Parfois, la rencontre avec un personnage de roman marque autant qu’une rencontre de la « vraie vie ». Hommage d’une lectrice.
« Une veillée ne se dit pas sans qu’en sourdine au récit ronronne un thème » (1) et dans tout roman court une pulsation qui donne vie. Des textes de Kourouma, que pourrait-on dire qui n’ait déjà été loué, chanté, admiré par d’autres, plus compétents que soi ? Les romans de Kourouma sont trop riches pour être épuisés
alors comme tout lecteur en état de grâce, on peut avoir la simple envie de parler d’une rencontre, d’un personnage, comme d’un rendez-vous amoureux dont le souvenir encore vous fait cogner le cur.
Les soleils des indépendances est le texte du sang, comme Kourouma l’a lui-même rappelé (2). Le sang d’une lignée qui s’épuise, le sang qui coule, le sang qui enivre : « Mais le sang, vous ne le savez pas parce que vous n’êtes pas Malinké, le sang est prodigieux, criard, enivrant. De loin, de très loin, les oiseaux le voient flamboyer, les morts l’entendent et il enivre les fauves. Le sang qui coule est une vie, un double qui s’échappe et son soupir inaudible pour nous remplit l’univers et réveille les morts. » (3). Mais ce que nous savons, même si nous ne sommes pas Malinké, c’est qu’il y a deux sangs : ce sang vital, éclatant, sang versé au combat, sang qui éclabousse les sacrifices, ce sang viril, enivrant : « sanguis ». Et puis il y a l’autre sang, dont on ne parle jamais, le sang impur, le sang des réprouvées, sang de la femme inféconde, sang de la femme, sang de la mort associé à la cruauté : « cruor ». Les soleils des indépendances est aussi le livre du sang de celles dont on ne parle jamais. Et comme la photographie peut baigner dans une lumière dont la source est invisible, gageons que c’est Salimata qui illumine l’ensemble du roman.
Il n’y a pas beaucoup de femmes dans l’uvre de Kourouma. Bien sûr, il y a Nadjouma, ou encore l’éléphantesque mauresque mais leurs formes, leurs pouvoirs se dilatent aux dimensions de l’épique. Salimata, elle, se tient un peu en retrait (quelle autre place pourrait-elle tenir ?). Elle se tient et se vit à hauteur de femme, tout simplement.
Salimata du matin, tôt levée, qui assemble du bois, allume le feu, prépare la bouillie
la bouillie qu’elle va vendre, Salimata des longues journées, Salimata marchande, debout sous le soleil brûlée.
Salimata du soir, entre poudre et gri-gri, « sans l’odeur de la goyave verte », Salimata du soir, espoir d’une courbe naissante, d’un ventre rebondi
Salimata, chair à vif du roman, qui lui donne une vie violente, assourdissante de sensations : « Et elle a crié, hurlé. Et ses yeux ont tourné, débordé et plongé dans le vert de la forêt puis le jaune de l’harmattan et enfin le rouge, le rouge du sang, le rouge des sacrifices. (
) Chauffait alors le vacarme des matrones, des opérées déchaînées, des charognards et des échos renvoyés par les monts et les forêts. Le soleil sortait, rougeoyait derrière les feuillages. Les charognards surgissaient des touffes et des brouillards, appelés par le fumet du sang. » (4)
Salimata écartelée : tant de choses à faire et si peu de temps pour soi. Entre les mille et un gestes quotidiens, l’essaim des souvenirs, la ligne de sang qui pulse la mémoire : sacrifices, excision, viol
Vivre un présent gros des assauts des souvenirs ? Salimata brisée.
Salimata la douce, Salimata violentée, Salimata la gentille, Salimata humiliée.
Comment pourrait-elle se construire, vivre un endroit pour soi, elle toute entière dans le don, une eau qui file entre les doigts ?
Vivre et « marcher à pas comptés dans la nuit du cur et dans l’ombre des yeux ». Un jour, lancer plus loin la course, faire trois pas de côté. Quitter l’ombre, s’abreuver à la source d’une autre lumière. Apprivoiser sa vie, se réconcilier. En marge du récit, l’éclosion d’une autre vie possible. Et Fama le sait, lui qui laisse la voie libre à celle qui de sa vie fut l’unique embellie
Il n’y a pas tant de femmes dans la littérature africaine mais la chanson de Salimata, chanson « en sourdine », à la périphérie du récit apaise comme une eau claire. C’est un chant très simple que Kourouma lui a permis de chanter. C’est le chant des excisées, le chant des non-retournées, des non-pleurées, le chant de celles qui, inlassablement, vivent « à côté »
Il existe des personnages de roman dont la rencontre compte autant que les rencontres de la « vraie vie », qui vous accompagnent et font avec vous un bout de chemin.
Pour Salimata la tourterelle, « la femme sans limite dans la bonté du cur », Fama Kourouma (5) merci, encore merci, toujours merci.
1. Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Le Seuil, 1998, p. 10.
2. « Entretien avec Ahmadou Kourouma. Propos recueillis par Jacqueline Sorel », enregistrement CLEF/RFI. Certains extraits sont disponibles sur le supplément cédérom accompagnant le n° 150 de la revue Notre Librairie, archives sonores : « Ahmadou Kourouma explique les Soleils des Indépendances ».
3. Les soleils des indépendances, Points Seuil 1970, pages 141-142.
4. Les soleils des indépendances, Points Seuil 1970, pages 36-37.
5. « Pour celui qui connaît bien le Malinké, Doumbouya et Kourouma, c’est le même nom ». Entretien avec Jacqueline Sorel, op. cit. note 2.Nathalie Carré est diplômée de l’Institut national des langues et civilisations orientales (DULCO de kiswahili). Agrégée de lettres modernes, elle enseigne actuellement dans un collège en Seine Saint-Denis.///Article N° : 3410