Instrumentaliser l’événementiel

Entretien de Cédric Vincent avec Simon Njami

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Depuis les années 1990, les biennales sont devenues les principaux moteurs de l’expansion du monde de l’art hors de ses frontières euro-américaines. Pour certains elles figurent un impérialisme culturel, pour d’autres elles signalent un espace artistique unifié et vivant à l’unisson. Quoi qu’il en soit, elles restent souvent perçues à travers le prisme de la spectacularisation de l’art et de la culture que certains observateurs ont traduit par le terme de « festivalisme ». Simon Njami, l’un des fondateurs de Revue Noire et commissaire d’exposition, est aussi un fervent défenseur de la « biennale », comme instrument pour construire des mondes de l’art en Afrique. Que ce soit dans sa présence dans le jury de Dak’art en 2002 ou dans son aventure de 8 ans avec les Rencontres Photographiques de Bamako, il a cherché à maîtriser cet outil ambigu au service de cette tâche ambitieuse. Dans l’entretien qui suit, il explique la stratégie et les enjeux qu’il associe à la biennale, mais aussi les limites dont il faut avoir conscience.

En tant que commissaire vous avez organisé évidemment des expositions (L’Afrique par elle-même, 1998 ; El Tiempo de Africa, 2000-2001 ; Africa Remix, 2004-2007) mais aussi des biennales (les Rencontres Photographiques de Bamako et la Triennale de Luanda), voire des expositions dans des biennales (São Paulo, 2004 et Venise avec Check List, 2007). Y a-t-il une différence dans la manière de concevoir ces genres de manifestations artistiques ?
Il devrait y en avoir une parce qu’une exposition de type muséal repose sur un dispositif concis, fermé dans un lieu et dans ses fonctions. L’exposition est un médium figé alors que les biennales sont plus ouvertes, reposant sur une nécessité d’interactions. Avec une exposition, on défend une thèse, avec une biennale, on en ouvre 150, et en s’autorisant des pistes contradictoires. Une biennale c’est un ensemble d’expositions ce qui permet aussi de multiplier les expérimentations. Lorsque je réfléchis à une exposition pour appuyer une thèse ou un questionnement, je choisis de façon très précise les éléments qui vont corroborer ou certifier cette thèse. Je conçois une biennale comme un laboratoire. En ce sens, sur une biennale il y a toujours de l’avenir. Des artistes que je vais montrer dans une biennale ne sont pas ceux que je montrerais nécessairement dans une exposition, ou peut-être quelques années plus tard. Une biennale est précisément l’espace pour donner la chance à des choix directs parce que ça n’interfère pas sur le général. Bref, la fonction d’un musée ne sera pas la même que celle d’une biennale. La biennale c’est le laboratoire et le musée c’est la fixation des expériences du laboratoire. La biennale permet d’être – sans aucune péjoration – le brouillon de ce qui sera dans le musée. Le musée c’est un peu la décantation des expériences de la biennale.
Est-ce qu’une biennale a la même fonction en Afrique qu’en Europe ?
Elle devrait, mais la différence en Afrique c’est qu’on n’a pas 36 biennales. Donc une biennale en Afrique doit remplir plusieurs rôles qu’elle n’a pas à remplir forcément en Europe. Une biennale en Europe peut se permettre – hélas – de n’être qu’une exposition. Une biennale en Afrique, c’est un workshop permanent, un laboratoire qui touche à un tas de fonctions. C’est à la fois de l’information, c’est à la fois de l’éducation et c’est à la fois une plateforme… à la fois pour l’Afrique et pour l’extérieur de l’Afrique. Lorsque je parle de workshop, je veux dire une école permanente : apprendre aux gens comment on réceptionne ces objets, comment on monte une exposition, comment on réfléchit pour créer l’accueil de ces objets. Évidemment, ces débats sur la création ne se formulent pas de la même façon en Europe. C’est vraiment un espace, un moment qui permet aux Africains d’appréhender la création contemporaine sous toutes ses formes et la manière dont on peut la montrer. Ensuite elle sert de plateforme avec l’extérieur, elle permet au monde de venir voir ce qui se produit en Afrique. C’est beaucoup plus ouvert qu’en Europe où les biennales sont organisées en circuit fermé.
Et pour les artistes ?
Pour les artistes il y a deux fonctions. D’abord, quand la biennale est bien conçue, elle doit provoquer des ouvertures sur le monde. Ensuite, et ce n’est pas la moindre de ses fonctions, elle doit construire des ouvertures sur l’Afrique. Un artiste comme Moataz Nasr a découvert qu’il était africain en allant à Dak’art. Il ne savait pas qu’il existait une manifestation de la sorte à Dakar. Il est reparti au Caire avec une cartographie de l’Afrique à la fois physique, intellectuelle et humaine totalement métamorphosée. Les échanges intra-africains sont très rares. Pourtant ils sont nécessaires. Je prends l’exemple de la biennale africaine que je connais le mieux : la Biennale de Bamako. Sous son impulsion a été lancé le mois de la photo de Maputo, le mois de la photo de Harare et un mois de la photo au Nigeria est en train de se préparer. Je pense aussi qu’au-delà même de montrer des œuvres à l’extérieur, il est important que des gens se montrent leur travail, discutent, s’aperçoivent qu’ils partagent les mêmes choses. Et la biennale permet ces rencontres. Je suis très intéressé par la construction de concepts et plus les gens vont parler, plus ils vont échanger, plus des concepts endogènes vont se révéler. Évidemment, ces concepts endogènes n’ont rien à voir avec l’afrocentrisme. Ils se servent de leurs propres expériences pour voir comment monter des modèles adéquats pour l’Afrique. En retour cela leur permet de réfléchir à leur propre travail.
C’est pourquoi aussi l’outil « biennale » est souvent associé à l’idée de développement culturel ?
Évidemment, parce qu’on ne peut pas se permettre en Afrique « l’art pour l’art » – même si j’en suis un des grands chantres. On ne peut pas dépenser certaines sommes juste pour faire une manifestation artistique qui ne laissera aucune empreinte. Il faut nécessairement qu’elle produise des traces. C’est pour cela que je parlais d’éducation, d’une espèce de sensibilisation à une situation qui n’a pas de fondement en Afrique. J’entends, pas de fondement structurel. Il est important d’associer une dimension de développement, et cela dans tous les sens du terme : développement de nouveaux métiers, sensibilisation à certaines manières de faire et puis réflexions aussi sur une façon originale de montrer les choses. C’est ce que j’appelle éducation. Si les biennales en Afrique se contentaient d’être une réplique des biennales européennes, elles n’auraient pour moi pas lieu d’être.
Prenons l’exemple de la Triennal de Luanda (2006-07), son but était explicitement de cristalliser une scène artistique, d’ouvrir des lieux et d’institutionnaliser l’art en Angola (1).
Elle devait permettre de créer une dynamique. Il y a des biennales en Afrique qui se sont malheureusement construites dans une improvisation conceptuelle. La Triennale de Luanda a commencé par une réflexion sur toutes les formes que pouvait prendre une biennale. Nous en avons conclu, avec Fernando Alvim, le principal architecte de ce projet, que la triennale était la forme la plus adéquate, parce qu’il n’y avait pas forcément lieu d’organiser une manifestation tous les deux ans. C’est un élan progressif. On prépare le terrain d’abord et on décide des conditions d’ouverture ensuite. Il faut convenir que faire des expositions pour faire des expositions, est loin d’être le meilleur gage de succès. Les expositions doivent avoir un sens. Par exemple, dans le programme que je prépare pour Luanda, nous demanderons à des artistes africains de choisir des commissaires. À chaque fois on veut que les propositions viennent d’Afrique. Pour une fois on ne va pas choisir un commissaire à New York pour lui demander de faire l’exposition… Donc cinq artistes vont choisir cinq commissaires. Ils travailleront ensemble pour construire un projet qui ait du sens localement. En fait, montrer de bons artistes c’est très facile. Je pense que l’Afrique a besoin de plus. Des mécanismes qui pérennisent l’art contemporain en Afrique sont nécessaires. Plus des structures capables de soutenir ce type de création émergeront, moins il y aura de malentendus sur ce que nous faisons, car se mettra au jour un champ de références. On en est aux balbutiements. C’est l’une des raisons pour lesquelles on s’est battu avec Clive Kellner [directeur de la Johannesburg Art Gallery]pour monter Africa Remix en Afrique du Sud en 2007. Tous les débats majeurs sur l’art contemporain africain ont lieu hors de l’Afrique, on voulait inverser la tendance. On voulait réfléchir sur l’impact national, ce que la Biennale de Johannesburg avait raté. Celle-ci aurait dû se concentrer d’abord sur l’Afrique du Sud, ensuite sur l’Afrique Australe et ensuite… c’est-à-dire asseoir des bases pérennes qui dessinent des lignes originales plutôt que d’avoir des Ovnis qui n’ont aucune légitimité. Ce serait stupide intellectuellement de faire des greffes hasardeuses sur un terrain si difficile. Il faut au contraire que les choses naissent du terrain, c’est un principe de base.
Vous parlez de « greffe » mais d’une certaine manière les Rencontres Photographiques de Bamako en est une.
Bamako fut une greffe et tout le travail qu’il y eut à faire et qu’il reste à faire c’est de la rendre légitime. C’est une greffe totale et absolue, de là la difficulté essentielle de travailler à Bamako. Si le travail dont je parle avait été fait étape par étape, on ne serait pas face aux problèmes qu’on rencontre aujourd’hui de formation, d’appropriation, d’implication du politique, etc. Ce travail n’a pas été fait et c’est d’autant plus compliqué que des habitudes ont été prises. Il faut les casser tout en maintenant le rythme. En Angola, c’est plus facile de travailler parce qu’il n’y a pas d’habitude. Autrement dit, ils ont l’avantage de ne pas avoir été figés. Imaginons ce pays sans secousse, on serait dans un système hérité du marxisme le plus rigide. Il faudrait déconstruire un tas de chose. Eux ils ont tout déconstruit, ils ont fait tabula rasa donc on part de rien. Cela leur permet d’avoir une nostalgie moins forte que dans d’autres endroits. Ils sont davantage tournés vers le futur et ça crée un terrain plus favorable.
Pour revenir à la Triennale de Luanda : est ce que le centre d’art qui est en court d’élaboration à Luanda pourrait être considéré comme un aboutissement de la Triennale ?
Ce n’est pas un aboutissement. La Triennale est là pour fabriquer un contexte, un terreau. En ce sens, il est évident que le bon fonctionnement d’une triennale s’accompagne de la conception de nombreuses structures. On part de zéro. Il faut une école d’art, un centre d’art contemporain… on a besoin d’installer une espèce de quotidienneté et de garder en tête – même si la Triennale est un work in progress – que les biennales ou les triennales sont événementielles. Mais cet aspect n’est qu’une étape, nous devons fabriquer ensuite des structures pour qu’au quotidien il y ait une présence, pour faire évoluer les mentalités. Donc le moment « événement » est juste un feu d’artifice pour montrer les fruits d’un travail de longue haleine. La biennale sera simplement le moment pour montrer le résultat d’un travail. S’il n’y a pas ce travail, l’événementiel va manquer de substance. Il faut savoir que la première Triennale, c’était du squat, c’est pourquoi le projet du centre d’art est là. Il serait un peu le nucleus à partir duquel tout partirait. En même temps qu’on conçoit les outils il faut les fabriquer, et c’est ce qui est intéressant. Et il n’y a pas seulement la conception et la fabrication, mais aussi tout le jeu politique pour rendre les choses possibles. On ne peut pas être juste un dilettante. Y a tellement de choses à faire qu’on doit avoir deux ou trois coups d’avance en pensant à une construction, en pensant à une chose pérenne, en pensant à une évolution et un développement. On ne peut pas se permettre la gratuité. Dès lors que l’on s’engage dans ce processus, il faut une finalité qui bénéficie à l’Afrique.
Quels sont les risques de jouer sur l’événementiel ? Faire pschitt ?
Si on s’en tient aux schémas européens où c’est l’événementiel qui entretient la machine, le risque est effectivement de faire pschitt. Il faut avoir à l’esprit qu’on fabrique des structures pérennes qui ont pour but de faire de l’événementiel la caisse de résonance d’un travail souterrain qu’on n’aura pas vu. Et s’il n’y a pas ce travail souterrain effectivement on va arriver à un pschitt parce que l’événementiel qui ne se nourrit de rien c’est une coquille vide. L’événementiel ne doit cependant pas se minimiser parce que c’est un moment médiatique qui fait du bruit, dans ce moment-là se fabrique aussi un monde de l’art : un univers, des institutions, des réflexes, un marché, une réflexion, des critiques, cette machinerie sans lequel l’art ne peut pas exister.
Est-ce que Check List (2007), l’exposition que vous avez organisée avec Fernando Alvim pour la Biennale de Venise, a joué un rôle dans le mouvement en Angola ?
Certainement. Fernando Alvim en a fait un événement national. José Eduardo dos Santos, le Président de la République, lui a envoyé une lettre de félicitations. Voilà la preuve que c’est avec de l’événementiel que l’on peut générer ensuite un travail efficace. L’exposition a été une « révolution » nationale. Encore une fois cela entre dans la stratégie qu’on a adoptée sur l’Angola. Les gens s’imaginent que ce dont on n’entend pas parler n’existe pas. Donc Fernando et moi travaillons et quand on pense avoir abouti à quelque chose, on balance l’information.
En effet la force de ce type de manifestations c’est le côté événementiel qui produit de la communication, qui produit du média.
Qui produit du média, qui produit – même si le mot est un peu lourd – de la « conscientisation ». Tout à coup, il y a un point focal sur une semaine ou un mois, que personne ne peut ignorer. Ca, c’est sur le plan international, ensuite il faut que chacun travaille au niveau national.
En Afrique du Sud, il semble que la scène soit plutôt tournée vers le plan national. Par exemple les magazines couvrent presque exclusivement l’actualité des artistes sud-africains dans le pays et à l’étranger.
Absolument. Là aussi, c’est une évolution. Une exposition comme Africa Remix a commencé à ouvrir progressivement l’Afrique du Sud à l’Afrique. Mais d’une façon générale, l’un des points qu’il faut garder en tête c’est que les Africains ne connaissent pas l’Afrique. Or ce type d’événement permet l’ouverture. Une biennale aussi, bien sûr. Un galeriste comme Michael Stevenson, qui est établi à Cape Town, voyage de biennale en biennale. D’un coup, j’ai vu sa galerie passer d’un parti pris totalement sud-africain à une sélection panafricaine. Le mouvement se fait progressivement. Il y a eu CAPE qui a choisi une ouverture panafricaine affirmée (2). Si elle existait ce serait formidable. Je veux dire par là que CAPE n’a aucun impact en Afrique du Sud. Encore une fois, faire une exposition pour faire une exposition ne mène à rien. L’idée de départ: « on veut faire de Cape Town une nouvelle capitale artistique », est un peu faible. Ils auraient pu faire un événement plus modeste, qu’ils auraient maîtrisé..Il faut travailler sur les étapes.
Et c’est ce qui pourrait se passer aussi avec la foire à Johannesburg en mars 2008. (3)
Oui, c’est pourquoi j’y participe. Dans l’exposition que je fais pour la foire, il y a deux Sud-Africains sur une trentaine d’artistes. Évidemment, il n’y a aucun artiste affilié à une quelconque galerie. Il se pourrait donc que des galeristes viennent approcher les artistes de l’exposition sans même être certains de leur valeur. C’est bien sûr une stratégie. Ce que j’apprécie dans l’intelligence d’organisation sud-africaine, c’est son côté très pragmatique. À l’annonce de l’arrivée d’Africa Remix, il y a eu une multitude de petits événements qui ont commencé à se mettre en place pour profiter de la médiatisation de l’exposition. Africa Remix a été une révolution, un tremblement de terre. Il ne fallait pas laisser s’essouffler cet élan, attendre cinq ans pour recommencer. La foire permet de relancer la machine. Dans cinq ans il aurait fallu recommencer de zéro, alors que les politiques ont été secoués, toute la presse a été secouée par Africa Remix. C’était le bon moment pour enchaîner sur une autre étape. En Afrique du Sud, il existe un petit marché, mais c’est un marché plutôt lié aux entreprises qu’à des collectioneurs privés, et la foire peut le dynamiser. L’objectif encore une fois est de familiariser. Ça vaut en Europe, mais en Afrique plus qu’ailleurs il faut casser cette idée de séparation élitaire où les gens prétendent que l’art c’est pour les bourgeois, réservé à ceux qui ont de l’argent. J’espère que la foire pourra désacraliser le rapport des Sud-Africains à l’art contemporain et au marché qu’il représente. D’ailleurs, l’exposition s’intitule As you like it [référence à la pièce de Shakespeare trad. Comme il vous plaira].
Vous n’avez pas le sentiment d’être instrumentalisé dans cette affaire ?
Mais je suis instrumentalisé tous les jours ! Bien sûr, pas contre ma volonté ou pour des choses auxquelles je n’adhère pas. Si je peux permettre que des projets se réalisent et garantir des résonances, je vais y aller. Il y a un jeune homme qui, en rentrant un jour de Bamako, m’a dit : « je vais monter un projet à Nairobi ». J’ai trouvé le temps pour y aller. Je suis allé voir les gens. Au départ, il n’avait pas de budget, quand je suis reparti il en avait un. Je vais y retourner pour suivre les avancées. Naturellement, là aussi je suis instrumentalisé. Si je n’y étais pas allé, il aurait sans doute réalisé son projet, mais celui-ci aurait peut-être été différent. C’est une partie de mon travail. J’ai des accès, des possibilités qui me permettent de me mettre au service des projets que je choisis.

1. Sur la Triennale de Luanda, voir le texte de Nadine Siegert et Ulf Vierke, « Angola Pop (2005-2007) : la première Triennale de Luanda ».
2. Biennale de Cape Town, dont la seconde édition aura lieu en 2009. Voir le texte de Tobias Wendl, « CAPE 07 – de l’art contemporain dans un environnement urbain dissonant ».
3. À noter que l’entretien a été réalisé le 18 janvier 2008. La foire a eu lieu du 13 au 16 mars. Pour plus d’information : http://www.joburgartfair.co.za
///Article N° : 7586

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