Avant sa mort tragique, en février dernier, le jeune pianiste jazz Moses Molelekwa mettait la dernière main à un disque avec TKZee, l’un des groupes phares du kwaito. Ce nouveau style de dance music a explosé dans les townships au début des années 1990. Le kwaito n’attirait pas Moses Molelekwa pour des raisons strictement commerciales. A partir de 10 000 exemplaires vendus, un disque de jazz est en effet considéré comme un succès, alors que n’importe quel tube de kwaito attire rapidement 150 000 à 200 000 acheteurs
» Le kwaito est en pleine mutation, affirmait Moses Molelekwa, il se cherche en tentant de se soustraire aux influences américaines pour explorer sa propre modernité, africaine. » En attendant la sortie posthume de cette collaboration, le kwaito passe toujours pour un genre mineur chez les compositeurs de jazz sud-africains.
Allen Kwela, près de 70 ans, guitariste de talent, regarde sans enthousiasme les clips qui défilent à la télévision. » Le kwaito a quelque chose d’indéniablement sud-africain dans le langage et la danse, mais musicalement, c’est très pauvre « , estime-t-il. Le pianiste Paul Hanmer, lui, est tout aussi partagé. » J’apprécie la danse et les corps bien entraînés, dit-il, mais je déteste les stéréotypes sexuels de domination de la femme et la brutalité des messages. La culture y paraît aussi mince que la colère est énorme. L’incapacité de parler d’espoir et d’harmonie me paraît inquiétante. » Pour le saxophoniste Zim Ngqawana, le genre participe tout simplement à la » détérioration générale de la musique » dont il estime le pays frappé depuis sa libération
Omniprésent, le kwaito se retrouve dans la mode, la publicité et sur la bande FM. La déferlante, cependant, est loin d’avoir tout emporté. La tradition du gospel et des chorales reste vivace, bien que mal exploitée commercialement. Les variétés prospèrent, avec leurs deux stars nationales, le chanteur Ringo et la » Madonna sud-africaine » Brenda Fassie. Quant au jazz, il se trouve en pleine régénérescence. S’il se distingue toujours par un son bien particulier, mais se détache progressivement de l’influence de ses grands maîtres. Gloria Bosman, Zim Ngqawana, Paul Hanmer et Jimmy Dludlu appartiennent à la nouvelle génération ayant pris la relève des Myriam Makeba, Abdullah Ibrahim, Bheki Mseleku et Hugh Masekela. Chacun explore sa voie. S’inspirant du maskanda, un rythme zoulou plus doux que celui qui a fait la célébrité des Mahotini et Mahotella Queens, Themba Mkhize s’est par exemple fait un nom en remixant les mélodies de ces chants, traditionnellement accompagnés à la guitare acoustique.
Signe des temps, toutes les majors ont lancé des labels jazz axés sur des artistes locaux ces deux dernières années. Mais c’est une maison sud-africaine et indépendante, Sheer Sounds, qui porte le flambeau de la nouvelle vague. Dans une conjoncture plutôt morose, avec des ventes nationales de disques en baisse de 20 % en 2000, ce petit label fait de la résistance. A son catalogue figurent Paul Hanmer, Zim Ngqawana et Gloria Bosman, mais aussi des artistes moins connus comme le saxophoniste McCoy Mrubata et le trompettiste blanc Marcus Wyatt. La dépréciation du rand ayant propulsé les imports américains au rayon des produits de luxe, Sheer Sounds arrive toujours à vendre ses productions locales. » Elles sont moins chères et meilleures « , affirme Kevin Stuart, directeur marketing. » Notre objectif consiste à développer une world music sud-africaine et un jazz africain sophistiqué, pour nous positionner sur le nouveau marché noir mid-tempo « . Un potentiel qui se compte en millions de consommateurs, à supposer que l’émergence d’une classe moyenne noire prenne une plus grande ampleur.
Trains to Taung, de Paul Hanmer, a vendu 20 000 exemplaires en trois ans. Un succès qui a ouvert la voie à bien d’autres jeunes, comme Don Laka, Vusi Khumalo ou Sipho Gumede. Malgré tout, Sheer Sounds vit toujours de ses activités d’importateur, gérant une vingtaine de catalogues de maisons étrangères et opérant notamment sur le créneau de la world music. C’est en partie grâce au succès en Afrique du Sud de la chanteuse cap-verdienne Cesaria Evora que le label peut se vanter d’avoir sorti cette année plus d’artistes sud-africains que toutes les majors réunies. Ce simple fait rappelle les limites du renouveau observé dans le jazz. La tendance reste très locale. » A la grand-messe mondiale du marché du disque, le Midem de Cannes, notre jazz ne suscite pas le moindre intérêt « , avoue Kevin Stuart. La world s’exporte beaucoup mieux. Aussi les formations d’hommes zoulous Bayete et Ladysmith Black Mambazo se sont-elles forgées de solides réputations, de même que l’ensemble à cordes The Soweto String Quartet, un vrai succès en Grande-Bretagne et dans les pays scandinaves.
Sur la musique sud-africaine, lire également :
Les dance-songs comme visualisation de la voix (Africultures 4 p.11), Le hip-hop à la marge (24, p.21), Pour l’amour de l’Afrique entretien avec Miriam Makeba (29, p.65), La mort tragique de Moses Molelekwa (39, p.105).///Article N° : 1880