Je relis “Equal in Paris” et j’entends encore le même rire que Baldwin

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“Equal in Paris” est un court récit dans lequel James Baldwin revient sur son arrestation et son séjour de 8 jours à Fresnes pour une banale affaire de drap de lit. Cette expérience l’emmène inévitablement à comparer la France à son pays natal et à se remémorer les raisons qui l’avaient poussé à quitter ce dernier. Le rire glaçant que suscite son histoire dans la salle le jour de son audience lui fait réaliser qu’il ne pourra malheureusement  jamais échapper à ce qu’il souhaitait fuir en s’exilant. Un article publié initialement sur Dearl, le blog de Yacine Simporé.

Sa vie a été dédiée à dénoncer et combattre le racisme et l’intolérance. Sa plume était son arme. James Baldwin a marqué le mouvement des droits civiques aux États-Unis et la littérature contemporaine à travers ses écrits brillants et engagés. Il a 24 ans lorsqu’il décide de s’installer à Paris, 40 dollars en poche, dans l’espoir d’échapper à la ségrégation raciale, mais aussi pour tenter de se définir au delà de sa couleur de peau. Le temps qu’il passe en France nourrit ses réflexions identitaires, donnant ainsi naissance à une collection d’essais intitulée “Notes of a native son”. Dans ce recueil, « Equal in Paris » se démarque des autres essais, tout d’abord par son genre anecdotique mais aussi parce que le temps d’une dizaine de pages, l’auteur détourne son regard des Etats-Unis pour raconter sa propre expérience du racisme en France.

On plonge dans ce récit par une description hyperbolique du lieu du crime. Un hotel dont l’atmosphère lugubre, sombre et froide sont soulignés à travers plusieurs références à la pierre et au gris. Pour l’auteur, à l’image de son hôtel et d’un grand nombre d’immeubles parisiens, la France et ses institutions tant enviées ailleurs sont en réalité dépassées, impersonnelles et parfois cruelles selon les personnes qui les côtoient.

Dès les premières lignes, l’intrigue qui sonne comme une mauvaise farce et le dénouement sont posés. En Décembre 1949, Baldwin est arrêté pour avoir été en possession d’un drap de lit (sans valeure particulière), qui aurait été volé par un de ses amis. Cette faute impardonnable le conduit à découvrir malgré lui quelques travers du système judiciaire français. On retrouve le même caractère absurde dans le Procès de Franz Kafka, où le protagoniste est lui aussi arrêté un matin à son réveil et se retrouve accusé d’une chose qu’il n’a non seulement pas commise mais dont Il n’est pas au courant. A la différence du personnage de Kafka, dans Equal in Paris, le protagoniste est bien réel, le préjudice visible et la douleur bien palpable.

“ I had become very accomplished in New York at guessing and, therefore, to a limited extent manipulating to my advantage the reactions of the white world. But this was not New York. None of my old weapons could serve me here.“ (1)

Alors qu’il est embarqué dans une affaire dont il n’a aucune manière de contrôler l’issue, Baldwin se replie sur lui-même. Dans cet environnement où la langue et les codes lui sont complètement étrangers, il se pose la question de la réaction qui est attendue de lui : celle d’un homme noir, sachant ce que cela peut lui couter ? Celle d’un Américain ? Démuni, Baldwin se plonge dans une profonde introspection pour comprendre qui il est aux yeux de l’autre et ainsi trouver les moyens de répondre à ces policiers pour sortir de cette situation.

“It was quite clear to me that the French men in whose hands I found myself were no better or worse than their American counterparts” (2)

Ses questionnements l’emmènent inévitablement à comparer la France à son pays natal. Il avait vu en France, les policiers surgir aux moments les plus improbables pour demander la carte d’idéntité d’une personne; il avait vu la manière dont ces mêmes policiers traitaient les vendeurs de rue arabes; il avait aussi été marqué par le fatalisme des deux nord-africains qui partageaient sa cellule pour des délits aussi dérisoires que le sien, et qui ne consacraient plus aucune énergie à contester leur arrestation.

“I had often heard at home, laughter which I had sometimes deliberately elicited. This laughter is the laughter of those who consider themselves to be at a safe remove from all the wretched, for whom the pain of living is not real.” (3)

Baldwin n’était aucunement dupe des problématiques raciales en France mais il s’y sentait étranger. L’amusement et le rire que suscitent cette affaire du drap de lit dans la salle d’audience le ramènent à la réalité. C’est le même rire glaçant qu’il avait si souvent entendu chez lui et qu’il avait souhaité fuir; le  rire de ceux qui se sentent supérieurs, privilégiés, en sécurité partout ailleurs et qui sont indifférents à sa souffrance. Il réalise alors qu’échapper à ce rire effroyable demanderait bien plus qu’un simple changement de géographie.

A titre personnel, cette expérience marque un véritable tournant dans ses questionnements identitaires, puisqu’il réalise que le regard porté sur lui est universel, ce qui est pour lui un grand soulagement car il n’a plus à essayer d’être ce qu’on attend de lui selon l’endroit où il se trouve.

Plus de sept décennies après cet épisode de la vie de Baldwin, j’entends encore le même rire que lui. Ce rire glaçant et oppressant. Ce rire, c’est l’indifférence de ceux qui considèrent le racisme comme une chose abstraite et si étrangère à la France. Ce rire c’est aussi le dédain de ceux qui pensent que les luttes françaises antiracistes ne sont que l’objet d’un mimétisme de luttes venues d’ailleurs. C’est ce même rire qui finit pas étouffer ceux qui, comme Baldwin, se battent pour ne plus l’entendre. A travers Equal in Paris, Baldwin lève donc le voile sur de sombres points communs que partagent la France et son pays natal. C’est une subtile invitation à l’hexagone pour qu’elle regarde en face ses propres démons.

 

Yacine Simporé

NOTES

(1) “A New-York, j’étais devenu très habile dans l’art de deviner et par conséquent de manipuler dans une certaine mesure, les réactions du monde blanc. Mais je n’étais plus à New-York. Aucune de mes vieilles armes ne pouvaient me servir ici.

(2) “Il était assez clair pour moi que les mains des hommes français dans lesquelles je m’étais retrouvé, n’étaient ni mieux ni pire que celles de leurs homologues américains.

(3) “J’ai souvent entendu chez moi (aux US), un rire que j’ai parfois délibérément provoqué. Ce rire est le rire de ceux qui se sentent à l’abri de toute misère et pour qui la souffrance de vivre n’est pas réelle.

Version PDF du texte Equal in Paris: https://www.sas.upenn.edu/~cavitch/pdf-library/Baldwin_Equal.pdf

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Un commentaire

  1. si tu n’es pas contente ni heureuse en France, tu n’as qu’à partir ailleurs : la vie est tellement plus simple, facile, prospère et sûre au Burkina-Faso ! 😉
    Personne ne t’a demandé ni forcé de venir en France.

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