Vieux bonhomme au regard simple et généreux et dont seules les rides des mains, du cou et du visage indiquent ses soixante et un an, Jules Andrianarijaona s’affaire derrière sa boîte verte, agence un morceau de papier photosensible dans un tube, vérifie dans l’obturateur la qualité de son installation puis me fais signe de m’installer sur la chaise placée au centre d’une cabine en tissu semi-ouverte.
Dans cette avenue de l’Indépendance, face au Centre culturel Albert Camus, les passants se bousculent pour assister au tour de passe-passe auquel s’adonne Jules. Je fixe l’objectif et ne bouge plus. Lui compte à rebours cinq secondes et repose aussi sec le cache sur son objectif. Le voici maintenant en train de surveiller la transformation de l’image dans son viseur. Va-t-elle se révéler à nous ? Après deux tentatives infructueuses, mon portrait est enfin prêt. J’ai le visage aussi rond qu’une orange qui aurait trop pris le soleil, les yeux bouffis et en creux, les cheveux hirsutes et la bouche bombée. » C’est le négatif ! » dis-je de façon empressée afin de couper court aux éventuelles envies de moquerie de l’assistance. » C’est bien elle
» s’écrit en rigolant l’un de mes voisins pourtant prétendant à la succession de mon trône. » Mais vous êtes un magicien » s’exclame une jeune femme stupéfaite de constater que » ce genre d’appareil existe encore « .
Jules a appris a manipuler la camera obscura à la fin des années 1980 avec son père. Celui-ci avec bon nombre d’autres photographes avait appris le métier à l’époque coloniale sous l’égide de missionnaires désireux de témoigner de leurs découvertes et des avancées urbanistiques de la Grande Ile.
Très vite, les photographes, 18 exactement, se sont retrouvés dans le quartier d’Analakely avec leur appareil respectif, derrière le Rarihasina, en face de la pharmacie Ramarson, pour proposer aux badauds de les portraiturer. Photo d’identité, de famille, de souvenir
. De cette époque et du travail de son père, Jules a appris la prise de vue, le développement, le tirage et la fabrication de la chambre noire. Jusqu’en 2004, il était tous les jours près du marchand de livres à Ambohijatovo. Seuls les touristes se ravissaient encore de son art. » 500 ariary la photographie d’identité ! » scandait-il à tue-tête pour faire venir sa clientèle. Mais celle-ci se faisait de plus en plus rare à cause du numérique qui, dans sa course folle pour la démocratisation de l’image, a ouvert le marché de Jules à la loi sauvage de la concurrence. Alors, avec son Roleflex 6×6, il s’est mis en quête de nouveaux sujets et réalise des photographies de mariage comme un lion à l’affût d’une nouvelle proie. À l’image de nombreux autres photographes commerciaux
Mais Jules, sous la fine pellicule de peau fanée qui lui reste paraît bien plus singulier que cela. Il est ce magicien qui procure du rêve aux chalands et fixe leur image sur une saveur d’éternel. Il est et demeura dans l’esprit de ces riverains qui ont eu la chance de le croiser un bon matin » M. photo à la minute » celui qui fait naître les images de l’ombre plus vite que la lumière. C’est pourquoi Fidisoa Ramanahadray, coordinateur du Mois de la photo, a tenu à l’inviter comme en 2007 à l’occasion de la deuxième édition de Photoana. » C’est toujours un plaisir pour moi de travailler avec lui. Quand il était à Ambohijatovo, je lui donnais des produits usés et quelques feuilles de papier pour qu’il puisse continuer de faire vivre ce patrimoine qui lui a été transmis « . Un jour, se souvient-il » un américain organisait le tournage d’un clip vidéo à Ambositra. Il avait repéré Jules à Tana. Il lui a demandé de venir jouer le figurant avec son appareil parce qu’il avait été ému par cet homme. Mais comment ne pas l’être en fait ? »
Père de cinq enfants, Jules n’a pas eu le temps d’apprendre les ficelles de son art à ceux qui auraient pu prendre sa relève. Aujourd’hui, son beau-frère venu d’Ambatondrazaka pour l’assister se verrait bien être initié, mais tout comme Jules il demeure trop occupé par les travaux du champ. Alors, on reste songeur face à l’idée qu’un art déjà vieux de quatre siècles s’évanouisse sans crier gare dans le silence consensuel des rues tananariviennes. Pourtant, derrière les bruits assourdissants des pots d’échappement, des rabatteurs et des vendeurs de légumes, il est possible encore d’entendre ces voix s’élever de nulle part pour demander à Jules si » malgré tout avec sa boîte et ses trucs » il n’est pas un peu magicien
///Article N° : 9609