Jenny Alpha, une mémoire du théâtre français

Entretien de Wilfrid Louis-Régis avec Jenny Alpha

Publié avec l'aimable autorisation de l'auteur et de http://www.gensdelacaraibe.org
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Un passé théâtral. Vie de passions, vie de combats.

Vous avez quitté une famille de la bonne bourgeoisie martiniquaise (bien que moderne puisque, chose rare à l’époque, votre mère était aussi haut fonctionnaire). C’est une France colonialiste qui vous a accueillie. Le théâtre était une vraie prise de risque ?
Mon Dieu !!! J’ai gardé une lettre de ma mère (Jenny me montre une photo noir et blanc posée sur le piano ; une très belle femme au port altier nous dévisage). Ma mère m’écrivait sa souffrance d’avoir à changer de trottoir pour éviter les questions. Elle ne pouvait pas avouer que je faisais du théâtre en France. Je ne faisais pas de théâtre, puisqu’on ne voulait pas de noirs à cette époque; je faisais pire : du Cabaret. Mon frère dentiste, donc un notable, (prononcé « notaaable ») me demandait de changer de nom. Il ne fallait pas traîner le nom ALPHA dans la boue. C’était à ce point. Je peux vous dire que j’ai souffert . J’ai beaucoup pleuré. Mais j’ai tenu bon. Pendant la guerre de trente neuf, je ne trouvais pas de travail. J’ai vécu des drames abominables : disparitions, la grande horreur de la shoah . J’ai perdu des amis juifs que j’aimais beaucoup. J’ai survécu réfugiée à Nice où je me suis raccrochée à tout ce qui maintenait le contact avec le public.
La Négritude, l’émancipation de la Femme, la libération sexuelle des années 60, Mai 68… L’Histoire a t-elle facilité votre combat d’intégration ?
Dans les années trente, l’antillais, l’ancien esclave était décérébré par la colonisation. A l’école, ses ancêtres étaient Gaulois. La confrontation avec Césaire, Damas et Senghor m’a ouvert un horizon formidable. J’ai pu écrire dans ma tête la révision de mes livres d’histoire. Ensuite, l’évolution des mœurs m’a prouvé que, pour la femme antillaise que j’étais, beaucoup de choses étaient devenues possibles.
Dans ce contexte culturel hostile aux noirs, vous avez vécu des rencontres et des amitiés prestigieuses. Comment ces grandes personnalités ont pu entretenir votre détermination ?
J’ai admiré le courage de Joseph Zobel. Je l’ai connu quand nous étions enfants. A l’école il a été le seul à oser rejeter ses ancêtres gaulois. Léon Gontran Damas a été l’artisan de la négritude pour qui j’ai encore un grand amour. Cet homme d’une sensibilité étonnante a été pour moi un grand frère. Je le rencontrais chez mes parents. Il m’a appris la Liberté. Et puis je dois beaucoup aussi à trois hommes qui ont fait ma vie. Mon premier amour a été le fils du propriétaire de « La boîte à musique » boulevard Raspail. Il m’a permis d’entendre les premiers Jazz New Orléans de King Oliver. J’ai été émue de constater la parenté avec notre biguine. Ensuite j’ai épousé Jacques Dessart, attaché au musée du Louvre. Ses conférences m’ont tout appris sur la peinture. Il est mort à 33 ans, l’âge du Christ. Plus tard, Mon deuxième mari, le poète Noël Villard, m’a retransmis l’amour de la littérature. Je ne crois pas au hasard. Ces rencontres m’ont vraiment aidé à passer du cabaret aux galas de casino jusqu’au théâtre en passant par les émissions de radio à l’ORTF puis Radio France.
Vous avez combattu pour une vie passionnante, pour un théâtre et un cinéma ambitieux aux côtés des plus grands. Quelles sont vos plus grandes satisfactions professionnelles et personnelles ? Avez-vous des regrets ?
Je n’ai ni regret, ni nostalgie. Mais l’esprit colonialiste a souvent favorisé l’injustice. Je pense à ce grand projet d’émission radiophonique que j’avais concrétisé. Pendant quelques semaines mes émissions présentaient l’interpénétration culturelle des pays francophones (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion, Haïti, Afrique, mais aussi Tahiti, Madagascar, le Canada et la Belgique). Pour des raisons de budgets l’émission a été arrêtée. Quelques mois après on s’emparait de ma propre émission rebaptisée en ne gardant que la composante martiniquaise. C’était ça ou tout perdre. J’en ai gardé une certaine rancœur. Ma plus grande satisfaction professionnelle et personnelle, je vous réponds tout de suite : « La folie ordinaire d’une fille de Cham » de Julius Amédée Laou ! Interpréter la folie de cette femme noire entourée de blancs qui croit devenir blanche (comme le promet le curé qui l’a violée) a été très bouleversant. J’ai joué cette pièce en 1984 au théâtre de la Bastille, juste après le décès de Noël mon mari. Il m’avait aidé dans ma préparation. C’est un souvenir professionnel et personnel très sensible. En parlant de regrets, à bien y réfléchir, je me demande si j’ai assez aimé mes parents. Bien sûr, je ne regrette pas mes choix, mais, à 19 ans on veut tout sans savoir la peine que l’on peut faire.
Une présence : énergie d’ici et de maintenant
La critique vous qualifie ainsi : lumineuse, généreuse, disponible et infatigable à l’instar de Salvador. Quelle est votre source d’énergie ? quels sont vos qualités et défauts ?
Salvador est un bon copain. Dans les galas, il venait me parler en créole. Il me prenait le menton. Ça me mettait en rogne. Comme lui, j’aime beaucoup la vie. J’aime beaucoup les gens. Mais je suis encore très timide. Au sénat, dernièrement, avant de lire des poèmes de Césaire, j’ai été prise d’un trac abominable. Heureusement, le théâtre m’a appris qu’on pouvait avoir un lieu à soi. Derrière le rideau, je meurs. Quand le rideau se lève, je revis. Je suis chez moi. Je fais mon ménage intérieur et je me sens bien. Mon énergie est un héritage familial. (Jenny me montre la photo de sa grand-mère morte à 97 ans). Je n’ai aucun mérite. D’ailleurs, je suis plutôt paresseuse ; J’ai toujours travaillé sans compter pour le théâtre. Je ne sais pas dire non aux demandes professionnelles. Mais je reporte souvent au lendemain les contraintes ménagères. Sinon, mon atout c’est d’aimer les gens en réussissant à le leur faire savoir.
En Guadeloupe, vous étiez la marraine du festival « enfance du monde 2002 » à Basse-Terre. Avez-vous des enfants ?
Je n’ai pas eu d’enfants et je n’ai pas élevé d’enfants. Avec le théâtre, j’ai rencontré de très jeunes comédiens que j’ai maternés. J’ai perdu mon premier époux prématurément. Mon deuxième mari avait déjà un fils. Je n’ai pas vraiment connu le désir de pouponner. Mais, comme je le disais, je n’ai ni regret, ni nostalgie. Je suis très attachée aux enfants. Mon père avait, comme l’écrit Tony Delsham, une « fanm Dèwo ». Tous les dimanches, ma mère me donnait des vêtements et des sous pour mes « demi frères » et « demi sœurs » du dehors. J’ai toujours eu une sorte de tendresse, de pitié ou de trouble pour ces enfants sans père. Cette réalité sur la situation de ces enfants, je l’ai trouvée chez Delsham. Je lui tire mon chapeau. Aujourd’hui, je suis bien entourée. J’adore ma nièce Nicole Alpha. Je la considère comme ma fille. Et puis, j’ai les petits enfants de mon deuxième époux. Nous avons un grand lien d’affection.
Vous êtes l’objet de l’admiration mais aussi de la curiosité du public et des médias depuis vos débuts. Trouvez-vous certaines questions déplacées, agaçantes voire stupides ?
Honnêtement, plus maintenant. Au début, j’étais une militante provocatrice. Je n’avais pas peur de choquer les journalistes et de répondre exprès à côté quand une question m’énervait. Aujourd’hui, je suis habituée aux journalistes. Nos échanges sont toujours positifs. Quant au public, il m’a toujours très bien accueillie, malgré la crainte des metteurs en scène qui voulait me limiter à des rôles de négresse domestique ou de jolie prostituée. J’ai eu de la chance.
Vous avez constaté, à la vie comme à la scène, que les mentalités changeaient avec le temps. Quid de la liberté de la femme moderne antillaise, maghrébine ou européenne de choisir de faire carrière coûte que coûte, de porter le voile ou le string apparent ?
Je suis pour leur liberté totale. Sur les derniers points, la communication est primordiale. Il faut savoir ce que pensent et veulent les femmes. Il faut tenir compte du désir de provocation de certaines jeunes filles qui vont porter voile ou string pour braver un interdit. Ce que je ne sais pas c’est qu’elle est l’influence du machisme du compagnon, du père ou du frère dans le choix de ces femmes. En ce qui concerne le voile, sa nécessité est mal comprise. J’ai été très frappée par le témoignage de ma nièce. Près de chez elle, un couple d’amoureux se caressait très intimement. La femme était voilée. Ma nièce a plaisanté en imaginant une femme cherchant à se cacher de son mari… Je ne suis pas pour cette loi qui priverait les filles voilées de scolarité. Mais je suis attristée à l’idée que la beauté féminine ait besoin d’être cachée par un voile ou un tchador. C’est troublant. Un peu comme ce choix entre le OUI ou le NON à une assemblée unique aux Antilles. Avoir un avis sur un débat aussi sensible n’est pas facile.
Une femme d’avenir : philosophie et ambition de l’existence
Les temps changent. Les idées et la littérature aussi. Comment se passionner pour le lyrisme engagé de Hugo et Damas autant que pour la technique intimiste de Nancy Huston et Marie NDiaye ? Est-ce là votre secret : rester ouverte à tous les genres ?
Nancy Huston ! Je suis justement en train de lui répondre. Voyez la carte posée sur la table. Elle m’envoie tous ses livres. Je lis beaucoup. J’apprécie vraiment Marie N’Diaye. Je n’ai pas encore pu voir l’adaptation de son dernier ouvrage à la comédie française. Je m’intéresse à tout ce qui m’apporte une ouverture sur l’extérieur: Je me suis longtemps autoproclamée citoyenne du monde. Ma passion pour la Littérature va au-delà des genres et des frontières.
Vous assumez un parcours semé d’obstacles. La fatigue et le découragement ont dû se faire sentir. Qu’est ce qui, aujourd’hui, entretient ce feu, cette passion du théâtre et de la vie ? Qu’est ce qui vous protège de l’amertume ou de la déception ? des projets ? des rêves ?
Je n’ai pas de rancœur. Ce n’est pas positif. J’ai toujours voulu comme Césaire me préserver de « cette haine […] pour laquelle je n’ai que haine ». L’amour est plus gratifiant. En faisant l’effort de le donner, on reçoit beaucoup. Je me ressource bien avec l’amitié, les échanges (échange de regards et de poignées de mains). Je suis très sensible à l’humain. Mais j’aime beaucoup les animaux et les plantes. Je nourris les oiseaux sur ma fenêtre. J’embrasse les arbres. Pas besoin de rêves et de projets. Je m’applique le célèbre carpe diem. Je vis d’amour au quotidien. Aujourd’hui, je me vois plus comme une citoyenne de l’Univers, à l’image de l’homme qui a déjà décroché la Lune et qui se prépare à aller plus loin. Je crois aux petits miracles de la contemplation.
Toutes vos interviews révèlent votre sérénité. Elle vous préserve de la passion suscitée par les préjudices raciaux, culturels et sexuels. Comment expliquer votre optimisme concernant l’absence des minorités de couleurs appelées minorités « visibles » mais invisibles dans les médias et en politique ?
Les choses évoluent petit à petit. Je viens de jouer « la Cerisaie » de Tchekhov à Saintes et à la Rochelle. Tous les 13 acteurs étaient de couleurs. « Le Cid » a été joué récemment à Paris par un acteur jamaïcain. Peter Brook n’a pas hésité à faire appel à un noir pour Hamlet et beaucoup se souviennent du succès de Denzel Washington dans l’adaptation hollywoodienne de « beaucoup de bruit pour rien ». (Shakespeare). Il y a beaucoup d’hommes et de femmes de couleurs qui ont du talent et qui, surtout, savent se prendre en main (les comédiens Jean-René Lemoine et Odile Pedro Léal ainsi que le metteur en scène Benjamin Jules Rosette par exemple). Ils finiront par s’imposer. Mon agent, Isabelle Poyatos (agence Atmosphère) le dit : l’ouverture pour les noirs est étroite mais elle s’élargit.
En effet, nous assistons, en France, mais depuis peu, à la confirmation de comédiens noirs (Pascal Légitimus, Firmine Richard…). L’exemple américain permet-il d’espérer des acteurs noirs, des metteurs en scène et des producteurs noirs en plus grand nombre? L’évolution sera-t-elle ralentie par une spécificité française ?
Le cinéma est une industrie. Le théâtre le devient. Il est certain qu’aux Etats-Unis, il y a beaucoup de noirs qui ont de l’argent à mettre dans ces domaines. En France, les antillais ne sont pas très riches. Quand ils le sont, ils sponsorisent le football et le cyclisme pas le théâtre ou le cinéma. De même, quand je joue, je regarde la salle et je vois peu de noirs. Ils préfèrent la musique et la danse. La question d’argent et d’intérêt pèse lourd sur l’évolution mais il y a aussi cette tendance française à la frilosité du changement, au conservatisme.
Puisque le succès et la longévité procèdent d’une certaine ambition voire d’une philosophie, quels conseils pourrait-on donner aux jeunes comédiens issus de l’immigration ?
Quelque soit la couleur de peau, être comédien est difficile. Les castings sont cruels pour les blancs aussi. Il ne faudrait pas que les noirs se disent qu’ils n’ont pas de travail à cause de leur couleur. Il ne faudra pas avoir peur de travailler davantage que les autres. La rigueur et la discipline sont des outils indispensables. Il faut conserver le respect du metteur en scène et de l’auteur mais aussi le respect des partenaires. Le talent et la chance feront l’avenir.

///Article N° : 3331

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