Images de guerre, rêves de paix

à la Biennale des cinémas arabes

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Quelques notes d’une cinéfille italienne à la 8e Biennale des Cinémas arabes qui s’est tenue à l’Institut du Monde arabe à Paris du 22 au 30 juillet 2006.

Quel bilan ?
Mon arrivée à l’IMA pour la Biennale des Cinémas Arabes à Paris coïncidait avec le jour de mon anniversaire. La canicule, la guerre au Liban, le rendez-vous des cinéastes solidaires, l’accueil chaleureux du bureau de presse et de toutes les hôtesses, les rencontres avec les amis… tout se mélangeait en une étrange impression de familiarité et de bouleversement. Comment suivre un festival de cinémas des pays arabes quand on sait qu’au Moyen Orient des civils frôlent chaque jour la mort ? La plongée dans les films et dans les salles ne pouvait laisser oublier le terrible hors-champ qui nous interpellait et qui nous interpelle encore…
Si cette édition fut mineure, ce n’était pas seulement à cause de sa date tardive en pleine canicule ou de la guerre. Certes, la fin juillet n’a pas aidé à mobiliser le grand public, beaucoup étant déjà en vacances. Mais ce sont surtout d’évidentes absences dans la sélection officielle fiction : où étaient des films importants comme Dunia, Mémoires en détention, Bab’Aziz, Bab El Web, Bled Number One ? Le palmarès en fut largement prévisible. Le prix d’interprétation féminine décerné à trois héroïnes de trois films réalisés par des femmes (Fleurs d’oubli, Juanita de Tanger et Barakat !) fut symptomatique de la difficulté d’opérer un choix alors que le niveau général était plutôt moyen.
Ce qui fâche étant dit, le bilan global de la biennale n’en est pas moins positif : de l’accueil à la possibilité de voir nombre de films invisibles autrement, mais aussi par l’importance donnée aux courts métrages de fiction et à la production documentaire, avec une grande variété de courts et longs métrages en pellicule et vidéo, ainsi qu’un très intéressant gros plan sur les productions Hot Spot Films réalisés pour la chaîne Al-Jazeera.
Entre oubli et mémoire : la sélection officielle fiction
Le complexe resnaisien de ne pouvoir oublier le passé revient dans presque tous les longs métrages en compétition : les réalisateurs font preuve d’une véritable rage, une sorte d’obligation de se confronter à la grande Histoire et donc d’éclairer leurs personnages à la lumière des grands événements historiques et comment ceux-ci influencent leurs histoires personnelles. Mais si l’exemple de Resnais (je pense surtout à Hiroshima mon amour) vaut par le non-dit des images et une narration non-linéaire, les films de la Biennale font référence aux drames de l’Histoire et aux chocs du passé de façon si évidente, tellement dite, qu’ils risquent d’en perdre la force de l’image et de la narration. Certes, les sujets sont tous très importants, bien sûr : l’intégrisme islamique (Al-Manara, Barakat !), la guerre et ses conséquences sur les civils (Ahlam, Zozo), la condition de la femme (Fleur d’oubli, Juanita de Tanger), la dictature médiatique (Les Ombres du silence, premier film réalisé en Arabie Saoudite), pour ne citer que ceux-là. Le seul film qui se détache de cette tendance est Elle et lui d’Elyes Baccar, première œuvre tunisienne réalisée en 2004 et, jusqu’à la Biennale, oubliée par les autres festivals : deux personnages en quête d’histoire, un traitement théâtral s’inscrivant dans la tradition du Nouveau Théâtre tunisien (l’acteur Mohamed Ali Ben Jamaa a joué notamment pour Fadhel Jaibi dans Junun), une opposition masculin/féminin comme transcription symbolique d’une opposition politique et sociale ayant du mal à s’exprimer librement. Un film passionné, typique d’un certain penchant du cinéma tunisien à traiter de la folie, ce qui vaudrait une étude en soi. Sur un terrain complètement différent, une autre première œuvre, qui sera le lauréat de la 8e Biennale : L’Immeuble Yacoubian. Marwan Hamed y fait le choix d’un style grand public, entre la machine américaine et la tradition du mélo égyptienne (cf. critique sur le site).
C’est sans doute dans certains courts métrages en compétition que se révélaient les expériences les plus originales. Est-ce la courte durée qui autorise une expression directe des idées dans l’image, une sensualité qui ne passe que peu par les mots ?
La sexualité féminine était ainsi explorée de deux façons opposées : l’institution matrimoniale, imposée par la famille et vue à travers les yeux d’un enfant le jour du mariage de sa sœur aimée (Moi, ma sœur et  » la chose « , de la Tunisienne Kaouther Ben H’nia) ; et le désir charnel, rêvé puis réalisé par une jeune veuve et ses trois filles qui partagent le même homme (La Maison de chair, de l’Egyptien Rami Abdul Jabbar). Ou encore des récits très simples, qui trouvent leur force dans leur capacité d’inscrire les personnages dans l’espace. Dans Les Volets, par exemple : Lyèce Boukhitine tourne presque en plan-séquence une troupe au travail sur un plateau et propose une réflexion moderne sur la mort et le cinéma qui se souvient des leçons de Cocteau et de Pasolini. La mort revient dans Tes cheveux noirs Ihsan du Marocain Tala Hadid : un fils sur les traces de sa mère disparue et de ses racines, qu’il suit comme dans un rêve. Le rapport entre mère et fils est central aussi dans La Pelote de laine de l’Algérienne Fatma Zohra Zamoun : une jeune femme enfermée à son arrivée en France par son mari dans les murs de la maison conjugale et qui échappe à sa prison grâce au fils et à la capacité de communiquer sans mots, à travers les objets de sa vie quotidienne.
Deux courts métrages se détachaient nettement. Suspendu entre souvenirs et réalité, entre la sensualité et la concrétisation des détails d’une vie de femme déclinée au présent, c’est tout d’abord la première oeuvre de la Tunisienne Meriem Reveil, Les Beaux Jours : Paris et Tunis se mélangent dans la tête d’une femme qui se souvient de son pays d’origine, de sa sœur et de ses rêves d’amour et de liberté. Avec Casa, le jeune Marocain Ali Benkirane confirme sa maîtrise de la caméra avec un bref on the road dans les campagnes marocaines jusqu’à Casablanca, à travers le regard ouvert et désorienté d’un jeune paysan qui se jette dans la grande ville pour aider sa famille.
Rêves de liberté : la sélection officielle documentaires
D’année en année, se confirme l’engouement des cinéastes africains et arabes pour le documentaire, sans doute par sa capacité à raconter des histoires de  » vie au travail  » à travers les corps et les mots des gens du XXIe siècle, dans tous les pays du monde. Voilà donc la tendresse et la cruauté dans les yeux des filles de rue du Caire, dans le beau film de Tahani Rached, Ces filles-là (sélection officielle hors compétition au dernier Festival de Cannes). Et voilà surtout le témoignage passionné du printemps libanais, précocement tué par l’hiver du terrorisme et de la guerre, dans le film de la Palestinienne Mai Masri, Beyrouth : vérités, mensonges et vidéos, qui obtient le grand prix de la compétition documentaires. Masri a une longue expérience de documentariste, seule ou en collaboration avec son mari, le cinéaste libanais Jean Chamoun. Ici, elle choisit le point de vue de Nadine, une jeune femme qui s’engage politiquement, comme beaucoup d’autres jeunes Libanais, au printemps 2005. A travers ses yeux, ses espoirs, ses désillusions, le film nous donne une réflexion sans égale sur l’évolution de la jeunesse à Beyrouth et l’enjeu qu’elle représente dans la période de crise que connaît le pays depuis l’assassinat du Premier Ministre Rafik Hariri. Clairvoyante dans sa lucidité utopique, Nadine – et le spectateur avec elle – comprend que le seul moyen d’échapper à la logique irrépressible de la terreur et de la guerre est l’unité politique et démocratique, au-delà des confessionnalismes religieux. Les événements de juillet 2006 en sont une terrible conséquence. Le film Ça sera beau – From Beyrouth With Love de Wael Noureddine représente la face cachée de la jeunesse libanaise : entre l’armée et la religion, ces jeunes déracinés font le choix de facilité, la dose d’héroïne à 5 dollars. Autre histoire, autre regard sur le Liban et la guerre : dans Le Trou, le réalisateur libanais Akram Zaatari découvre dans la maison de la famille Dagher du village d’Ain El Mir, cachée dans un trou sous des oliviers, une lettre dans un engin. C’est un message de paix et d’espoir de la part d’Ali Hashisho, membre de la résistance libanaise. Il s’adresse à la famille Dagher, dont il a occupé la maison de 1985 à 1991 – après le retrait de l’armée israélienne du village. Dans sa lettre, il justifie l’occupation de la maison et leur souhaite un bon retour, en paix.
Au-delà de la guerre, de nombreux documentaires suivent les destins singuliers d’hommes et de femmes qui mènent un combat personnel pour retrouver leur dignité. C’est le cas de deux films en particulier : Je voudrais vous raconter de la Marocaine Dalila Ennadre et Perdu au Costa Rica de l’Egyptienne Hala Lofti. Dans le premier, la réalisatrice trace un bilan de la condition des femmes au Maroc, depuis le nouveau code de famille introduit en octobre 2003. Avec beaucoup de sensibilité, elle donne un visage et des mots libérés aux femmes dont on parle tant sans jamais les entendre vraiment : des ouvrières, des paysannes, de femmes de la ville et de la banlieue qui continuent à n’avoir pas d’accès à l’information ni à la parole. Dans le deuxième, Lofti signe le portrait de Gabriel Ihab, un Palestinien déraciné, né en Bolivie et résidant au Costa Rica : l’histoire d’une chute et d’un renouvellement, après une période de déchéance vertigineuse, grâce au soutien et à la solidarité des amies qui lui donnent la force de récupérer son identité oubliée.
Sur les racines, perdues et retrouvées, deux films sont particulièrement réussis, qui donnent une image à la fois très personnelle et très politique. Dans Quo vadis ?, le réalisateur Samir Abdallah semble se souvenir du film célèbre de Michael Powell (Peeping Tom) pour en renverser le sens dans un home movie captivant, nous donnant une image positive autant que complexe du métissage culturel. Le réalisateur – français mais né à Copenhague de père égyptien et mère danoise, et marié à une femme française d’origine marocaine – a toujours filmé ses deux fils. Ils sont devenus adultes et il les emmène dans les trois pays liés à leurs racines : le Danemark, le Maroc et l’Egypte. Le lien entre père et fils est central aussi dans un autre home movie : le touchant Toi, Waguih de l’Egyptien Namir Abdel Messeeh (mention spéciale pour le court métrage documentaire). Le jeune cinéaste – qui a le même âge qu’avait son père Waguih quand il a été relâché de prison après cinq ans de détention politique en tant que militant communiste – décide de briser le silence, pour découvrir l’histoire individuelle du père : l’homme derrière le militant. Un portrait délicat et intense d’un homme qui n’a jamais renoncé à sa dignité.
Dignité et cohérence : deux mots qui s’adaptent à la perfection aussi pour donner une définition des documentaires produits par Hot Spot Films et montrés sur la chaîne Al-Jazeera. Une sélection thématique (Emigrés arabes en Amérique Latine, Littérature de prison, Il était une fois…) a été montrée à la Biennale, pour souligner la démarche de Hot Spot qui pose un regard nouveau et en profondeur sur la culture arabe dans le monde, mais aussi l’ouverture de la célèbre chaîne satellitaire à de nouvelles formes de narration et d’information se détournant du format plus classique du reportage télé. Remarquables sont, par exemple, Un Rêve en 35 mm de Hala Lofti (la même réalisatrice de Perdu au Costa Rica) et Emmenez-moi de Tamer al-Saïd (qui présentait aussi le court métrage Un lundi dans la compétition fiction). Le premier reconstruit la naissance du cinéma au Honduras, grâce à trois pionniers, trois émigrés d’origine arabe : Asfoura, Sami Kofati et Fawzy Biandek. Le deuxième trace les portraits de cinq anciens détenus politiques marocains, qui se retrouvent et évoquent leurs souvenirs : à l’occasion du tournage du documentaire, ils reviennent pour la première fois sur les lieux de leur détention, où ils ont été torturés.
Liban mon amour : des clips pour témoigner de la guerre
Rêves de liberté, rêves de paix, mais les images et les nouvelles de la guerre à la télé et dans les journaux me ramènent à la dure réalité. Je ne veux rien oublier. L’appel de cinéastes solidaires est à lire sur www.cinesoumoud.net ou dans les murmures cinéma d’Africultures. Les clips réalisés par des cinéastes libanais et palestiniens sont projetés à chaque séance de la Biennale. Les cinéastes du Liban témoignent en chanson :
Que quelqu’un parmi ceux qui nous aiment
Salue ceux qui jadis nous aimaient
Et qu’il leur dise que quoi qui se passe
Qu’ils ne nous oublient pas…
Je reprends l’avion, destination Rome, avec les clips dans les mains et un poids sur le cœur. Que faire contre l’horreur de la guerre ? Au moins essayer de diffuser ces images en Italie…

///Article N° : 4555

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