Pour son intervention devant les étudiants italiens (université de Rome 3), Nouri Bouzid, qui enseigne la réalisation à Tunis, a rappelé les principes de base de son cinéma et répondu aux questions du public.
La création cinématographique (non de la technique mais de la conscience) comporte trois étapes : l’écriture qui peut être elle-même en plusieurs étapes, le tournage et le montage. Ces trois étapes ne sont qu’un seul et unique processus. La moindre rupture peut porter préjudice à l’uvre finale. On peut rester dans le même processus même si on change de main comme on peut le rompre en étant la même personne. Un film est à la merci de beaucoup d’aléas. Les plus importants sont selon les pays la liberté d’expression et d’ordre économique. Le reste, c’est le choix de ceux qui dirigent ce processus et ces choix sont essentiels. Un film est un travail qui porte avant tout l’empreinte de personnes et surtout de l’une d’entre elles.
Bien sûr, si le scénario porte un mal, c’est très compromettant mais les étapes suivantes sont aussi des étapes d’écriture : on peut réécrire durant le tournage. Je ne peux pas travailler avec un réalisateur qui ne soit pas scénariste, même s’il n’écrit pas, car il va écrire avec la caméra. Je ne veut pas qu’il me mette en images. Si le tournage est une mise en images, le film est mort et d’un ennui insupportable. Ceux qui travaillent sur le film, de l’opérateur au monteur, doivent connaître la technique du cinéma. Connaître la technique, c’est pouvoir résoudre des problèmes essentiels de création et d’expression. La personnalité des auteurs ne doit pas se perdre dans la technique. Pasolini n’était pas technicien avec son premier film : il venait de la littérature. Il a dit avoir essayé de démystifier la technique pour que la création reste au poste de commande.
Remplaçons le mot création par un mot plus concret : la dramaturgie. Puisque c’est un processus total, il est important que la conscience cinématographique soit partagée par tous. Quel est l’essence du langage cinématographique ? Je donne à mes élèves un exercice durant les trois premiers mois de leur cursus : me raconter un phénomène, une histoire, une atmosphère, une situation uniquement par de très gros plans sans mise en scène. J’appelle cela « gestes quotidiens ». Pourquoi ? Parce qu’il faut apprendre à observer les choses dans un cadre : placer virtuellement dans son il un cadre. Cela permet de ne pas voir tout en même temps mais de ne voir que ce qui se trouve dans le cadre. C’est ce qu’on appelle le champ. Les étudiants doivent apprendre à mettre un détail dans le champ et le reste hors-champ. La force du cinéma est d’exprimer l’ensemble champ et hors-champ. Si je demande aux élèves de décrire cette salle de cours sans faire de gros plans, ils vont me faire tous les mêmes plans de l’ensemble de la classe. Si je leur demande de me décrire cette classe par de très grands détails, ils devront choisir : il y a une infinité de détails. Je développe ainsi l’aspect subjectif qui leur permet de cultiver la créativité.
Il est essentiel d’apprendre à choisir un cadre et d’exclure le reste. Si je viens avec ma caméra et ne filme que les garçons. Tout le monde croira qu’il n’y a que des garçons. J’ai exclu l’essentiel car l’essentiel est ce que je montre. S’il y a dans la classe quatre filles avec un voile. Si mon regard est celui d’un Occidental attiré par le voile, tout le monde croira que toutes les filles sont voilées. Même chose pour des costumes noirs. Je dois apprendre à manipuler de façon consciente. Le cinéma n’est que de la manipulation, même le documentaire. Le simple fait de prendre un acteur pour jouer ce qui n’est pas sa vie, c’est de la manipulation. Il ne faut pas avoir de problème moral par rapport à ce mot. C’est un mot essentiel. Cela ne se voit pas quand quelqu’un peint. Mais ce sont aussi des éléments captés dans la vie ou imaginés. Dans un film, les plans sont divers et je dois exclure des choses. La grande difficulté est de donner une idée de l’ensemble avec des détails. Comment apprendre à exclure le hors-champ en donnant au spectateur la possibilité de reconstituer un espace fictif dans sa tête. Au cinéma, l’espace est fictif. C’est pour cela qu’il y a des lois pour que le spectateur puisse reconstituer l’espace sans problème : les 180 degrés, les 30 degrés, les axes, etc. Sinon, ce sera comme la caméra de contrôle dans le supermarché !
L’essence du langage cinématographique est le hors-champ car il doit être constitué dans la tête du spectateur sans le voir mais c’est aussi l’exclusion de certains moments. Une histoire raconte des événements qui durent dans la vie : L’Homme de cendres dure au moins quatre jours, ce qui veut dire quatre fois le passage du jour à la nuit et de la nuit au jour, ce qui me permet d’aider le public à se placer dans le cycle de la vie. C’est une chose qui doit être consciente. Le spectateur doit ressentir le cycle du temps. La durée des événements est généralement beaucoup plus longue que la durée du film. Il peut arriver exceptionnellement qu’elle soit dans la durée du film, comme un match en direct : il y a tension, émotion, spectacle et scénario. La durée des événements s’appelle le temps de l’action et la durée du film est le temps cinématographique ou bien le temps filmique. Ce n’est pas la durée du film. Ce ne sera le cas que s’il nous donne une impression forte de la durée des événements, par exemple que cette séance de cours dure trois heures. La différence entre ces durées est l’essence du cinéma : comment choisir des moments et en exclure d’autres de façon à faire sentir au spectateur ce qu’on a exclu. Si le cours dure trois heures et que je le filme entièrement, je peux passer par des moments très ennuyeux. Si le personnage s’ennuie, cela ne veut pas dire ennuyer le spectateur. Un film est avant tout un plaisir, sinon on serait un ennemi de l’art. Le cinéma expérimental va jusqu’au bout des choses pour voir jusqu’où on peut aller et pour que le langage cinématographique ne s’arrête pas. L’ellipse, c’est de savoir quel temps exclure pour communiquer au public l’émotion que je désire transmettre. Quand la durée de l’action est égale au temps filmique, on est en temps réel : le direct. Dans un match de coupe de monde, il y a une vingtaine de caméras mais elles sont toutes du même côté. Quand il y a un but, on le passe plusieurs fois en changeant d’angle et quand on le fait, on marque sur l’écran pour le public que c’est une caméra inversée. Allez voir un match en vous plaçant de l’autre côté. Comparez entre l’enregistrement et votre souvenir du match : vous n’avez pas vu le même match. Tout s’invertit. Dans le résumé, les dix minutes couvrent tout le match. Cela donne une idée de la différence entre le reportage et le langage cinématographique. Au stade, on voit tout le stade. A la télévision, on voit des joueurs et le ballon. Hors-champ et ellipse.
Deux idées guident ces choix : un centre d’intérêt dramatique que je veux mettre en exergue. Si je me déplace avec la caméra, je déplace mon centre d’intérêt. Le montage permet de le mettre au centre. Le point de vue est le deuxième choix essentiel. Si on les oublie, on fait des ellipses et hors champ sans être fidèle à notre vision du monde. Il est essentiel de ne jamais s’en écarter.
Je fais toujours un exercice avec mes élèves : si je décide de suivre une personne avec un caméra alors qu’elle attend un coup de fil qui n’arrive pas. Elle peut changer de place pour ne pas déranger en se levant, aller fumer une cigarette pour se désangoisser, etc. Filmé en 15 minutes, il ne sera qu’un temps filmique de 15 minutes. Si je monte cela en des moments forts avec ses déplacements, des détails sur des changements d’attitude. J’arrive à 5 minutes de film qui couvrent 15 minutes de temps d’action mais qui couvrent un temps indéterminé. L’émotion du personnage, la contribution et la lecture du spectateur mettent le temps qu’on veut. Au risque de critiquer un cinéma qui vous plaît, sachant que le langage cinématographique est universel, j’ai constaté un engouement pour les plans séquences : en tant que réalisateur, je peux dire que c’est la solution de facilité. Le plan-séquence peut être essentiel pour communiquer les petits détails quotidiens dans leur temps réel, mais cela ne peut pas être dicté par une mode. Le plan-séquence ne permet malheureusement pas de couvrir un temps très long. Nous revenons au cinéma de Chaplin où le film faisait la bobine, en un plan. Eisenstein, Vertov, Griffith ont inventé le montage et donc le temps filmique, et donc le langage cinématographique. Si par snobisme on fait un plan-séquence, on n’est pas dans le langage cinématographique. Si je compare Angelopoulos et Kiarostami, le premier plan-séquence est construit, avec une architecture intérieure, prévue, qui demande un travail énorme de mise en place, de conception, alors que le second est du snobisme et on ne peut plus détecter les centres d’intérêt dramatiques. Je respecte Kiarostami mais il n’est pas à prendre en exemple. Ses premiers films n’étaient pas comme ça. Pas plus que Lynch, s’il avait commencé comme ça, on ne le connaîtrait pas. Il faut commencer par faire ses preuves.
Qu’est-ce qu’une conscience cinématographique ? C’est apprendre à imaginer. Même si je suis devant une réalité, avant de filmer je dois faire une construction virtuelle dans ma tête. Le terme est maintenant réducteur avec les ordinateurs. Je ne peux pas écrire un scénario si je n’imagine pas toutes les situations dans ma tête, dans leurs évolutions, avec le rapport spatial et dramatique entre les personnages. Ce n’est pas la vie. Avoir une conscience cinématographique, c’est faire la différence énorme entre la réalité et la réalité dramaturgique. La dramaturgie est presque une science qui soumet la réalité à des lois. C’est la science de l’évolution entre des personnages en vue de créer un conflit ou de le régler. Dans la vie, chacun d’entre nous a un gros problème à résoudre. Nous nous accommodons souvent cette situation sans la régler. La réalité dramaturgique se doit de la régler. Copier la vie n’est pas dramaturgique. La réalité n’est pas toujours spectaculaire. Le film doit être un spectacle.
Au-delà de l’apprentissage technique des lois, il convient de savoir ce que l’on veut et s’y tenir : son point de vue. Le traitement du temps et de l’espace doit y répondre.
Un plan est toujours en temps réel : il couvre toujours la durée de l’action qu’il filme, ni plus ni moins. Faire une ellipse demande de manipuler le temps, donc changer de plan. Cette collure entre les deux plans accueille tout le temps dont je ne veux pas, mais doit me permettre de reconstituer dans la tête tout le temps enlevé. Dans cette salle, la différence de style entre les visages et les murs blancs m’empêchent une harmonie entre les détails et l’ensemble. Si j’évite de montrer l’ensemble, les détails vont pousser le spectateur à construire un ensemble en accord avec les détails : j’ai évité une erreur de style. Ou bien j’ai les moyens de faire repeindre les murs. Dans la série Urgences, les murs de l’hôpital sont verts et non blancs.
Un plan étant toujours en temps réel, je suis obligé de couper : il me faut plusieurs plans. Le temps cinématographique est généralement plus court que le temps d’action, mais parfois des moments importants demandent à gonfler le temps. Si des terroristes placent une bombe avec une horloge avec trente secondes à venir. Des plans de l’horloge donnent le temps et des plans des personnes en danger se multiplient : le temps est gonflé car cinématographiquement, ce temps n’est pas lisible en temps réel. La durée d’un plan est déterminée par le temps de lecture dramatique : la montée des larmes dans le gros plan d’Amina dans Bent Familia doit durer je ne peux couper la monter de ces larmes.
Le temps de la maturation dramatique dans une séquence est également important : je ne peux sentir la montée dramatique s’il n’y a pas un temps de lecture dramatique. C’est le temps nécessaire pour gagner la complicité du spectateur. S’il est convaincu, l’émotion est là. Le problème est qu’elle varie d’une culture à l’autre. Dans Satin rouge, la maturation dramatique de l’entrée de cette femme dans le cabaret est faite pour les Occidentaux, pas pour les Tunisiens pour qui il faudrait qu’elle dure plus longtemps. Un conflit secondaire peut être traité en quelques minutes mais un conflit essentiel qui va changer la vie d’un protagoniste et faire changer les profondeurs de l’être doit durer, comme un garçon humilié plusieurs fois par son père et qui va répondre de façon violente. S’il répond tout de suite, la maturation dramatique ne permettra pas d’y croire. On ne peut pas faire un court métrage sur l’attentat contre le Pape : j’ai besoin de la durée. La réalité peut ne pas convaincre. Si on avait proposé le 11 septembre comme scénario avant qu’il arrive, il n’était pas crédible.
On peut multiplier les plans sans ellipses : c’est la télévision en direct. Le changement de plan n’oblige pas l’ellipse mais l’ellipse demande le changement de plan.
Un plan est une unité dramatique de base, une vision du monde, construite avec un début et une fin. Le montage consiste à aller plus loin. Un plan est une représentation plastique d’un monde naturel : on doit rester dans le même style de composition, de valeurs, de lumière etc. mais un plan tout seul ne construit pas un langage. Le langage se construit par le montage. Il commence au départ dans la tête du réalisateur, se concrétise durant le tournage, prend sa forme définitive durant le montage. Le découpage consiste à imaginer une scène en plans. Il n’y a pas de modèle : nous sommes dans l’art. La création se passe des modèles. Qu’est-ce qui va traverser notre tête quand on imagine la scène plan par plan ? Des raisons précises sont déterminées par notre conscience cinématographique. Par ordre d’importance, je dirais comme clefs mais non comme modèles :
1 – le déplacement du centre d’intérêt dramatique : si par exemple on se déplace sur un autre visage que je ne peux pas avoir dans le même plan, je découpe. Un coup de foudre entre deux amoureux : si la caméra balaye de l’un à l’autre, un moment sans regard coupera l’émotion. L’intensité dramatique ne passe pas là en un plan. On ne peut jamais sacrifier l’intensité dramatique.
2 L’ellipse introduit le hors champ : je découpe pour traiter le temps.
3 – La dramaturgie est au poste de commande mais le style donne l’identité du réalisateur. La dramaturgie peut être générale à tous et l’objet d’un technicien, mais le style est personnel. Il se manifeste dans la nature des plans : mouvement ou fixe, contre-jours ou tons sombres, éclats de lumière et couleurs comme Almodovar. Le style est une esthétique inventée, l’apport de l’auteur. Dans Shéhérazade, je ne peux tourner ce plan-séquence avec une focale longue. J’ai peu de profondeur de champ : une concession est un focale courte comme le 25. Une focale est une altération de l’espace, plus elle est longue plus elle l’aplatit et le réduit. Plus elle est courte, plus elle l’agrandit. Je choisis une focale de base pour le film, autour de laquelle je vais m’articuler. Le danger énorme est que les caméras d’aujourd’hui ont un zoom et une focale fixe. Un zoom est une autre vision du monde, une autre profondeur de champ. Le zoom est une facilité : on vole un détail et ça se sent. Cela ne peut pas fonctionner dans la dramaturgie de la fiction de long métrage. Le zoom produit une image piquée qui demande beaucoup de lumière. Je peut utiliser le zoom dans une focale précise pour obtenir une esthétique. J’oblige mes étudiants à ne pas utiliser le zoom dans un plan. C’est le seul moyen de les obliger à prendre conscience de la focale. Le zoom n’est pas montable. La conscience de la focale est importante : elle est déterminée par la profondeur de champ, la partie nette dans le champ. D’une focale à une autre, je peux allonger ou raccourcir cette profondeur de champ, c’est comme une respiration. La focale et ses changements donne un rythme au film qui doit être scientifiquement traitée. Si ce n’est pas prévu au tournage, le montage sera impossible : les plans qui cassent le rythme intérieur du film devront être éliminés. Cette conscience est nécessaire au montage.
Les chefs opérateurs étrangers ont pris l’habitude de décider des focales, peut-être en considérant que la technologie n’existe pas dans le tiers-monde. Il m’est arrivé d’avoir de longues disputes car je ne veux pas qu’on choisisse la focale à ma place. La focale est la prolongation de mon il. Quel est l’il que je choisir pour l’univers que je choisis.
Ce sont des clefs pour découper. S’il s’agit de voir de façon hyper-réaliste les petits détails et l’escalade d’une émotion en temps réel, le plan-séquence est le bon choix. Je ne suis pas contre mais je suis contre la facilité, la mode et le snobisme. Il faut servir votre dramaturgie et votre univers.
Nous découpons aussi pour une raison objective, obligatoire : à chaque fois que l’action réelle est impossible en un plan. Exemple : un accident n’est jamais un vrai accident. On fragmente et chaque fragment ne représente aucun danger. Cela demande une maîtrise technique totale. Mais la technique s’apprend très vite, c’est l’écriture qui compte. Le choc de l’accident dure deux secondes : ça ne suffit pas pour la lecture dramatique, je dois gonfler le temps. Les Choses de la vie de Claude Sautet : la séquence de l’accident revient à plusieurs reprises dans le film. Le visage de Michel Piccoli, les éléments de la voiture qui saute dans tous les sens, etc : tout est multiplié.
Le découpage peut être aussi guidé par des raisons économiques. Un spot publicitaire de 32 secondes passe à la catégorie 45 secondes. Le commanditaire veut 30 secondes et des signes précis. Les plans sont forcément courts. La publicité a été très utile au langage cinématographique. Elle s’inscrit dans sa structure mentale et il accepte davantage d’audace cinématographique. Les contraintes servent le langage cinématographique.
La crise de l’Algérienne dans Bent Familia, j’ai voulu être fidèle à la réalité algérienne. La séquence était écrite et je lui ai demandé de la vivre. Elle a demandé d’avoir le temps de se préparer et de le faire en un plan. J’ai installé un travelling pour pouvoir la cadrer quand la caméra puisse se déplacer, j’ai établi les lumières pour que le style soit respecté. La scène a été tournée en cinq minutes, découpée ensuite au montage. J’ai construit les plans des autres en fonction, pour pouvoir construire l’ensemble. J’aurais pu maintenir le plan entier au montage et cela aurait passé.
L’expérience de Koulechov nous apprend que deux plans qui se succèdent ne donnent pas la somme des sens mais un troisième sens.
Ce qui est le plus complexe dans un film, c’est la maîtrise du récit : comment maîtriser l’ensemble du film. L’écriture est fondamentale. La base se fait durant l’écriture du scénario, la première étape.
Le personnage est un être humain, les émotions sont fragiles, la forme de l’acteur ou du réalisateur varie d’un jour à l’autre. Le risque de s’écarter du personnage est très fréquent. L’essentiel d’un scénario est la construction du protagoniste. Cela commence par « pro » comme antagoniste commence par « anti ». Le point de vue décide du protagoniste. Si je fais un film policier, qui n’implique pas la transformation de la vie, le conflit ne changeant pas la vie du commissaire, je peux prendre comme protagoniste l’inspecteur, je suis de son côté, il incarne mes idéaux, même si c’est clandestin, mais je peux aussi prendre le point de vue du criminel. S’il y a conflit entre père et fils, je choisir le point de vue de l’un ou de l’autre : il n’y a pas de situation médiane. La manipulation va loin. Je manipule les émotions du public pour manipuler ses idées. Je dois choisir mon point de vue pour savoir le but final du film : défendre les enfants ou les parents ? L’ordre de la police ou celui des délinquants ? Dans le cinéma, je n’ai pas de déclaration à faire, on ne serait plus dans le scénario : il faut de la persuasion clandestine. Le simple fait de voir davantage le délinquant dans son quotidien et ses problèmes lui confère les circonstances atténuantes dans la tête du spectateur.
Dans L’Homme de cendres, mon premier film, Farfat était absent de la première version du scénario. Il me manquait. Je ne le nommais pas mais quelque chose me manquait. J’avais envie de faire des scènes que je ne pouvais pas avec Hachemi. Ce personnage était si bien construit qu’il ne pouvait le faire. Il a engendré Farfat.
Comment se construit un personnage. S’il est bien construit, il porte le patrimoine génétique total de la totalité du scénario. Je vais déterminer l’âge, le sexe, le statut social. Mais surtout son histoire : je dois savoir ce qui précède le film, ce qui me permettra de comprendre comment il évolue dans le présent. Il n’est que la continuité de son éducation et de son histoire. Le plus difficile, le plus négligé, c’est l’invisible qu’il nous faut en partie rendre visible. Quelles sont les choses qu’il déteste ? Qui peut les incarner ? Ce personnage engendre un antagoniste. Hachemi ne peut échapper à sa condition de violé : il porte la blessure. Le conflit qu’il porte est une destinée. Son conflit est intérieur, qui vient de l’éducation et de la profondeur : le film ne règle pas le conflit, la solution installe des interrogations dans la tête du spectateur qui sort avec des questions sur lui-même.
La partie invisible est aussi de connaître exactement sa vie sexuelle. S’il n’a aucun rapport avec personne, l’auteur doit le savoir. C’est essentiel si le film ne parle pas de sexualité car cela lui permet d’avoir une manière de regarder, de sourire, en lien avec l’autre sexe. C’est un rapport précis qui situe le personnage. Je sais plus que lui sur sa sexualité car chez lui, des choses relèvent de l’inconscient. Je dois construire son inconscient. Cela me permet de savoir son comportement et sa démarche. Plus j’ai l’audace d’aller dans ce sens, plus ce personnage existe pour le public. Je ne suis pas obligé de faire des séquences de sexe. La sexualité est la chose la plus partagée, mais fait partie de la face cachée des gens. On ne fait jamais un scénario sur la vie publique des gens : c’est de cela qui souffrent des films politiques, comme La Chute, qui a choqué les Juifs. Il n’est pas possible de construire un film sur un personnage sans parler de sa vie privée et la sexualité est toute la mécanique cachée de la vie privée. On peut avoir comme source d’inspiration un proche ou un voisin, mais il faut laisser travailler ses fantasmes. Ne jamais se brimer dans la construction du personnage. Cela facilitera la façon de le faire parler car on le connaît bien !
L’évolution du personnage : une trajectoire émotionnelle est essentielle. La succession d’actions et d’événements ne suffit pas. Une trajectoire invisible mais vécue doit être psychologique et rythmique, dans la tête du réalisateur dans chaque plan. Un film se tourne dans le désordre : il faut être très clair sur la trajectoire pour savoir ce que vit le personnage à tout moment. Des monteuses brillantes proposent souvent des déplacements de séquences.
Si je sais que le conflit principal est au sein de mon personnage, je vais lui construire son entourage qui répondra dans son ensemble aux besoins du protagoniste autant que de l’auteur. Je dois savoir où il doit arriver, le chemin à prendre. Le personnage doit vivre des transformations, bien avant de rédiger un scénario. Cela n’arrête pas : cela se poursuit durant le tournage avec le comédien. Il lui faut des leviers dramatiques : des zones privées qui le font réagir si on les touche. C’est ce qu’on appelle une faille. Qu’est-ce qui va le faire bouger ? Dans une succession d’événements, il va rompre son équilibre instable. Pourquoi lui et pas un autre ? Et comment en être convaincu, grâce à une maturation dramatique ?
Vol au-dessus d’un nid de coucou : quand au début Jack Nicholson perd son pari de déplacer la fontaine, c’est essentiel pour que l’Indien le fasse à la fin. Le personnage aura des relations secondaires, et on lui construit des problèmes avec ses proches, ces intrigues secondaires construisant ce que je veux garder ou enlever. Comment exclure ce que je ne connais pas ? Je vais me référer à un autre film et ne pas maîtriser le récit.
Le récit n’est pas l’histoire qu’on raconte : ce sont les trajectoires émotionnelles et psychologiques. Dans les feuilletons égyptiens, le récit est maîtrisé car tout est dit. Et pourtant, c’est sans intérêt car ils se ressemblent d’un feuilleton à l’autre. Pour qu’un personnage soit digne de ce nom, il faut qu’il ne ressemble à personne, qu’il échappe à la moyenne des gens. Si je connais mon personnage, je ne mets pas n’importe quoi. Il faut la force de dire non et la patience de construire le personnage. C’est comme un enfant, ça met neuf mois. L’accouchement, la rédaction, c’est dix jours : on peut écrire dix ou douze pages par jour quand on connaît bien son personnage.
Il faut le connaître comme existant réellement et portant cohérences et des incohérences de notre choix. L’écriture, la réalisation et le montage sont un seul processus. Sinon, je peux être séduit par des propositions de l’acteur et cela donne un autre personnage. La direction d’acteur consiste à donner à l’acteur ses repères, son passé. Il ne doit pas construire un personnage différent du mien : le résultat sera bâtard. Des acteurs modifient le personnage pour des raison morales : il a honte d’être violeur par exemple. Il faut travailler le comédien : il est violeur mais dans un film qui porte une dignité. Il est salutaire en défendant une dignité avec des choses dévalorisantes. Il est important de ne pas toucher au narcissisme de l’acteur mais de l’utiliser : il faut construire le personnage avec lui. Si l’acteur change à la dernière minute, je suis obligé de modifier des choses au niveau de l’apparence, sans changer l’essentiel. Durant le montage, on réussit à enlever des choses qui paraissaient nécessaires. Un échafaudage n’est plus nécessaire une fois qu’on a construit, mais il est nécessaire au comédien pour qu’il se mette sur orbite. On ne réussit pas à tous les coups mais on fait beaucoup d’efforts pour y arriver. Je ne peux pas entrer dans un travail sans avoir cela dans la tête.
Récemment, j’ai travaillé sur un premier film d’un jeune réalisateur. Il a obtenu deux aides à l’écriture (une avance sur recettes française et une aide tunisienne). En voyant le film, j’ai vu qu’il a détruit le personnage que j’ai construit. J’ai regretté d’avoir mis mon nom. Il y avait rupture entre l’écriture du scénario et le résultat final.
Hachemi et Farfat : Hachemi est introverti et secret, Farfat est volatile et extérieur. Les plans de Hachemi sont comme de dévoiler le secret, dans les couloirs. Farfat est sur les terrasses. Les plans ne sont pas conçus de la même façon. Le style est au service de la dramaturgie. Dans Les Sabots en or, on a un cas rare au cinéma : la structure du film épouse la structure psychologique du personnage. Il essaye de ramasser les parties cassées de son passé et à chaque fois, devant une image choc, ces parties de son passé se détruisent. Il découvre à chaque fois que sa vie est foutue. Devant une image choc, le film se détruit. C’était une structure très risquée pour le rapport au public, mais cela explique sans doute en partie le succès du film : les gens reviennent au film pour mieux comprendre. Il comporte beaucoup d’éléments qui leur parlent. La torture, la prison, une douleur qu’on identifie très vite et qu’on a envie de connaître. Beaucoup étaient gênés par la structure, mais cela pose le problème de savoir si on fait le problème tel qu’on le voit ou pour un large public. Il y a une réponse qui me concerne. Il n’y a pas une réponse juste et une réponse fausse. Je fais le film qui me plaît comme spectateur. En essayant au maximum d’ennuyer le public.
Tout ce que je dis est à connaître mais pas à respecter entièrement. On peut transgresser le code de la route quand on sait qu’il n’y a pas de risque. Il faut le connaître pour le transgresser. Si on ne transgresse pas, on ne fait pas une uvre de création. La transgression suppose une démarche : on ne peut pas tout transgresser à la fois. Des éléments repères sont indispensables. La transgression ne s’apprend pas. Elle est dans l’art le dépassement du savoir. Elle ne peut être le résultat de l’ignorance. Votre transgression peut avoir déjà été faite.
Le premier scénario doit échapper à toute méthode, comme on le sent, sans frein : il sera matière de base portant les éléments d’un personnage difficile à obtenir si l’on recourt à une recette. Les réécritures (au moins dix fois dans mon cas) demandent de la méthode car le personnage est là et ne risque pas d’échapper. On peut être à son service, la méthode aussi. Partir de la méthode pour écrire serait de faire comme un ordinateur.
C’est la démarche de s’approcher du personnage et d’y inviter le spectateur. Il est exceptionnel que je fasse un travelling arrière. Je vais toujours dans la démarche de m’approcher. Dans le scénario, on fait le choix de l’arène. C’est l’espace du conflit principal. Dans Bent Familia, j’ai fait du lit une arène. Ce n’est un espace d’amitié qu’entre les femmes amies, mais un espace de conflit avec le mari, la mère, ou celui de la crise de Fatiha. Un festival à Turin pensait que j’étais homosexuel : j’ai répondu que j’était croyant mais pas pratiquant ! Dans L’Homme de cendres, cela nous a coûté très cher et pris beaucoup de temps d’installer ce drame patriarchal et féodal dans un espace correspondant. Les nouveaux appartements ne sont pas la réponse à un besoin psychologique et à un besoin économique. Le borj, la maison des parents, cette fortification, a dû être reconstitué. J’ai dû emprunter à mes parents deux camions de meubles ! Et le fait de ne pas avoir retrouvé la marmite qui venait de mon grand-père a généré un conflit avec mon père ! Notre patrimoine tragique ou dramaturgique doit s’installer dans notre patrimoine, chargé des émotions qu’il avait. Aller vers ces intérieurs, c’est aller vers l’intérieur des personnages. Ce n’est jamais pour plaire à l’Occident. C’est parce que c’est notre propre personnalité. Un appartement à Tunis ressemble au monde entier mais je veux que le patrimoine tunisien reste dans la mémoire. J’ai passé 20 ans de ma vie dans une maison arabe. Ceux qui estiment que c’est un recul sont des idiots : ce sont les choses les plus belles que nous avons créées.
J’ai voulu partir d’où nous venons : une enfance violée. Un âge adulte violé. Ces deux films sont un règlement de compte avec la mémoire, un rapport violent avec elle. J’ai ensuite eu envie de passer au présent. J’ai beaucoup souffert qu’on me dise que je parle de moi, alors que ce n’est pas le cas. Tout est imaginé, même l’enfance de Fellini dans Amarcord. La réalité dramatique se reflète dans la réalité, qui est une source intarissable. Ce que je vois maintenant, c’est le fruit de notre enfance. J’ai horreur des gens qui veulent montrer la Tunisie comme un pays moderne. Si c’est ça la modernité, qui m’enlève mon patrimoine, je la détester. Mon lien avec la mémoire est violent car cette mémoire est chargée de violence. Ces personnages sont conflictuels : ils portent le conflit de façon structurelle. La rupture de l’ordre est irréparable. L’acte du père de Hachemi n’est pas négatif : il défend l’ordre qui est en péril. Je ne vais pas donner au père ma conscience à moi. Il ne peut pas ne pas défendre l’ordre car l’ordre est en danger : il ne faillit pas à sa mission de père. On m’a beaucoup reproché ce père négatif face à M. Levy qui serait positif.
La structure narrative est une réponse à la dramaturgie. C’est le sujet du film qui l’impose. Je n’ai pas envie d’être prisonnier d’un modèle. L’intérêt des Sabots en or est qu’il ne ressemble pas aux autres. Le thème de Bezness ne peut être traité à la première personne. C’est un choix de point de vue. La structure narrative doit épouser la dramaturgie. Les Sabots en or est mon film le plus personnel au niveau de l’écriture mais je ne veux pas tomber dans un modèle. Qu’est ce qui est commun entre 8 ½ et Amarcord ? Chaque film est une urgence. Je ne saurais ce qui me pousse à choisir tel sujet à tel moment. Cela tourne dans ma tête et un jour, je me mets à écrire. Les Sabots en or était un film infaisable, seulement possible après le succès de L’Homme de cendres. Je voulais régler très vite la question de l’idéologie. C’est un écriture plus complexe mais tous les personnages des autres films ont un lien de parenté. Je ne les renie pas, ce sont mes enfants. J’assume ces films, avec leurs faiblesses : ce sont des êtres vivants avec leurs défauts, produit des contraintes qui les ont vu naître. Avec Poupées d’argile, je n’ai plus travaillé avec Attia et ai pris mon essor. Contrairement à ce qu’affirme Attia qui dit que je ne peut travailler que sous la contrainte, c’est le contraire. C’est à moi de mettre les autres sous la contrainte.
J’ai horreur d’un plan où je mets un personnage contre le mur. Dans Bent Familia, la maison de Aïda sont quatre lieux différents (rue, couloir, escalier, appartement). Je ne trouvais pas la cage d’escalier avec la profondeur nécessaire dans l’appartement. Et je voulais cette profondeur d’espace. Si un personnage est contre un mur, je mets un miroir. C’est davantage une question d’esthétique que de symbolique.
Je préfère éviter les flash-backs. Amina représente le passé de Aïda : un personnage engendre un autre et peut être son passé ou son futur. L’acte violent de Farfat devrait être celui de Hachemi. Il paye le fait que son corps soit trop assimilé au corps d’une femme. Ces personnages n’existaient pas à la première version du scénario et ont été engendrés par la suite.
Un deuxième cycle a démarré avec Poupées d’argile. Je remarque en relisant mes poèmes que les éléments organiques sont très présents. Mes films ont un aspect organique.
Le personnage de M. Levy (son nom est lié au fait qu’il est âgé) fait partie du patrimoine tunisien et de ma propre mémoire. J’ai connu des gens qui sont partis mais des vieux sont restés car ils n’ont plus l’âge et le temps de refaire une vie. Le choix de M. Levy a une raison dramaturgique : la joie et le plaisir (le mariage) que Hachemi refuse dans la structure patriarcale, il le fait par la chanson et le mariage simulacre chez M. Levy. La structure patriarcale ne peut pas faire le bonheur de Hachemi, il le cherche donc dans la marginalité. Je savais que le choix de M. Levy aurait des interprétations diverses qui m’intéressaient. Mon appartenance politique (GEAS) pour laquelle j’ai passé plus de cinq ans en prison est très claire. J’avais en prison un ami juif qui était dans la même organisation que moi. La différence de religion était saluée de façon très claire. Un jour, un gardien de prison avait fait une mauvaise plaisanterie avec Gilbert Nacache. Nous avons refusé de sortir dans la cour et avons demandé à voir le directeur, exigeant des excuses du gardien. Ce gardien est devenu très respectueux, très surpris par notre attitude. Sur la question palestinienne, nous étions les premiers de la gauche arabe à voir comme solution deux Etats, et cela dans le contexte de l’après 1967. Je pense que les Arabes doivent être les premiers à dénoncer le génocide des Juifs. Je ne l’ai pas mis dans Kamikaze pour que ça ne dévie pas le sujet. Mais j’ai été traité de sioniste, ce qui est difficile à vivre dans un pays arabe.
Je suis pour la liberté totale de chaque cinéaste. Je suis moins militant qu’avant. Je me disais que nous avions dans notre patrimoine Les Mille et une nuits qui servent de ressource pour l’Occident quand il est en mal d’érotisme. Pourquoi ne pas récupérer cet espace d’expression qui nous appartenait : le corps ? Si on regarde les films porno à la télé et qu’on ne considère pas notre propre corps, c’est une perversion sociale : il nous faut considérer notre propre corps pour y échapper. Tout ce qui peut aider les Arabes à guérir de leur sexualité est bienvenu.
Un problème cache l’autre : la question palestinienne et l’Irak. Le mur qui se construit est une absurdité et je soutiens toutes les forces qui cherchent à libérer le peuple juif de ce ghetto. En ce qui concerne l’Irak, nous sommes des otages de Saddam et de Bush. Nous étions contre Saddam mais comme c’est une occupation, nous ne pouvons qu’être contre. Je suis anti-Bush car cela dépasse toutes les limites. Zarkaoui m’humilie aussi en commettant des actes terroristes contre des civils. Il me donne honte d’être musulman. Il n’a pas le droit : je le porte sur mes épaules sans l’avoir choisi. Mais je soutiens les vrais patriotes irakiens et j’espère que Bush perdra. Je suis content quand des militaires américains meurent : c’est un occupant militaire. On ne peut le chasser sans le tuer. On ne peut comparer la libération de l’Europe contre les fascistes avec la libération de Saddam. Je suis d’accord qu’on l’attaque quand il occupe le Koweït mais lors de la deuxième guerre, il n’y avait pas d’occupation ! Bush a pour effet de donner aux peuples arabes une sainte horreur de la démocratie ! Il renforce les intégristes.
Je construis le personnage avec l’acteur, en lui expliquant le passé du personnage. Le paradoxe du cinéma est que l’acteur sait ce qui va se passer mais doit faire comme s’il ne le savait pas. Comment le diriger pour qu’il se mette en situation de ne pas savoir ? Je n’aime pas que les acteurs jouent « intelligent », quand ils réfléchissent. Je les préfère instinctifs et je leur donne souvent un animal à suivre, par exemple de réagir comme un chien. Je demande toujours à l’acteur de me donner un levier, une faille chez lui, qui me permet d’entrer dans sa complexité. Après le film, j’ai tellement honte de cela que je coupe toute relation avec l’acteur. Je n’ai jamais repris le même acteur, sauf dans Kamikaze où un acteur avait un rôle secondaire dans Poupées d’argile, car la faille je l’avais surtout cherchée dans le protagoniste. C’est par respect que je ne les vois plus : je connais trop leur secret, que je ne dirai bien sûr à personne. Je n’ai jamais eu de rapport amoureux avec une comédienne mais j’ai une histoire d’amour avec chaque personnage.
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