In memoriam David Achkar, cinéaste franco-guinéen, 1960-1998

Entretien d'Olivier Barlet avec David Achkar

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De ces quelques heures de discussion à bâtons rompus, en juillet 1997 dans un café de la Place de la République, que David Achkar m’avait une nouvelle fois autorisé à enregistrer, j’ai extrait ces questions-réponses où il tente de se définir, lui et sa vision du cinéma.
Je retiens de David son accueil et son esprit sans cesse en éveil, les livres qu’il m’a fait découvrir, des classiques grecs à Marc Augé, travailleur exigeant cherchant à comprendre, ouvert à toutes les réflexions, profitant du temps  » perdu  » pour peaufiner son œuvre.
Sa mort frustre car la suite manque : j’attendais ce film qu’il préparait depuis six ans, voir en images ce que ses mots tentaient de dire. Eux seuls nous restent à présent.  » Comme c’est dommage…  »
Pourquoi faut-il six ans pour arriver à tourner Un Fleuve comme fracture ?
Le film a été bloqué pour des raisons financières, notamment le retard administratif qu’a pris la Communauté européenne pour réaliser le contrat de production. Le Fond Sud, l’ACCT, la Coopération, des fonds personnels sont mobilisés mais tant que la Commission européenne ne débloque pas l’argent, on ne peut commencer le tournage : ce serait mettre en péril le film et la production. Ces fonds sont en effet importants pour que l’esthétique du film atteigne un niveau acceptable pour les télévisions ne se déterminent qu’après avoir visionné les premiers rushs. En attendant, j’essaye de ne pas perdre mon temps en peaufinant l’écriture du film…
Ton équipe de tournage est-elle prête ?
Oui ! On devait déjà tourner l’année dernière… Le problème est de conserver l’énergie pour que tout le monde y croie encore ! Casting et repérages sont terminés. On a monté l’équipe avec des techniciens français, sénégalais et guinéens. Tout le film a été écrit et pensé en fonction du déplacement de deux personnages dans une voiture de Paris à Conakry.
Je suis frappé à quel point les films africains mettent en scène le déplacement.
Je pense qu’il s’impose pour certains et va de soi car on est entre Paris et l’Afrique, toujours en mouvement puisqu’il faut même assurer le service après-vente, et parce qu’on est entre deux cultures, avec un chemin à parcourir que beaucoup de réalisateurs font par leur cinéma comme Clando de Jean-Marie Teno. Je suis moi-même issu de ce voyage, d’un mélange de sangs et de cultures ; j’ai vécu dans quatre pays différents… J’ai envie de raconter ce métissage ! Pour moi, le déplacement signifie que rien n’est fixe, que tout reste à construire. Je l’emploie comme moyen d’expression pour signifier notre recherche de repères.
L’expérience du métissage constitue-t-elle la logique interne de ton film ?
Oui, absolument. Le mouvement sera d’aller chercher dans son passé ce qui va servir au présent mais aussi de prendre quelque chose dans son présent pour résoudre son passé. Le déplacement géographique dans ce film signifie le besoin de voir autre chose, de compléter les images à disposition. En somme, un road movie doublé d’un film sur l’imaginaire et d’une histoire d’amour.
De quel imaginaire s’agit-il ?
Le cinéma africain a pêché en croyant créer le mouvement en opposant tradition et modernité alors que les deux se confondent. Restaurer l’imaginaire permet de sortir de cette logique. Un jeune Africain métis vit à Paris et découvre que le monde dépasse les limites de sa banlieue. Il lui faudra faire le tri dans la réalité africaine d’aujourd’hui entre violence et fantasmes pour se retrouver lui-même.
Comment vis-tu le métissage ?
Je ne m’en gargarise pas comme certains : c’est complexe à vivre. On peut y mettre tout et n’importe quoi, comme en musique. Et le danger est aussi grand que pour ceux qui veulent conserver les choses pures ! On rejette facilement une partie de soi-même…
Comment te situes-tu dans les cinémas d’Afrique ?
Nous partageons avec un groupe de jeunes réalisateurs des visions communes sur le cinéma : des films éventuellement difficiles faits dans des conditions difficiles de production ! Nos préoccupations se rejoignent au sens où c’est le film qui est important et non la personne qui le fait : dire ce qu’on peut du mieux qu’on peut avec le budget qu’on a. Sachant que nos conditions financières sont très difficiles ! Cela a créé un ton : utilisation de voix-off, beaucoup d’ellipses comme chez Jean-Pierre Bekolo, des supports différents, le mélange du documentaire et de la fiction comme chez Jean-Marie Teno, ainsi que celui du passé et du présent, et une écriture pas forcément linéaire qui joue avec le temps. Avec le désir de dépasser le débat tradition/modernité pour interroger les problèmes contemporains de la société (eau, écologie, violence, sexualité etc).
Est-ce que tu poses la question du public ?
Je ne crois pas que le public africain soit plus bête que l’européen : il faut toujours respecter son public. Va-t-il croire dans le film ? Va-t-il le trouver logique ? Je n’écris pas en me demandant si je vais pouvoir le financer mais s’il me fait rire ou m’émeut ! Je ne me pose la question du public qu’au niveau de la réalisation : comment dire ce que j’ai écris avec ce que j’ai comme argent ? Ce qui me semble important c’est la sincérité : affirmer un point de vue, au risque de déranger. Il ne s’agit pas de déranger pour déranger, mais d’éviter les films qui contiennent à la fois la question et la réponse !
Es-tu aussi pour une sélection dure ?
Les mauvais films donnent raison à ceux qui disent qu’on est incapables de faire du cinéma. Si la sélection cannoise était plus serrée, nos films s’imposeraient plus facilement. Je vois trois films par jour et lis deux livres par semaine, et j’apparais comme une exception alors qu’il me semble que je ne travaille pas assez ! J’ai fait Allah Tantou avec 20 000 F et je continuer de trouver normal qu’il soit difficile de faire un film ! Il faudrait qu’on accepte la critique pour s’améliorer et de ne pas forcément être maître de nos films…
Un petit budget ne fait pas forcément un mauvais film…
C’est l’émotion qui fait la différence à la sortie de la salle, quelque soit le budget du film ! On est obligés de jouer avec les codes des autres, leur langage cinématographique, pour passer le cap de la réception et leur ouvrir le regard sur ce que nous sommes vraiment. Le cinéma noir des années 40 faisait de grands films avec ses faibles moyens, la nouvelle vague aussi, qui faisait un travelling dans un landau ! Il ne s’agit pas de respecter des canons à l’américaine mais si l’on ne perçoit pas ce qui émeut les gens, personne n’écoutera.
Te sens-tu un  » cinéaste africain  » ?
Je pensais devenir cinéaste et la couleur de ma peau a fait d’emblée de moi un cinéaste africain… Une certaine critique m’enferme donc dans un certain académisme, un style, un ton, une façon de tourner. Je lui conseillerais volontiers de retourner au cinéma et de voir que Sembène n’a jamais fait de film de village… On est confrontés à beaucoup d’ignorance. Quels critiques vont au Fespaco ?
Est-ce l’effet d’un ostracisme ?
Quelqu’un me disait un jour que le cinéma coûtait trop cher pour être fait par les Africains car ils n’en ont pas les moyens ! Pour elle, le cinéma était un art de Blancs, occidental. N’est-ce qu’un rêve occidental accessible aux quelques Africains imprégnés de culture européenne… ? Si nous somme frappés d’une malédiction, c’est de devoir répondre à une image précise de l’Afrique. Ceux qui s’affirment différents ne sont pas considérés comme Africains. Mais ce n’est pas qu’un problème africain : l’ensemble du Tiers monde met l’Occident en cause ! Ce qui est dangereux, c’est le domaine réservé, le festival de  » cinéma africain « , qui facilite la condescendance et la complaisance : l’encensement de films qui mériteraient la critique.
En définitive, comment te définis-tu ?
Je suis un cinéaste préoccupé par la tragédie que vit l’Afrique. J’ai commencé par Allah Tantou sur ma tragédie personnelle, puis avec Kiti, j’ai documenté un angle de démocratisation possible. Un fleuve comme fracture sera sur la façon dont s’affrontent les rêves… Je ne peux pas dire que je sois un cinéaste africain !

///Article N° : 276

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