Initié par Eva Hober (galeriste parisienne) en 2010, le projet La Belle Peinture est une exposition itinérante motivée par une volonté collective de présenter, de soutenir et d’affirmer la vitalité et l’importante place de la peinture en France comme sur la scène internationale. D’Istanbul à Bratislava, en passant par Maribor et Nantes, La Belle Peinture 2 fait une nouvelle escale à l’Île Maurice jusqu’au 15 décembre.
Aujourd’hui, il semble que l’intérêt des cultures du monde ne soit plus de se préserver seules. L’intérêt, la question pour les cultures du monde, c’est de savoir comment participer aux mélanges des cultures sans s’y perdre. Comment peut-on concourir au monde sans se dilapider, sans s’évanouir, sans se confondre ? Et la réponse semble : qu’il faut être à la fois soi-même et l’autre et un autre. (Édouard Glissant. Entretien, Le Monde, 2005)
L’exposition La Belle Peinture rassemble un groupe noyau constitué de vingt-huit artistes européens nés entre 1953 et 1983. Plusieurs générations interagissent autour d’un même medium : la peinture. Conscients de l’histoire et des enjeux du medium, ils démontrent chacun à leur manière que la peinture n’est pas obsolète, qu’elle n’est pas un objet bourgeois, mais qu’elle offre bien au contraire un dépassement des codes de représentation, qu’elle ouvre les imaginaires, ainsi que des perspectives importantes et des problématiques en lien avec notre temps, nos sociétés. Eva Hober précise que ce qui « fédère les artistes est de résoudre des problèmes de peinture. » Ils questionnent et remettent en cause la peinture afin qu’elle soit, comme le dessin, la sculpture, la musique ou l’architecture, un medium en perpétuel renouvellement.
L’ensemble du projet peut être compris comme un archipel au sens Glissantien du terme. Un archipel nourri de peinture elle-même nourrie d’horizons, d’écritures et d’histoires plurielles. Une pluralité exigée par Eva Hober qui souhaite présenter le caractère protéiforme d’un medium en constante mutation. Ainsi, chaque édition forme une île, qui vient se connecter à la précédente et à la suivante. Le projet généreux et créateur de dialogues est une matérialisation artistique, humaine et sensible de la Relation telle qu’elle est énoncée par Édouard Glissant : « L’imaginaire de mon lieu est relié à la réalité imaginable des lieux du monde, et tout inversement. L’archipel est cette réalité source, non pas unique, d’où sont sécrétés ces imaginaires : le schème de l’appartenance et de la relation, en même temps. » (Philosophie de la Relation, 2009).
En ce qui concerne la scène européenne, nous retrouvons les figures tutélaires de la peinture (les artistes nés entre les années 1950 et 1960) comme Jean-Michel Albérola, Bruno Perramant, Eric Corne, Valérie Fabre et Marc Desgrandchamps. Ainsi, dès l’entrée de l’exposition, nous découvrons un triple portrait de Renoir assis par Bruno Perramant, où le peintre, cerné de formes géométriques et organiques, oscille entre présence et absence. Les silhouettes longilignes de Marc Desgrandchamps, côtoient le morne portrait d’un homme en costume disparaissant dans la matière (Valérie Fabre). Une ambiance inquiétante que viennent contrebalancer les uvres pop et hallucinées de Jean-Michel Alberola. Au fil du parcours, nous observons des filiations avec la génération intermédiaire (les artistes nés dans les années 1970) composée de Damien Deroubaix, Lionel Sabatté, Youcef Korichi, Jérôme Zonder, Audrey Nervi, Damien Cadio, Katia Bourdarelle ou encore Jules de Balincourt. Nous traversons l’histoire de la peinture contemporaine au sein de laquelle les peintres émergeants comme Giorgio Silvestrini, Giulia Andreani, Guillaume Bresson, Claire Tabouret, Eva Nielsen trouvent leurs places. Ces derniers affirment une peinture teintée de troubles, d’angoisses et d’inquiétudes. Tels des zombies au combat, des enfants marchent dans une rue du sud de l’Italie (Giulia Andreani) ; l’ombre électrique d’une balançoire esseulée fait écho à une maison surgissant de la terre (Eva Nielsen) ; deux hommes en lutte dans un parking souterrain (Guillaume Bresson) ; les étranges compositions formées de jouets de Giorgio Silvestrini et les enfants aux yeux bandés qui jouent dans la pénombre (Claire Tabouret).
Il est à noter que la vidéo n’est pas en reste puisque sont présentées les uvres de Pierrick Sorin, Ivan Argote, Clément Cogitore, Antoine Roegiers et Nandipha Mtambo. Chaque vidéo entretient un lien avec la peinture : Ivan Argote tague un Mondrian et danse devant une uvre de Malevitch au Centre Pompidou ; Pierrick Sorin crache de la peinture ; Antoine Roegiers donne vie aux peintures de Breughel ou encore le film Bielutine (2011) de Clément Cogitore qui « sert le propos de l’exposition parce qu’il documente la folie de la peinture, à travers le portrait d’un couple de collectionneurs russes dont il avait entendu parler comme d’une légende : les Bielutine. Ils vivent au milieu d’une fabuleuse collection, dont certaines uvres, authentiques ou non, sont signées Velasquez ou Vinci. » (Eva Hober). Les uvres vidéo engagent de nouvelles lectures du medium.
La dimension archipélique du projet La Belle Peinture génère un partage et une mise en avant de la notion de créolisation, à propos de laquelle Édouard Glissant écrit : « La créolisation, c’est un métissage d’arts, ou de langages qui produit de l’inattendu. C’est une façon de se transformer de façon continue sans se perdre. C’est un espace où la dispersion permet de se rassembler, où les chocs de culture, la disharmonie, le désordre, l’interférence deviennent créateurs. C’est la création d’une culture ouverte et inextricable, qui bouscule l’uniformisation par les grandes centrales médiatiques et artistiques. Elle se fait dans tous les domaines, musiques, arts plastiques, littérature, cinéma, cuisine, à une allure vertigineuse » (Entretien, Le Monde, 2005). L’Europe et l’Île Maurice partagent une histoire douloureuse, celle de la colonisation. Maurice est également un symbole de la créolisation puisque que l’île rassemble des migrants venus d’Asie, d’Inde, d’Afrique et d’Europe.
L’association des artistes européens et des artistes mauriciens crée des passerelles formelles et conceptuelles. Le quadriptyque de Nirveda Alleck intitulé Continuum Chagos convoque l’histoire de Maurice et plus particulièrement l’histoire de la déportation des Chagossiens. Une perspective historique que nous retrouvons dans les peintures de Giulia Andreani et les photographies de Samuel Baloji. L’uvre grand format de Salim Currimjee, qui réunit son intérêt pour l’architecture, la construction et la couleur, entre en dialogue avec les uvres d’Alberola et de Silvestrini. La dimension spirituelle et religieuse données par les peintures de Krishna Luchoomun et de Neermala Luckeenarain fait échos aux peintures christiques d’Axel Pahlavi.
Grâce à une collaboration avec le FRAC Réunion et sa directrice, Collette Pounia, les artistes indocéaniens et africains nourrissent la rencontre plastique et culturelle. Ainsi, les créatures hybrides et fluides de Barthélémy Toguo dialoguent avec Damien Deroubaix et Youcef Korichi. Les photographies de Samuel Baloji (mêlant prise de vues d’anciens terrains miniers et images d’archives) font échos aux uvres de Giulia Andreani et Jérôme Zonder. Une photographie de Thierry Fontaine présente une flaque de sang, bulleuse et épaisse, entre en dialogue avec les peintures organiques de Lionel Sabatté et la vidéo de Pierrick Sorin montrant l’artiste crachant de la peinture face à un miroir (De la Peinture et de l’Hygiène, 1992).
Parmi les artistes africains, nous remarquons la présence de trois artistes sud-africains. La présentation des uvres de Nandipha Mtambo, Mary Sibandé, Nicolas Hlobo marque la volonté d’Eva Hober d’établir La Belle Peinture à Johannesburg en 2014. L’exposition mauricienne s’ouvre d’ailleurs avec les peintures de Bruno Perramant et de Jean-Michel Alberola et une sculpture mi-humaine, mi-animale de Nandipha Mtambo. Au fil des uvres, nous rencontrons deux photographies de Mary Sibandé (deux portraits de « Sophie », son alter ego, qui lui permet d’aborder la représentation stéréotypée des femmes noires et de traiter des mécanismes sociaux et genrés de l’Apartheid dont les conséquences subsistent au cur de la société sud-africaine actuelle) ainsi que deux uvres de Nicholas Hlobo (un dessin brodé de gros points de surfil et une sculpture formée de larges lambeaux de caoutchouc noir cousus de rubans colorés).
Peinture, mais aussi sculpture, photographie, dessin et vidéo composent La Belle Peinture 2. Le projet itinérant rassemble une famille de peintres, une famille d’artistes, qui grâce à un medium partagé, s’agrandit par le voyage et par la rencontre, au-delà des frontières, au-delà des cultures. L’exposition met en lumière la diversité des propositions, les connexions et la nécessité de la différence. « Le différent, et non pas l’identique, est la particule élémentaire du tissu du vivant, ou de la toile tramée des cultures. » (E. Glissant. Philosophie de la Relation, 2009).
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