’est comme cela que l’on m’appelle. Ce qu’elles disent lorsqu’elles se figurent que je ne les entends pas. La Blanche, et bien d’autres choses encore. Des mots qui souillent, gâtent mon nom, leur donnent des airs de mesdames quand elles ne sont plus rien.
Ce qu’elles pensent au fond, m’en fous pas mal. Ce que je crois, moi, c’est qu’il est des jours où l’on a pas le choix. Où un homme qui vit est un homme qui risque. Et moi, La Blanche, j’ai décidé de ne pas mourir.
Ce serait trop bête. Pas juste. Pas faite pour cela. Jamais souffert vraiment. Toujours pris le meilleur. On appelle cela la chance.
Au début, lorsque je me suis mise à fréquenter le marin, j’avais peur de toucher. Peur d’avoir mal. Ce Blanc, dans ma tête, c’était comme une bête, un corps sans corps avec quelque chose de monstrueux entre les cuisses. On ne choisit pas d’être avec un homme pour sa beauté. C’est ce qu’a eu le temps de m’enseigner ma mère, celle-là qui n’a rien dit rien fait quand l’aîné de ses fils m’a vendue.
Elle n’avait pas le choix, elle non plus. On ne nourrit pas des gosses avec des racines. L’autre soir, en rêvant d’elle, j’ai vomi. Il y avait une vieille assise à côté de moi. Pensez-vous qu’elle m’aurait aidée ? Hum… Elle a fait mine de ne rien voir. J’aurais pu crever ; il n’y en a pas une qui aurait bougé le petit doigt. Personne ne veut avoir affaire à moi.
Cela a commencé dès le premier jour. Tout cela parce qu’en me dévisageant, l’un
des Blancs a murmuré quelque chose qui a fait rire tout le monde. Et que moi, au lieu de serrer la mine, j’ai souri à l’homme, avec l’air de dire que j’étais d’accord, que je pensais la même chose que lui.
Il y a eu d’autres mots puis le gars m’a attirée contre lui et a demandé comment je m’appelais. Parce que je continuais à sourire, il a ajouté que mon nom serait Félicité.
On dit les Blancs, les Blancs… Mais homme c’est homme. Il suffit juste d’une femme pour leur adoucir le cœur. Je savais cela. Tous les soirs, j’y suis allée pour lui offrir ma joie.
La première nuit, c’était bien avant que le bateau parte. Je crois bien que ça crachait dehors. Il pleuvait toujours sur la côte. On aurait dit que c’était fait exprès. Trempée jusqu’aux os, j’ai couru jusque chez les Blancs. C’est propre là où ils dorment, vaste, clair. Rapport au feu qu’ils allument et enferment dans des cloches en verre.
Je frappe. Leur case est toujours close. J’appelle « Jan ? » Dans l’embrasure de la porte, une négresse à gros cul me toise avant de me demander « Quel navire ? Ba-teau ? » répète-t-elle, agacée, en imitant la danse de l’eau. Alors qu’elle s’apprête à refermer la porte, une voix d’homme, venue du dedans, s’élève. Je suis sa Félicité répond-il, qu’on me laisse entrer. Chaque nuit. Toutes les nuits, jusqu’au petit matin. Jusqu’au jour du grand départ.
« Vous n’avez besoin de rien ? » La voix de la grosse traîne avant de disparaître derrière un rideau.
« Tu n’as pas peur, n’est-ce pas ? » À l’homme sans couleur qui, au bout du couloir, m’observe, je souris. Approche et le suis jusque dans cette chambre vide et sombre. Je ne sais pas quoi dire, où me mettre ni par où commencer, je laisse faire, mon ventre s’ouvre comme une fleur au contact de son corps en feu. Sa chose en moi me brûle. Je crie. Sa chose qui me brûle. Va et puis vient en bas, là. Me remplit d’eau sale. J’ai mal puis cela passe. J’apprendrai même peut-être à aimer.
Plus tard, l’homme se lève, crache de la fumée. Et des mots, plein. J’ai perdu l’habitude d’en entendre autant.
À présent, il y a de la tristesse dans son regard. Ses yeux ont de l’eau. Mon corps se referme, le sien se détourne. Il est temps de rentrer.
La nuit s’achève presque lorsque je me glisse dans la case. Je dis « maison » mais ce n’est pas le bon mot. Là où nous sommes ne ressemble à rien de ce que je connais. Rien de ce que vous pourriez imaginer. Il y fait moite, il y fait noir. J’oubliais : les moustiques ! Sans pitié. Partout, tout le temps. Pas moyen de dormir avec. Il paraît que c’est l’eau qui les attire, toutes ces lagunes qui nous encerclent, l’ultime obstacle avant de rejoindre la mer. Il en est ici qui redoutent l’océan. Pensent que c’est Diable qui l’a créé. Pour moi, c’est comme terre. Je commence à avoir l’habitude. C’est comme cela, que cela, depuis que j’ai quitté le village. Demain, cela fera tout juste trois mois.
En y réfléchissant bien, il me semble que j’ai toujours voulu partir. Petite, j’en rêvais déjà. Prendre la mer de sable. Aller sans case ni porte. Faire comme les Arabes, habiter le monde. Tout est si petit là d’où je viens. À peine la place de faire pousser des rêves. Et puis les gens aiment trop parler. Raconter à longueur de journée qui fait quoi, va où. Se mêler de ce qui ne les regarde pas. Ma mère prétend que c’est parce qu’ils sont solidaires. Qu’importe, puisqu’on ne les changera pas.
À dire vrai, je ne suis pas mécontente d’être là. C’est même la première fois de ma vie que je me sens légère. Un corps-plume allant au gré du vent. Chez nous, c’est si différent. Une femme reste en terre, un homme ne s’envole que lorsqu’il est mort. Qui peut comprendre cela ?
Les esprits et tout et tout, j’avoue n’y avoir jamais vraiment cru. Toujours fait semblant, y compris ce jour à Ouidah où nous avons dû faire le tour de l’arbre fétiche.
Ils prétendaient que c’était pour nous faire perdre la mémoire. Pour éviter qu’à notre mort, nos âmes ne reviennent au pays se venger. Dès après la vente, il fallait donc tourner autour. Tourner pour de bon, jusqu’à en avoir le vertige. Tourner pour de rire ; qu’aurais-je gagné à retourner au village ?
Sitôt ma mère disparue, quelque chose en moi s’était cassé. J’avais grandi brutalement, et en poussant, avais brisé les derniers liens qui me rattachaient au pays.
Cela devait se lire sur mon visage. C’est sans doute pour cela que le Blanc avait souri.
M’avait fait la chose puis m’avait nourrie, le soir même, dans la chambre.
C’était bon, presque trop, mais j’en voulais encore. Avoir le ventre plein jusqu’au matin, ne plus jamais ressentir la faim. En mangeant, j’effaçais en moi la souillure. J’étais La Blanche. Pas comme les autres. Captive à moitié.
De retour dans l’entrepôt, je tentai d’éviter les corps. Baissai vitement les yeux de crainte de croiser un regard, un sourire narquois. Au matin, j’étais celle qui avait trahi. Jusqu’à la fin, elles ont dit cela de moi.
***
Elle est arrivée le lendemain, alors que je me disputais avec deux filles à cause d’un citron qu’elles juraient sur leur tête m’avoir vu voler, comme si on ne t’en donnait pas assez là-bas ! J’aurais pu laisser dire mais c’est lorsqu’elles ont commencé à faire leur cirque, à prétendre qu’une jeune femme comme moi devait apprendre à raccourcir son regard, que je me suis véritablement énervée. C’est sorti d’une traite. Je leur ai lâché tous les noms d’oiseaux que ma bouche était capable de cracher. De quoi se mêlaient-elles, bande de chiennes ! Elles qui en auraient fait autant si elles n’avaient pas été si vilaines ! Nous n’en sommes pas venues aux mains, je n’avais pas leur temps. Je me sentais juste très fatiguée après. C’était bête de se monter la tête pour cela.
La Petite et moi, ça a collé tout de suite. C’est bien normal après tout, je n’ai pas un mauvais sang. Demandez donc aux vieux de chez nous, ils vous raconteront.
Je n’ai jamais aimé les scandales, mais il ne fallait pas qu’on vienne me chercher noises. Une vraie furie ! Comme maman, chaque fois qu’un inutile se mettait en tête de la chercher.
Notre mère. Que fait-elle à cette heure du jour ? Est-elle déjà au marché ou en route pour une autre place, un coin où garer son corps, monter case grâce à toute cette pacotille rapportée par son fils de retour de la foire aux esclaves.

///Article N° : 4471

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