Ce texte du romancier, poète et dramaturge ivoirien nous a été transmis : nous le soumettons à nos lecteurs.
Enfin, une nation ?!… Enfin ! Mais la tragédie de l’émancipation des Nègres n’a-t-elle pas commencé à St Domingue, à la Révolution, lorsque Chavannes et Ogé, revenus de France, crurent que les droits acquis par les Français pouvaient être appliqués aux hommes de couleur ? Erreur qu’ils payèrent de leur vie. Vint ensuite le tour de Toussaint Louverture, invité par ses vainqueurs, enlevé, déporté, il mourra dans un fort du Jura français. Tout comme des années plus tard sera enlevé un sultan marocain et détourné l’avion de parlementaires algériens. En 1802, Napoléon avait rétabli l’esclavage pour le malheur des Nègres. Heureusement, il y avait les marrons et les Amis des Noirs. Imperturbable, le temps a poursuivi sa course. 1815, Congrès de Vienne. 1848, abolition de l’esclavage. 1885, partage de l’Afrique chez les Allemands auxquels on enlèvera leurs propres colonies après la guerre de 14-18, pour des raisons d’ailleurs contestées. Des tirailleurs sénégalais sont morts sur de nombreux fronts. En 1939, voilà la guerre et l’expansion de l’Allemagne. En 1942, la Charte de l’Atlantique pour la libération de tous les peuples occupés. Et le 8 mai 1945, la fin du cauchemar et la libération des peuples. Des Blancs, mais pas des Nègres qui doivent attendre des heures meilleures. Brazzaville n’a pas masqué le jeu, la Gaule ne produisait-elle pas assez de lessive ? Les années passent, les hommes aussi. St Domingue, Haïti, Union française, Loi cadre, Communauté, Indépendances, Francophonie…
Puis ce 2 novembre 2002. Un samedi. Dans le sang [les pleurs des enfants qui meurent, les cris des mamans qui voient mourir leurs enfants], dans le tohu-bohu des appétits débridés, calculés, inconscients, dans le déchaînement des instincts pour conquérir un poste de monarque, de ministre, une Nation vient-elle enfin de naître ?
Le trajet aura été long, très long, trop long même. 40 ans d’errance, de faux jour, de mensonge souvent, disons le mot. Les Ivoiriens, ceux que l’histoire a confinés dans la partie de l’Afrique nommée Côte d’Ivoire par les Français ne savaient plus quel avenir leur était réservé. N’étaient-ils pas les sujets de la République, habitant d’une colonie d’exploitation, tout comme l’Afrique du Nord était pays d’émigration ? Le climat. Ainsi formait-on ici, chez nous, des auxiliaires en leur distribuant parcimonieusement la lumière pour ne pas les éblouir. La mise en valeur du territoire exigeait des auxiliaires. Et nous étions les médecins auxiliaires, les instituteurs auxiliaires, les commis auxiliaires. Auxiliaires du Blanc. Une classe spéciale. Ainsi aura-t-il fallu plus de 100 ans pour que le Sénégal ait, en 1935, son premier agrégé, promené un peu partout. 1817, Ecole Jean Dard. 1841, Ecole des frères Ploermel. 1853, Ecole des otages, 1857, Ecole Communale : nombreuses furent les écoles qui virent le jour au Sénégal. Mais, n’était-ce pas une colonie, donc Bètè Bètè, Dôni Dôni, lentement, lentement.
Et nous, Ivoiriens, depuis 1960, combien d’agrégés avons nous eu ? Ne jouons donc pas avec notre avenir d’homme. Patriotes, hâtez le pas, brûlez les étapes, pour dire enfin à tous les Alexandre du monde entier qui veulent faire de vous d’éternels sujets, sinon des eunuques : » Ote-toi de mon soleil ! » Diogène savait lui, qu’il valait plus qu’Alexandre et ses cohortes de soudards. La voie est ouverte, le signal est donné, le flambeau vient d’être transmis dans des mains jeunes, nouvelles, inermes, qui ne prétendent pas à s’emparer d’un portefeuille.
Le grand rassemblement, sur la place de la République est la preuve que l’Ivoirien est enfin sorti des ténèbres dans lesquelles on le maintenait pour des intérêts qui n’étaient pas toujours les intérêts du peuple. Décolonisé enfin ? ! Il a retrouvé ses racines, sa dignité, son honneur. Il ne rasera plus les murs. Patriotes, plongez hardiment dans l’histoire, et bâtissez le pays, votre pays comme le Français a bâti le sien. Un drapeau n’est pas, hélas, signe d’indépendance et même dans la dépendance, il est des règles à respecter. Quel pays allons nous léguer à ces enfants qui sortent des écoles ? Quel nom allons-nous leur donner ? Des sujets, des sujets de qui ? de quelle compagnie ? de quelle métropole ? Oh, la belle phrase d’Hannibal : » Nous ne sommes pas là pour écraser les Romains, mais pour défendre la dignité des peuples que veut écraser Rome « .
L’histoire est ainsi faite. Vous aussi jeunes gens, vous écrivez une histoire, notre histoire. Côte d’Ivoire, proie de guerre, égorgée, boucanée, dépecée. A la curée, ils font la bamboula sur des ruines alors que le sang encore surpris, refuse de sécher…. La belle leçon. Il ne dit rien ! Il regarde, la nuit, le jour, il est le sang, il est la vie. Pourquoi, et pour qui a-t-il été versé ? Au nom de quels intérêts ? Voitures avec sirènes ? » Passez Excellences « , par les boulets et la poudre vous avez conquis le pouvoir. Nous somme habitués à ce jeu. Certains applaudiront et peut-être chanteront vos louanges. Mais pour combien de temps ?
Amis, cessons de jouer avec la vie des autres pour la bagatelle de place. La France, dites-vous ? La France, après un Empereur, que peut elle encore nous donner de plus illustre ? La France, ou elle libère ou elle enchaîne. Et de quelle France nous parlez-vous ? De celle dont les citoyens ont abandonné des documents sur le tarmac de Cotonou, au Bénin ? Celle-là ne nous éblouit pas. Sortis des cavernes du colonialisme, nous entendons dialoguer avec une autre France. Celle de Victor Hugo. Avec les jeunes Patriotes, une nouvelle Côte d’Ivoire vient de voir le jour, celle qui choisira avec quelle France dialoguer.
Samedi 2 novembre 2002. Une date capitale dans notre histoire, la Côte d’Ivoire aux mains nues, spontanément marche libre enfin, des Occidentaux marchent, des handicapés marchent, des frères des autres pays marchent à nos côtés. Tous des Résistants. Des hommes libres, des Patriotes. Hier, c’était l’appel du 18 juin pour barrer la route à l’invasion de la France, il y eut l’exode et ses morts, les bombes des stukas et des tanks, les actions de la 5ème colonne sortie de ses cachettes et tuant le jour, tuant la nuit pour la gloire d’un homme, la fausse grandeur d’un pays ; et les pillards faisaient main basse sur tout – butin de guerre.
Aujourd’hui, ici, c’est la marche historique du 2 novembre 2002 pour sauver la Côte d’Ivoire qui vit son 18 juin 1940, et ancrer ce pays dans l’histoire. Aujourd’hui, ici et maintenant, est la Côte d’Ivoire, celle qui ne sera pas détruite par ses propres enfants ; qui ne sera pas détruite par ceux qui ont levé des cohortes stipendiées. Oui, nous sommes morts ; morts, tués mais avec l’espérance au coeur.
Les hommes n’ont-ils pas mille façons d’écrire leur histoire et les ruines n’en sont-elles pas les témoignages les plus lisibles ? Oui, joie malgré tout car nous sommes morts les yeux ouverts emportant dans notre prunelle l’image de nos assassins.
En 1939, il y avait Dantzig et des Allemands à libérer, mais en Eburnie quelle population veut-on libérer ? Des gauléiters naissent et parcourent des capitales et leurs prouesses sont chantées par Radio-Paris qui n’a plus besoin d’être allemand pour mentir. Mais Paris aime les gesta et les safaris.
Les kalachnikovs ont crépité, blessé, tué les Ivoiriens. Y aurait-il eu d’autres armes ? Simple exercice ? Zone libre, zone occupée. Ligne de démarcation, tout comme en France en 1940 pendant la guerre. Comme il est beau le Chant des Partisans et très actuel dans moult pays d’Afrique francophone où la force brutale et ses instruments de mort veulent asseoir son règne. » Amis, entends tu le cri sourd du pays qu’on enchaîne ? » Merci Joseph Kessel, merci Maurice Druon, de nous avoir donné ce chef d’oeuvre de prise de conscience lorsque l’ennemi brûle tout sur son passage. Que ce chant soit né en France est une leçon qu’aucun Français ne devrait oublier. N’a-t-il pas produit des héros ?
Patriotes ivoiriens, salut ! Vous venez d’écrire une très belle histoire qui ne sera ni falsifiée, ni tronquée, ni oubliée comme l’a été celle de vos devanciers, de vos ascendants. Merci pour l’honneur rendu à tous nos morts, ceux de la conquête, ceux de la pacification, ceux de la nouvelle occupation et du nouveau futur silence, tous nos morts des prisons, pour la paix de l’occupant. Chez les maîtres, les prétextes ont toujours été très nombreux pour sévir. N’était-il pas interdit au sujet français de faire de la politique ? N’y avait-il pas 15 jours de prison préventive qui pouvaient se muer en des mois pour des raisons que seuls les hommes savent » fabriquer » ?
Pour avoir en 1945, accepté la main tendue des Communistes, l’ouragan s’abattit sur nous, violent. Du Nord au Sud, l’armée pacifia. » La force montrait sa force « , comme disaient des inconscients habitués aux chaînes en acier ou en or. Ne sautillaient-ils pas tous les soirs en dansant le » Gumbé « , la » Rumba « , le » Paso doble « , troublant le sommeil des patriotes ? Des détenus des événements du 6 février 1949, Lamad Camara et moi, sujets français, avons vécu des semaines durant dans la puanteur d’une cellule de la prison d’Abidjan. Fermeture des cellules à 18 heures. Des prisonniers se battaient la nuit, versaient les tines de caca et d’urine. Leur jeu favori. Natte sur le sol cimenté. L’urine coulait. Hauts cadres ! certes dans l’administration, mais sujets français. Eh oui… sujets français d’abord.
Patriotes, faites que l’homme noir soit enfin respecté par qui que ce soit, et que les caprices d’un homme, élu ou imposé, ne soient plus des lois vous rendant esclaves.
Et ce fut encore Lamad Camara qui, le premier reçut les coups de babouches d’un adversaire politique et moi, les premiers coups de crosses des policiers déchaînés. N’avaient-ils pas pour mission de faire respecter l’ordre établi ? Ordre que le PDCI d’alors contestait. Nous sortions des années de travail forcé, du terrible effort de guerre, de la politique très raciste du régime de Vichy, qui ne donnait aucune valeur au Nègre sujet de la République. La pacification inaugurée en 1908 par le gouverneur Angoulvant se poursuivait avec ses restrictions, ses pillages, ses incendies, ses colonnes de prisonniers, d’exilés, d’interdits de séjours : pacification du pays Gouro et autres régions, Affery, Dimbokro, pacification de l’Indéniè et du Sanwi, pacification de l’armée nationale dont on se méfiait et qui perdit son esprit de corps et son âme à tel point que dès les premiers coups de feu du premier coup d’Etat, des officiers supérieurs jugèrent prudents de prendre la tangente. Soldats de circonstance. L’armée était-elle pour eux autre chose qu’un refuge ? Un gagne-pain ? Mais aussi quelle formation leur avait-on donnée ? Quelles missions avaient-ils eu à accomplir ? Armée de parade pour les fêtes d’indépendance ? Ou encore milice très vigilante dans un pays où les mouches bourdonnantes, agressives et insolentes, voire provocantes, ne donnaient aucun répit à une population dont l’élite ne tenait à aucun prix à avoir » du sable jeté dans son couscous » – un couscous obtenu au prix de mille courbettes. L’honnêteté ? traquée ; l’impunité ? la règle. Alors ? Qui est fou pour respecter la loi ?
Notre élite sortie des écoles de la métropole, ignorait tout de notre passé : rafles pour remplir Assabou que de mauvais esprits qualifièrent de Bastille – un nom qu’ils ne donnèrent pourtant pas au Camp Boiro de Conakry où Diallo Telli et ses compagnons s’éteignirent dans le rire d’autres » Maîtres » – pacification du Guébié avec le concours de la garde chargée de veiller sur la République coloniale de Côte d’Ivoire. Notre Diallo Telli fut ce provocateur d’Ernest Boka qui se permet de se pendre à un tuyau de douche. Prières publiques, défilés de soutien pour la longévité d’un parti que l’injustice institutionnalisée a rendu inique, mais dont nous chantions la grandeur… pour notre sécurité. Le monarque a fait tout ce qui lui plaisait, pour nous léguer quoi ? Un héritage contesté par des héritiers de plusieurs lits, tous affamés de gloire, de fortune et par des supporters accourus de partout pour nous présenter des factures d’armes livrées et de paiements de mercenaires ayant pour mission de tout balayer sur leur passage afin de favoriser l’établissement d’un règne nouveau. Un pays aux enchères ? Même pas. Nous voici aux temps des corsaires s’emparant des îles, des terres peuplées de sauvages qu’on décime d’abord et qu’on exploitera ensuite à loisir, selon les caprices de l’occupant. Ah ! mon Dieu, qui sait si lors des grandes réceptions quelques concubines, que dis-je, des » deuxièmes bureaux » couvertes de diamants, nouvelles Salomées dansant sur quelque rythme de reggae, ne demanderont pas la tête des Jean-Baptiste qui continuent à dénoncer le crime contre le droit ?
Le pouvoir, en Afrique de nos jours, n’est-ce pas une licence sans mesure ? Vous en doutez ? Eh bien ouvrez tous les journaux africains depuis 1960, et vous serez édifiés. Nous, Ivoiriens, nous payons une lourde dette. Pour faire la nique aux colons depuis 1945, nous avons réservé aux Présidents les réceptions les plus grandioses dès l’aéroport, le long des rues, de 7 heures à 15 heures parfois, affamés, chantant et dansant. Et depuis, chaque Président exige des réceptions pareilles de son peuple, de ses sujets. Planté dans son terroir tout comme les autres hommes dans le leur, jaloux de leur identité, fiers d’être ce qu’ils sont et entendant l’être, l’Ivoirien avec son aspect, son accent, sa musique, sa façon de danser, de solliciter la main d’une jeune fille, d’enterrer ses morts, de régler les palabres publiques ou familiales, de choisir ses chefs, de les déposer, de manifester sa joie, ses douleurs, d’interpréter ses songes, de prier le Bon Dieu sans influence biblique ou coranique, et même de se curer les dents, l’Ivoirien nourrit des » pensées du jour » de Fraternité Matin attendant des jours meilleurs pour se réaliser, admirait Hans, le joueur de flûte que suivait un peuple de rats et d’enfants.
Mais que nous dit l’histoire de nos rapports avec la France ? André Gide publie » Voyage au Congo » et » Retour du Tchad » ; André Viollis, lance avec une grande publicité » Indochine S.O.S » ; Emile Belime, Directeur Général de l’Office du Niger dont la mission était de » transformer la vallée du Niger en un vaste champ de coton pour le plus grand bénéfice de nos industries textiles et les rendre ainsi dans quelques années indépendantes de la production anglaise et américaine « , Emile Belime ordonne par le titre même de son livre » Lâchons l’Asie et gardons l’Afrique « .
C’est là notre drame, le drame de l’Afrique, et depuis 1945, fin de la seconde guerre mondiale, l’histoire est très éloquente en ce qui nous concerne. Sujets dans une colonie d’exploitation. » Guinée, Gabon, Côte d’Ivoire. Colonies à ne jamais libérer « , disaient les experts en politique coloniale de l’époque. 1960, le grand rêve avorté, le miracle qu’un poète qualifia de mirage. Des professeurs s’expatrient, ruent dans les brancards, des antichambres deviennent des imprimeries et des tracts inondent nos rues ; des étudiants défilent, les machettes remplacent les bics, les » dozos » et les » loubards » font leur entrée dans les cortèges officiels ; les boycotts très actifs se succèdent et les morts aussi. Aujourd’hui des villes sont occupées, des femmes accouchent sur les routes, y abandonnant leurs nouveaux nés.
On contesterait une Constitution conçue en deux mois parce que le feu couvait. Des places, des places… Le motif de cette sale guerre ? Ecrivains, à vos plumes ! Rapportez nous ce que vous avez vu, entendu et vécu.
Patriotes Ivoiriens, vous qui nous promettez une Côte d’Ivoire nouvelle où les privilèges de Président, de Ministre, n’auront plus le pas sur l’homme du peuple, je vous salue.
Je vous salue, vous qui gardez la foi : et qu’elle nous sauve tous.
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