Cet important ouvrage (300 p.) a pour sous-titre : L’Afrique et ses représentations de la périphérie du monde au cur de l’imaginaire occidental. C’est dire l’ambition de son projet.
Écrit par un docteur en lettres, mais aussi licencié en philosophie, on comprendra qu’il vole haut parce qu’il en a les moyens.
Érudition impressionnante, dit J-P. Orban dans la quatrième de couverture qui résume le propos de M. D. Kane. Comment le ferons-nous à notre tour ? L’auteur part du mythe grec de Io la jeune femme qui séduisit Zeus et que celui-ci changea en génisse et fit passer en Égypte, pour échapper à la jalousie de son épouse. – Ce serait l’origine d’un fantasme africain que l’Occident transporte mais refoule depuis Homère, Hésiode, Hérodote, Eschyle et jusqu’à Freud. Ce rejet s’accentue avec la loi mosaïque, le christianisme et l’Islam. (monothéistes tous trois) en dépit du fait que cette conception du divin s’origine semble-t-il dans la tête d’Akénaton, ce pauvre Pharaon qui échoua à convaincre son peuple de l’utilité de n’avoir qu’un seul Dieu. Amarna la ville et les temples qu’il avait fondés à sa gloire, furent totalement détruits, et nulle tombe ni pyramide ne furent affectées au pharaon « hérétique ». Les Égyptiens restèrent polythéistes.
Quant à l’Europe, sa rupture la plus claire avec l’imaginaire égyptien se produit dès l’Antiquité avec les philosophes grecs, et notamment avec Platon. M. D. Kane s’étend longuement sur Platon et le dissèque admirablement. Il nous démontre comment Platon s’acharne à détruire les « fables mensongères » qu’enseignent les prêtres de la religion grecque et comment, aux mythes aberrants des dieux immoraux, il tente de substituer des mythes philosophiques, comme le fameux mythe de la caverne, qui ne sont plus « histoires de dieux » (comme les définit Eliade) mais allégories, simples paraboles, images de la condition humaine et des Idées qui devraient gouverner le monde. Au bout de la démonstration on est vraiment convaincu que « la raison est hellène » !
L’auteur a beau essayer ensuite d’affirmer que Platon reconnaît que, pour atteindre au monde des Idées auxquelles l’homme doit conformer sa conduite, l’émotion et la sensibilité lui sont aussi nécessaires que la ratio, il n’arrive pas à le prouver avec la même force, ni avec autant d’arguments. Mr. Kane a beau également ajouter que c’est un Platon jeune qui avait élaboré ce système de pensée, et que plus tard, ayant vu sa théorie échouer dans son application politique, Platon n’y croyait plus tellement
Cela n’enlève rien au succès historique du rationalisme en philosophie et de son extension continue dans la civilisation occidentale, jusqu’au scientisme, au matérialisme, à l’agnosticisme métaphysique qui caractérisent l’époque actuelle sur deux continents.
Quant à ce que l’Occident doit à l’Égypte – et les Grecs pour commencer – on pourrait en rajouter à l’inventaire de Mr. Kane. Non que ce dernier soit inutile, et en particulier cette exploration dans les généalogies des dieux grecs qui se mêlent à plusieurs reprises à des divinités nommées Lybia, Aethiops ou Egyptos, indiquant par là les interférences avec le Nord-Est africain.
Ses analyses des tragédies grecques découlant de ces lointaines hérédités sont plus difficiles à suivre, mais reprennent les interprétations de Freud ou Nietzsche, dans une nouvelle perspective. L’ouvrage se plaît ainsi à développer maints épisodes de cette mythologie grecque, pour en indiquer des aspects inattendus importés de l’Égypte.
Mais cela n’a en vérité rien pour nous surprendre lorsqu’on a lu Schwaller de Lubicz. En effet dans Le miracle égyptien (éd. Flammarion, Coll. Champ) et Le Temple de l’Homme (1958) on apprend qu’une grande partie des dieux égyptiens est passée en Grèce avec leurs cultes ; de même que le système des planètes, le Zodiaque, et le calendrier, la géométrie, l’alchimie ; et enfin toute une partie de ce qui devint la conception de la survie après la mort. Nos religions européennes, et la grecque avant elles, ont largement puisé dans les rites et l’ésotérisme égyptiens.
En somme l’Égypte est la mère des civilisations eurafricaines, nous le savions. Et l’étude de Mr. Kane nous le confirme. Mais l’histoire a séparé les deux continents. Et l’Occident a oublié son origine, et s’est développé à partir de la révolution rationaliste et technicienne jusqu’à en devenir le premier protagoniste.
Cependant que l’Afrique a conservé une autre partie de l’héritage ; elle a recueilli une grande partie des mythes égyptiens, dont ceux de Seth et d’Osiris (Dieux d’eau du Sahel, L’Harmattan 2007) qui l’ont informée jusqu’au vingtième siècle
Et le fait que l’homo sapiens soit né en Afrique (paléontologie), que l’Égypte fut la première grande civilisation, que la Grèce soit venue étudier dans les temples égyptiens, que Moïse fut élevé et initié au palais du pharaon, que le christianisme propose un jugement des morts tiré de la pesée des curs, rien de tout cela n’empêche qu’aujourd’hui, après vingt siècles de séparation et de tribulations, l’Occident ne se reconnaît plus dans l’Égypte, et ne connaît plus du tout l’Afrique noire.
On aura beau lui prouver, comme le fait Momar Kane, après Cheikh Anta Diop, après Martin Bernal, après Schwaller de Lubicz que l’Égypte l’a « enfanté », l’Occident répondra « oui, oui sans doute, d’accord, mais on a grandi et on n’est plus les mêmes, on a trop changé, trop évolué (ô Darwin !) ! Qu’avons-nous de commun avec Adam et Ève, avec l’Australopithèque, sinon quatre pattes le matin, deux à midi, trois le soir (ô Sphinx) ? ce n’est pas cela qui empêche dipe de perdre la vue
symbole de l’aveuglement, de la vision naïve de l’homme archaïque. »
Et certes on l’a « inventée », l’Afrique, comme l’ont déjà dit V. Y. Mudimbe et Wole Soyinka, et comme Mr. Kane le relève très justement dans ses derniers chapitres. – Mais cela avait déjà commencé au XVIIIème, avec Voltaire (L’ingénu) et Rousseau qui lancèrent le mythe du bon sauvage incarné par l’Indien d’Amérique. – Ensuite on n’a eu qu’à reporter ce mythe exotique sur l’Afrique.
En fin du XIXème siècle vint la colonisation qui déforma, tordit, mutila l’image du sauvage, en fonction de ses intérêts impérialistes.
L’Afrique, on ne commence à la rencontrer vraiment qu’aujourd’hui : le Cur des Ténèbres, on n’a commencé à l’étudier qu’après la guerre 14
et encore, petit à petit, avec réticence, je dirais même à contre-courant : il suffit de voir la décroissance actuelle des études africanistes dans nos universités. Cela, c’est la réalité.
L’ouvrage de O. D. Kane est remarquable d’intelligence ; étourdissant, son voyage dans les mythes grecs qu’il nous fait revisiter avec délices ; exemplaire, sa percée dans le monde imaginaire de l’Antiquité qu’il s’approprie bien mieux que nos contemporains français (noirs et blancs) ne sont capables de redécouvrir leur héritage pharaonique. Les Égyptiens eux-mêmes ont changé, et n’en sont plus capables aujourd’hui. Toute la métis (intelligence subtile) que Momar Kane déploie dans son entreprise comparatiste risque fort de demeurer un jeu d’esprit pour une élite triée sur le volet.
Mais c’est une pierre précieuse apportée à l’édifice de la connaissance, et nous souhaitons que le professeur Kane, après les mythes grecs, applique sa science interprétative aux mythes d’Afrique noire, terrain quasi vierge et inviolé, hormis les incursions de Griaule, Cisse, de Heusch, Lam et quelques autres
Ainsi, après avoir suivi le chemin de Io « la piste de la vache », en bon Peul il prendra la piste du bovidé hermaphrodite au nom secret, que le génie Koumen (1) révéla à Silé Sadio, premier silatigui initié.
1. Voir A. Hampate Ba et G. Dieterlen – Koumen – éd. Mouton, 1960
L. Kesteloot, Dieux d’eau du Sahel, L’Harmattan, 2007IFAN – Université de Dakar
Io l’Africaine, Momar Désiré Kane, éd. L’harmattan 2009///Article N° : 8452