En véritable admiratrice de Jenny Alpha, j’ai dévoré son ouvrage Paris Créole blues (1) rédigé avec la complicité de Nathalie Levisalles.
Un an après sa disparition, j’y ai retrouvé Jenny Alpha telle que j’avais eu la chance de la rencontrer, de l’entendre, de la voir jouer (2).
Cet ouvrage est fondement car à travers les souvenirs d’une centenaire, c’est une page de notre histoire qui nous est contée. Et on en apprend des choses !
Dans cet ouvrage, la persévérance de Jenny Alpha, née en 1910 en Martinique, à ne jamais abandonner son rêve d’enfant – faire du théâtre – force l’admiration. Elle aspire à interpréter les auteurs classiques. Mais dans les années trente-quarante, et bien plus tard encore, la couleur de sa peau fait obstacle malgré ses arguments imparables :
« Non mais, vous ne croyez pas qu’on va vous faire jouer Médée ou Camille, ou Andromaque ?
– Et pourquoi pas ? Vous m’avez appris le français pendant deux cents ans et je ne pourrais pas m’exprimer sur scène !
– Mais le public va se marrer en vous voyant !
– Alors vous pensez que je ne suis bonne qu’à remuer mon croupion et à chanter, c’est ça ? » (p. 161).
Jenny fera donc du cabaret. Elle est contemporaine de Joséphine Baker et quand on lui propose de porter une ceinture, elle rétorque que Baker la porte déjà très bien. Jenny veut faire du cabaret « conscient », faire découvrir le patrimoine de son île, sa richesse. Le succès et de belles rencontres artistiques seront au rendez-vous mais Jenny n’oublie pas « ce que je voulais vraiment faire, c’était du théâtre. Sauf que le théâtre ne voulait pas de moi, alors j’ai fait du cabaret« (p. 115). Jenny Alpha ne boude pas pour autant son plaisir et voyagera, sera à la tête d’un orchestre, figurera sur un timbre-poste et sera même portraiturée par Picabia durant sa période cabaret.
Il y a une certaine humilité dans cet ouvrage. Jenny Alpha raconte que c’est lors du congrès des écrivains noirs de 1956 qu’elle découvre réellement la Négritude grâce à Damas, Senghor, Césaire « Ce sont eux qui m’ont, en somme, enlevé cette fausse peau que j’avais. Grâce à eux, j’ai repris une espèce d’équilibre, je me suis intéressée à tout ce qui était noir, on m’a rendu quelque chose qui avait été perdu, comme des plats qui n’auraient pas été mangés, et que j’ai pu manger goulûment. » (p. 148)
Il y a des moments savoureux, l’engueulade en public passée par le grand frère Léon-Gontran Damas qui juge mal le cabaret, la duchesse de Windsor se rendant tous les soirs à la Canne à sucre pour écouter Jenny. Jenny n’a jamais abandonné son rêve. Elle y fait des incartades mais demeure intact, si ce n’est plus fort, son désir de jouer au théâtre. Peut-être tenons-nous là le secret de sa longévité. Jenny Alpha joue la première fois au théâtre à l’âge de 37 ans et il lui faudra attendre l’âge de 65 ans pour embrasser le répertoire classique.
Ni héroïsme, ni rancur dans ce livre et pourtant
c’est probablement à cela qu’on reconnaît une légende.
Et voilà que celle qui fut également institutrice, nous donne ici non pas un sacré cours d’histoire mais une sacrée leçon de vie : « Pour moi le théâtre est une passion, et si on a une passion, on peut abandonner une partie de sa vie, un amour peut-être. » (p. 212)
1. Jenny Alpha avec Nathalie Devisalles, Paris Créole Blues, Paris, Éditions du Toucan, 2011
2. [//africultures.com/php/index.php?nav=article&no=2820]///Article N° : 10428