Le Musée d’Art Moderne de Saint-Etienne présente jusqu’au 17 avril 2011 une exposition collective d’ampleur puisqu’elle compte trente cinq artistes issus de tous les continents. Chacun d’entre eux y présente une uvre où conscience politique, poésie et sensibilité forment un moteur créatif pertinent. « Les « Îles jamais trouvées » sont ces zones de création particulières, uniques et individuelles dans lesquelles chaque artiste définit et communique clairement sa propre approche, son propre langage et système de symboles, sa propre vision idéologique, philosophique, esthétique et historique du monde. » (1) Parmi les artistes exposés : Barthélémy Toguo, Kimsooja et Latifa Echakhch. Trois artistes dont les uvres touchent aux problématiques de notre monde, avec les rapports Nord/Sud, le déplacement, l’exil ou encore le déracinement.
Le commissaire de l’exposition, Lorand Hegyi, écrit : « L’uvre d’art est un pays spécifique dans lequel les réalités anthropologiques fondamentales deviennent saisissables grâce à l’extrémité des personnages de l’invraisemblable, dans une intensité radicale. L’uvre d’art est une île des invraisemblances qui, à travers la radicalité sans limite de la fantaisie, à travers la non-dépendance aux fonctions pragmatiques, limitées et liées à l’objectif du monde des objets, à travers la liberté de la pensée alternative, met en lumière immédiatement et vigoureusement des expériences essentielles, fondamentales et élémentaires des réalités inévitables. » Le concept de l’exposition repose sur la pensée rhizomique de Gilles Deleuze, reprise et augmentée avec merveille par Edouard Glissant. Ce dernier comprend le monde comme un archipel, où chacun d’entre nous serait une île. Les îles sont connectées entre elles grâce aux échanges et aux déplacements. Deux connecteurs sur lesquels travaillent Barthélémy Toguo, Kimsooja et Latifa Echakhch, dont les uvres poétiques/politiques nous confrontent aux failles de notre société.
L’artiste Camerounais Barthélemy Toguo (né en 1967, à M’Balmayo) produit une uvre multiforme, sculptures, dessins, aquarelles, vidéo, performance ou encore installations, dont la portée politique est inéluctable. Son art agit directement sur nos consciences. Toguo souhaite nous bousculer et nous livrer l’urgence du monde. Il adopte depuis les années 1990 une position radicale quant aux injustices flagrantes, aux dérives du capitalisme broyant, aux inégalités entre le Nord et le Sud et à toutes formes de discriminations. La notion de flux est cruciale dans son uvre, le flux des humains et des marchandises. Il a d’ailleurs procédé à de nombreuses performances dans des aéroports. « En tant qu’immigrant, surtout après la chute du mur de Berlin, j’ai réalisé combien profond est le désir de partir, de voyager et de découvrir. L’exil est une notion inhérente à la condition humaine sans distinction de race et d’origine culturelle
» Il présente à Saint-Etienne Road to Exile (2008), une installation où une barque en bois, posée sur un amoncellement ordonné de bouteilles en verre de vodka, est surmontée de ballotins en tissus multicolores. L’uvre peut être une métaphore du poème « Le Bateau Ivre » d’Arthur Rimbaud.
J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
– Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? (2)
Road to Exil incarne aussi le périple des jeunes africains, prêts à risquer leurs vies pour tenter une traversée de la mer et pouvoir trouver un emploi. L’uvre incarne un instinct de survie. Les ballotins, trop nombreux par rapport à la capacité de la petite barque, dénoncent le trop grand nombre de personnes tuées (par la soif, la faim, les accidents multiples liés aux rudes conditions maritimes et au manque d’expérience etc.) Sur le travail de Toguo, Jan-Erik Lundström précise : « En refusant de jouer le rôle de l’autre (victimisé), Toguo parvient à montrer que ces histoires « autres » sont peut-être, non pas une autre histoire, mais bien l’histoire de la France ou de l’Europe dans le monde moderne/postmoderne. » (3) Barthélemy Toguo en tant qu’artiste diasporique, né en Afrique et vivant en Europe, pose un regard critique (positif comme négatif) sur les mouvements de populations tout en réfléchissant aux histoires qui unissent les différents continents. Le bateau, la barque ou toute autre forme d’embarcation au sein d’une pratique artistique devient un signe transculturel. Symbole du mouvement, du voyage. Dans Poétique de la Relation, Edouard Glissant voit en la barque un puissant symbole des maux de notre siècle lié aux mouvements de populations cherchant un ailleurs pour survivre :
Une barque, selon ta poétique, n’a pas de ventre, une barque n’engloutit pas, ne dévore pas, une barque se dirige à plein ciel. Le ventre de cette barque-ci te dissout, te précipite dans un non-monde où tu cries. [
] Car si tu es seul dans cette souffrance, tu partages l’inconnu avec quelques-uns, que tu ne connais pas encore. Cette barque est ta matrice, un moule, qui t’expulse pourtant. Enceinte d’autant de morts que de vivants en sursis. (4)
Les ballotins de wax et autres tissus multicolores, symbolisant non seulement l’Afrique mais aussi d’autres pays du Sud où les gens n’hésitent pas à tenter leur chance, transportés sur des embarcations de fortune, en quête d’argent pour améliorer la vie de leurs proches restés sur place. Dans son roman, L’énigme du Retour, l’auteur Haïtien Dany Laferrière écrit : « Tout bouge sur cette planète. Vue du ciel on voit son sud toujours en mouvement. Des populations entières montent chercher la vie au nord. Et quand tout le monde y sera on basculera par-dessus bord ». (5)
Repenser la carte du monde fait partie des préoccupations de l’artiste coréenne Kimsooja, qui, depuis plusieurs années, parcourt les continents et transporte avec elle sa poétique diasporique. Le déplacement, le voyage et la rencontre avec l’Autre sont les idées développées par l’artiste, qui, en 1997 crée la performance Cities on the Move qu’elle va décliner de plusieurs manières. Kimsooja prend le volant d’une camionnette, qu’elle appelle le Bottari Truck, la camionnette étant chargée de bottari, des ballotins de tissus traditionnels sud-coréens qui sont devenus la marque de fabrique de l’artiste. Pendant onze cours consécutifs, elle va parcourir 2 727 kilomètres au volant du Bottari Truck. La camionnette est filmée lors du trajet, l’artiste y apparaît de dos, assise au sommet des bottari amassés. Le spectateur traverse les paysages coréens, en suivant sa silhouette du regard sur la camionnette, mais aussi les bottari aux tissus multicolores. Mystérieuse, vêtue de noir, nous faisant dos, le corps de Kimsooja tranche les paysages, l’espace et le temps. Elle va de villes en villes, qui lui rappellent sa jeunesse et d’autres souvenirs personnels. L’artiste procède à un pèlerinage intime à travers son histoire personnelle, à la recherche d’une recollection d’elle-même. Elle retisse ses souvenirs pour reconstruire sa mémoire, assise sur les balluchons de tissus.
À Saint-Etienne est présentée l’uvre vidéo Bottari Truck – Migrateur (2007) qui est une déclinaison de sa première performance. Commandée par le MAC VAL, (6) Kimsooja s’est imprégnée de Vitry et des rapports entre Paris et sa périphérie.
Bottari Truck – Migrateurs est une accumulation de vêtements et autres tissus collectés auprès de l’association Emmaüs de Vitry. À bord d’une Peugeot 404 chargée de ces balluchons réalisés à partir des vêtements de la population de Vitry, Kimsooja va effectuer un parcours très précis. Le point de départ étant le MAC/VAL à Vitry, le point d’arrivée : l’église Saint-Bernard dans le quartier populaire de la Goutte d’Or à Paris. La camionnette est « chargée de vêtements emballés dans des draps qui évoquent, comme autant d’histoires individuelles, les drames de l’exil et du déracinement. » (7) Kimsooja, assise sur les balluchons, vêtue entièrement de noir, opère à une traversée entre divers quartiers à consonance multiculturelle et des lieux hautement symboliques de la République Française (place de la Bastille, place de la République etc.) afin de produire une critique raisonnée de la politique d’immigration en France et de la condition des sans papiers. (8) Son corps, immobile, assis sur ces balluchons créés à partir de vêtements issus de populations dont la plupart sont immigrées, va relier ces lieux résumant à la fois l’exclusion de ces populations et les valeurs prônées par la France (Liberté, Egalité, Fraternité). L’écart entre les valeurs françaises et la réalité des immigrés est flagrant. Le choix de l’église Saint-Bernard comme destination finale de cette traversée politique, indique un message clair puisque l’église fut occupée à partir du 28 juin 1996 par trois cents sans papiers (des hommes, femmes et enfants majoritairement Maliens et Sénégalais) pour réclamer une régularisation de leurs statuts. La plupart d’entre eux vivaient et travaillaient en France depuis plusieurs années et leurs enfants étaient nés en France. Le 23 août 1996, la porte de l’église a été forcée à coups de hache par les forces de l’ordre afin de procéder à l’évacuation des occupants. Ces derniers ont été maintenus dans des centres de rétention, ce qui a donné lieu à une grande manifestation publique et à une médiatisation importante. (9) Il est important de noter que Kimsooja décline ce processus artistique dans différentes villes sur divers continents, les politiques d’immigration, au Nord comme au Sud, étant un sujet explosif de manière globale. Ceci lui permet d’approcher au plus près des conditions de vie et de transport des immigrés et des migrants. Elle propose un message hautement politique et humaniste, elle réfléchit également à la constitution d’une mémoire collective. Les bottari enveloppent cette mémoire collective que l’artiste transporte et régénère.
Latifa Echakhch (Née en 1974, à Khnansa, Maroc) travaille entre Paris et Martigny (Suisse) et expose au niveau international. Tout comme Barthélémy Toguo, elle interroge son identité hybride de femmes artiste née au Maroc, arrivée en France à l’âge de trois ans et travaillant en Suisse. Son identité culturelle doit-elle transparaître dans son uvre ? Sa réponse est non. Elle propose une déconstruction des idées reçues quand à la culture maghrébine et les stéréotypes discriminants. Pour cela elle a mené une réflexion sur les formulaires administratifs réservés aux personnes immigrées, mais aussi les papiers d’identité et la lourdeur administrative à laquelle elle a dû se confronter pour voyager aux Etats-Unis. Une réflexion reposant sur la notion de l’Etranger et de l’Autre. Un statut auquel elle se heurte trop souvent. Au travers d’uvres comme Frames (2001), Resolution (2003) ou encore Hospitalité (2006), Latifa Echakhch interroge les rapports à Autrui et les problématiques liées à l’identité. Formellement son uvre semble puiser son influence dans le courant minimaliste, l’artiste produit des installations sobres avec des objets du quotidien. Des installations induisant un discours universel posé sur les failles de notre monde. Son art de l’échange est basé sur des considérations politiques et sociales. Pour Frames, la plasticienne a disposé sur le sol des tapis de prière traditionnels qu’elle a entièrement évidés. Les cadres des tapis sont le sujet de l’uvre. « L’absence veut dire quelque chose. Le vide n’existe pas, pour preuve, les scientifiques arabes ont nommé le zéro. » (10) Latifa Echakhch vide de manière symbolique les objets de leur contenu culturel pour amener le spectateur à une prise de conscience de la valeur symbolique des objets issus de la culture arabe. Des objets dont la portée est subvertie dans les discours discriminants.
Les objets et matériaux que j’utilise sont choisis pour leur caractère banal et reconnaissable, ils me permettent de donner à voir des actions artistiques facilement appréhendables et ainsi de montrer les failles critiques de ce qui nous entoure. [
] Je m’attache particulièrement à la dimension poétique de l’action artistique, parce que la poésie qui m’intéresse est celle qui déconstruit le sensible, son approche permet une remise en jeu critique permanente. (11)
Erratum (2004) est un hommage à Richard Serra, figure emblématique du minimalisme Américain, qui a réalisé dans les années 1960 ses Splash Pieces. Une action que Latifa Echakhch s’est réappropriée en l’intégrant à ses préoccupations. Elle a brisé des verres à thé marocains, dont elle a rassemblé les tessons en bandes le long des murs de l’espace d’exposition. Erratum est le résultat d’un geste violent à la mesure de son refus des stéréotypes. Echakhch précise : « Je n’ai par contre aucun regard sur-affectif, ni nostalgique par rapport à ces objets. Je les regarde avec autant d’étrangeté que les Occidentaux. Je montre juste ce que j’en fais. Je peux les identifier comme étant de ma culture et en même temps, ils me sont complètement étrangers. Je n’ai pas de verres à thé chez moi. » (12) Elle utilise les objets du quotidien pour anéantir les clichés et suggérer de nouvelles manières d’appréhender le rapport à l’Autre.
Sur le même principe, Principe d’Economie (2005) est une installation où sont disposés sur le sol vingt-quatre pains de sucre pesant chacun deux kilos. L’uvre, qui est actuellement présentée à Saint-Etienne, évoque les sculptures organiques de Louise Bourgeois. S’ils sont en lien fort avec l’actualité au Maghreb à propos de la flambée du prix des matières premières, ici les pains de sucre ont perdu de leur signification, ils sont de simples motifs esthétiques. Le spectateur est attiré par la blancheur et la forme quasi phallique des pains de sucre, dont la qualité formelle est soulignée par Echakhch. La banalité et la nécessité sont subjuguées par un processus d’épuration et d’évacuation. La recherche de l’artiste sur les questions d’identités s’effectue par le biais d’installations dépouillées, traduisant son souhait d’en finir avec les étiquettes assignées par la société.
Barthelemy Toguo, Kimsooja et Latifa Echakhch participent chacun à leur manière au développement d’une scène artistique globale. Leurs uvres expriment un engagement politique exacerbé à travers un langage plastique poétique. Ils sont artistes et citoyens du monde, ancrés dans les problématiques cruciales de notre société. Ils s’attachent à nous ouvrir les yeux sur la constante dérive humaine.
1. Communiqué de presse de l’exposition. Disponible en ligne : [ici]
2. RIMBAUD, Arthur. « Le Bateau Ivre », 1871.
3. LUNDSTROM, Jan-Erik. « Le Trait d’union mis en scène : Thèses sur les théâtres de traduction de Barthélemy Toguo » in Barthélemy Toguo : The Sick Opera. Paris : PARIS musées : Palais de Tokyo, 2004, p.26.
4. GLISSANT, Edouard. Poétique de la Relation. Paris : Gallimard, 1990, p.18.
5. LAFERRIERE, Dany. L’énigme du Retour. Paris : Grasset, 2009, p.47.
6. MAC VAL : Musée d’Art Contemporain du Val de Marne. Voir : http://www.macval.fr/
7. DURAND-LABAYLE, Valérie. « Kimsooja ». In MAC/VAL 2009-2010 – Parcours #3, Vitry : MAC/VAL, 2009, p.156.
8. Nous savons que le sujet est très sensible en France, la preuve en est avec l’inauguration de la médiathèque Abdelmalek Sayad (sociologue franco-algérien) de la Cité Nationale de L’immigration le 30 mars 2009. Ouverte au public depuis déjà deux années, la Cité, dont l’inauguration n’avait pas intéressé les politiques, n’avait encore jamais reçu officiellement la visite du ministre de l’immigration en fonction (Eric Besson). Celui-ci devait, avec le ministre de l’éducation, Xavier Darcos, inaugurer la médiathèque, mais ils furent conspués par les membres des associations en faveur des droits des immigrés. Ce lynchage public a montré l’indignation profonde non seulement des associations mais également d’une partie de l’opinion publique sur les conditions de vie et de rétention des immigrés.
9. L’occupation de l’église Saint-Bernard n’est pas sans rappeler l’affaire des « squatters de Cachan » en 2006, au cours de laquelle des personnes en situation régulières (516 au total) furent expulsées de leurs logements pour des raisons de sécurité. Ces dernières décidèrent d’occuper le gymnase de la ville de Cachan afin de faire connaître leur situation et leur volonté d’être rapidement relogées. Si l’affaire a connu une fin heureuse c’est en partie grâce à une grande couverture médiatique de l’événement, au soutien de personnalités publiques et politiques et au travail colossal des associations.
10. Entretien avec Latifa Echakhch, in Interface, 2007. Disponible en ligne : [ici]
11. Entretien avec Latifa Echakhch, Grenoble, Magasin, mai 2007. Disponible en ligne : [ici]///Article N° : 9915