Kossi Efoui, une magie ordinaire

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Un roman de Kossi Efoui est un événement rare et précieux, que les amateurs font durer pour ne pas risquer de le finir trop vite. Depuis qu’en 1998, il nous a fait danser sa Polka, quatre romans ont été publiés, Une magie ordinaire (n’) est donc (que) le sixième du romancier togolais à l’âme d’enfant-poète. Tout l’univers de Kossi Efoui s’y trouve et, en prime, un écrivain plus intime, fils d’une mère qui se meurt et qu’il ne peut pas tenir dans ses bras, parce qu’il est au loin. C’est lui qui est parti. Non pas elle. Parce qu’elle le lui a demandé. Parce qu’elle l’a même imploré de partir : « Je préfère que tu sois vivant loin de moi, même à jamais loin de moi, plutôt que mort ici, dans ce pays, dans mes bras. » Le livre revient sur ce départ au loin, l’arrestation, le noir, le bandeau sur les yeux :

– Monsieur Efoui ?
– Oui.
– Vous avez des ennuis avec la police. On peut entrer chez vous ?
Là, le commencement des douleurs, la fouille, les livres traités plus bas que terre, le courrier ouvert, les cahiers déchirés, les menottes trop serrées.
– Trop serrées, monsieur Efoui ?
– Oui.
– Attendez que je vérifie.
Et faisant mine de vérifier il resserre d’un cran, et alors, rires. 

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Et toujours le jour enfermé, qui est encore du noir et donne l’oubli des heures, puis, de manière impressionniste, par touches successives, comme des tableaux suscités par les questions de ses enfants à tout âge, eux à qui il importe de savoir et de ressemeler la mémoire, de lui rendre, au sens propre, ses souliers pour retrouver la trajectoire d’une vie avec ses méandres, ses points d’arrêt, ses hésitations, le narrateur, confondu avec l’auteur Kossi Efoui, revient plus loin encore, relate des épisodes de l’enfance, simples anecdotes qui ont la double fonction de mettre en exergue autant la figure maternelle et le manque terrible qui la nourrit, que la tendresse du lien entre le père qu’il est devenu lui-même et chacun de ses enfants (« Maxime, mon fils, trente ans », « Osiris, mon fils à l’âge de quatre ans », « Sacha, mon fils à huit ans », « Raphaëlle, ma fille, à l’âge de dix-sept ans », etc…). Le tissage se fait ainsi entre trois générations, laissant apercevoir des vides et des questions en creux. Quel dialogue entre ces petits-enfants et leur grand-mère, si le père est un exilé à 6000 km ? Quels attouchements et resserrements possibles ? Et comment apprend-on à grandir en l’absence de cette parole qui fonde la famille et le clan ?

L’impressionnisme chez Kossi Efoui, allié à la profonde poésie des mots, naît de la violence et de son opacité, c’est-à-dire cette impossibilité de la dire toute, dans sa crudité. Les scènes d’hier remontent directement de ce « pays sans pays » :

Le Togo est un pays sans pays comme on dit du savon sans savon. Avec cette différence que le savon sans savon, ça mousse et ça lave, alors que le pays sans pays n’a pas la chaleur d’une mère mais, comme une marâtre, il glace. (p.131)

Écrire y est si dangereux que l’on peut disparaître. Alors, puisqu’il a fallu prendre la tangente de ce pays, l’histoire ne peut plus se raconter qu’en pointillés.

Pourquoi après cinq romans – sans compter le théâtre, aussi puissant qu’accusateur – se laisser aller maintenant à l’intimité d’un tel « je » ? Peut-être parce qu’il est temps, « il est mûr », pourrait-on dire, mais ce n’est pas suffisant. Peut-être aussi parce qu’au moment de faire resurgir la mère et son secret – comme toutes les mères en portent toujours – mais qui n’en est finalement un que pour ce fils parti « faire souche ailleurs », la brutalité odieuse était trop vive et trop sanglante pour en faire un personnage. Comme de peur de profanation, le romancier n’a pas voulu ou pas pu effacer le visage de la vivante pour lui donner un masque et la faire advenir dans l’imaginaire, cela aurait été comme la tuer une seconde fois. Il a préféré l’offrir vivante et entière, dans sa chair de femme et de mère, d’où ces bras qui serrent et entre lesquels se réfugier et qui posent la question éminemment littéraire qui saisit tout romancier un jour ou l’autre : Est-il seulement possible de faire d’êtres chers des personnages ? Et comment s’en débrouiller s’ils refusent ? Une partie de la réponse se trouve dans cette Magie ordinaire, faire du vivant avec la vie comme prendre une photo sans appareil photo. Du reste, c’est apparemment facile :

C’est la voix de Raphaëlle (ma fille, huit ans à l’époque) :
– Tu sais comment prendre une photo sans appareil ?
– Oui, je sais, c’est toi qui me l’as appris.
– Alors ?
– Il faut cligner…
– Fais-le.
J’ai cligné des yeux cinquante fois en fixant l’apparition. C’est fait. C’est stocké dans cet album photo qui, pour être imaginaire, n’en est pas moins fidèle à la réalité, n’en est que plus durable. 

Et c’est aussi une des clés : dénoncer le crime et l’oppression, et écrire, toujours. Comme par magie, donc, la mère marche là, devant nous, parée de ses bagues et de ses boucles d’oreilles, de plus en plus semblable à ce fils écrivain, à moins que ce ne soit lui qui, comme il l’affirme, avec le temps, ressemble de plus en plus à sa mère.

 

Annie Ferret
Kossi Efoui, Une magie ordinaire,
Editions Le Seuil, 2023
Extrait lu p.83-84

 

 

 

 


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