La littérature africaine et l’Expédition rwandaise

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En 1998, le poète Nocky Djedanoum organisa un voyage au Rwanda avec plusieurs écrivains et un cinéaste africains, afin de réaliser différents ouvrages et un film sur le génocide des Tutsis et des Hutus modérés 4 années plus tôt. Le but de M. Djedanoum, un Tchadien vivant à Lille, où il dirige la foire annuelle du livre Fest’Africa, était de rompre le silence des écrivains et artistes africains quant aux violations des droits de l’homme en Afrique. Djedanoum et ses compagnons de voyage ont présenté leur projet comme  » un devoir de mémoire d’écrivain africain « , pensant que l’art, en pérennisant le souvenir du génocide, a la capacité de guérir les gens, d’empêcher les violences ethniques et de contribuer à la réconciliation des différents groupes. Outre Djedanoum, faisaient partie du voyage : Tierno Monenembo (Guinée), Boris Boubakar Diop (Sénégal), Veronique Tadjo (Côte d’Ivoire), Abdourahman Waberi (Djibouti), Monique Ilboudo (Burkina Faso), Koulsy Lamko (Tchad), François Woukouache (Congo), et Jean-Marie Rurangwa (Rwanda).

L’Expédition rwandaise des écrivains africains soulève un certain nombre de questions importantes pour les artistes et intellectuels africains vivant en Afrique et à l’étranger aujourd’hui. Il y a d’abord la question de l’implication politique vue comme un devoir moral pour l’artiste, à une époque de violations massives des droits humains, non seulement au Rwanda, mais aussi en Sierra Leone, au Soudan, en République Démocratique du Congo et en Côte d’Ivoire. Que peut faire le poète ou l’intellectuel sous la menace d’un régime répressif dans un pays isolé d’Afrique auquel le reste du monde tourne le dos ? Enfin, si l’artiste s’implique, pour qui écrit-il ou écrit-elle ? J’aborde ici cette question du statut de l’artiste et de l’intellectuel publique en Afrique, et celle de l’accueil et de la légitimité que ces artistes et intellectuels rencontrent dans le public, car ce sont, je crois, les questions posées par l’Expédition Rwandaise.
Le problème de l’implication a toujours existé par rapport à la littérature et à l’art africain. Le premier poète de la Négritude à s’être engagé fut Aimé Césaire lorsque, dans Notes pour un retour au pays natal, il affirma son identification avec le Congo contre le colonialisme belge, et rendit hommage à la dignité et à l’héroïsme de  » ceux qui n’ont jamais rien inventé « , par opposition aux inventeurs d’armes de destruction massive et à ceux qui commettent pogroms et autres crimes contre l’humanité au nom du progrès. Les poètes de la Négritude ont risqué leur réputation pour la liberté de l’Afrique, leur poésie tirant sa force du mouvement de décolonisation et de la lutte contre le racisme. En France, où vivait la majorité de leur lectorat, les poètes de la Négritude ont vu leur légitimité renforcée par le soutien de Sartre, Breton et d’autres intellectuels et artistes de l’époque.
Après le mouvement de la Négritude, Les Damnés de la terre de Frantz Fanon devint le texte sur l’engagement le plus acclamé des littératures d’Afrique et de la diaspora. Avec Les Damnés, Fanon alla bien au-delà du texte, pour mettre son propre corps et sa vie en ligne de mire en Afrique, estompant par là même la frontière entre écrivain et guérillero. Les Damnés inaugura en réalité une nouvelle forme d’écriture et d’implication basée sur l’expérience de l’auteur en tant que révolutionnaire sur le champ de bataille. Les Damnés reste encore aujourd’hui le document le plus durable sur la décolonisation et les violations des droits de l’homme en Afrique. Au reste, l’ironie fait que l’appel de Fanon à la violence de l’oppressé contre la violence de l’oppresseur a eu également une influence au-delà de l’Afrique. Au lieu de ramener les belligérants à la raison et à la réconciliation – comme Fanon l’avait voulu dans sa théorie sur la paix spirituelle qui devait s’imposer à l’oppressé après que sa violence se fut exprimée – l’appel de Fanon pourrait fort bien avoir exacerbé la violence, l’avoir augmenté d’Algérie au Rwanda, de Palestine en Afghanistan. De même, il est possible que les idées engagées de Fanon soient tombées entre les mains de personnes qui sont contre la décolonisation, le progrès et les droits de l’homme. Je reparlerai des travers imprévus de la théorie de Fanon sur la violence dans la section suivante, où j’aborde la totale identification de l’Expédition Rwanda et de ses écrivains au gouvernement dirigé par les Tutsis.
En attendant, il est certain que Fanon a redéfini la notion sartrienne d’engagement en sortant l’écrivain des cafés de Paris où il était en sécurité et libre de s’exprimer, pour le transporter sur le front algérien. Depuis, nombre de poètes et d’écrivains ont suivi l’exemple de Fanon en Afrique. Mongo Béti a même été jusqu’à critiquer un autre écrivain, Camara Laye, pour avoir écrit L’Enfant noir, un roman romantique, alors que l’auteur se trouvait dans le mouvement de décolonisation et d’indépendance. Il y a d’autres exemples fameux, comme en Afrique du Sud pendant la lutte contre le régime de l’Apartheid : Breyten Breytenbach rejoignit Mandela en prison sur Robin Island, à la fois à cause de ses vues et de ses activités avec l’ANC. Le poète Dennis Brutus reçut une balle dans la jambe pour son implication dans la lutte contre l’Apartheid.
Dans l’Afrique post-coloniale, les écrivains ont continué à mettre leur vie en danger pour la défense des droits de l’homme, de la démocratie et de la paix. Dans les années 60, le prix Nobel Wole Soyinka fut emprisonné pour avoir défendu les droits des Igbos à l’auto-détermination durant la guerre du Biafra. En prison, Soyinka poussa la provocation jusqu’à écrire une nouvelle sur son expérience, The Man Died. L’affaire de l’écrivain kenyan Ngugi Wa Thiong’o, qui s’est battu contre la corruption et le néo-colonialisme dans son pays, fournit un autre bon exemple d’implication fanonienne. Ngugi Wa Thiong’o fut lui aussi jeté en prison et plus tard exilé.
Après l’exil de Ngugi Wa Thiong’o cependant, de moins en moins d’écrivains furent capables de suivre l’exemple de Fanon. Les régimes dictatoriaux en Afrique ont réprimé toute forme de désaccord, y compris les expressions artistiques. La sphère publique qui était en train d’éclore dans les pays comme le Nigeria, le Ghana et l’Ouganda fut bientôt détruite par des présidents à vie. Le Centre de Littérature africaine anglophone a déménagé à Londres, et le centre francophone, à Paris. Même si les écrivains ont continué à critiquer les régimes africains, ils écrivent hors contexte, principalement pour un lectorat occidental. A écrire en exil, les auteurs africains ont dû repenser la forme et le contenu de leurs œuvres. Ils ont dû devenir plus réfléchis et individualistes, et moins fanoniens et existentialistes.
Une exception toutefois : Saro-Wiwa, qui vivait au Nigeria et écrivait pour protester contre les compagnies pétrolières et la corruption du régime nigérian. Lorsque Saro-Wiwa, comme Fanon, réalisa que l’écriture n’était pas suffisante pour expliquer et arrêter ni les crimes environnementaux de la Shell Oil Company en Ogoniland, ni le racisme dirigé contre les minorités ethniques du delta du Niger, il forma un mouvement de résistance, le MOSOP (Mouvement pour la survie du peuple Ogoni), pour organiser des manifestations pacifistes contre Shell et la dictature militaire. Saro-Wiwa noua aussi des liens entre son organisation et les groupements internationaux pour les droits de l’homme et pour l’écologie comme Amnesty International, Greenpeace, Human Rights/Africa, The Body Shop, Friends of the Earth, et PEN. Selon les mots de Rob Nixon, Saro-Wiwa fut  » le premier écrivain africain à articuler la littérature d’engagement en des termes expressément environnementaux « . (Black Renaissance/Renaissance Noire, Fall 1996, p. 43).
Saro-Wiwa et son MOSOP prirent de l’importance au Nigeria et à l’étranger, jusqu’à devenir embarrassants pour Shell qui pressa bientôt la junte militaire de Sani Abacha de les réduire au silence. Pour commencer, lors d’une protestation pacifique du MOSOP, l’armée nigériane tua 2 000 personnes, détruisit des villages et déplaça 80 000 personnes. (Nixon, Black Renaissance). Ensuite Sara Wiwa fut arrêté en même temps que huit autres leaders ogoni. Ils furent jugés pour de fausses accusations, et pendus sans que personne puisse arrêter Abacha.
Donc Fanon, Soyinka, Ngugi, et Saro-Wiwa illustrent l’implication courageuse de la part d’écrivains africains. Nous voyons des intellectuels devenir guérilleros, des écrivains mettre leurs plumes et leurs vies au service d’une révolution, et la littérature s’identifier avec les droits d’un groupe qui se considère opprimé par un autre. Une telle implication exige que l’artiste prenne une position éthique et exerce une grande autorité morale qui réduit la fonction de l’art à de la propagande, et fait passer avant tout le reste la volonté de mettre en échec ce qui est considéré pour être mal. Outre que la littérature gagne en éloquence pour chanter les louanges de la révolution, l’implication encourage l’auteur à faire de l’idéologie sa source principale d’inspiration. Influencé par le mouvement de la Négritude, la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud, et la libération de l’Angola et de la Guinée-Bissau, les poètes et romanciers ont prouvé qu’être sur la ligne de front est la meilleure source d’inspiration pour la littérature africaine ; que la meilleure littérature est celle de résistance et de propagande. D’écrivains, ils sont devenus commentateurs sociaux et politiques, et sont allés jusqu’à prendre les armes pour défendre ce qu’ils considèrent être juste. C’est dans ce sens que l’on comprend la réputation mondiale gagnée par Saro-Wiwa de martyr et de champion des droits des minorités ethniques et de la cause de l’environnement gagnée par Saro-Wiwa.
L’Expédition Rwanda, dès lors, vient nous rappeler la carence d’engagement courageux de la part des intellectuels ainsi que le manque de public en Afrique aujourd’hui. Le fait que le génocide rwandais se soit produit sans que le monde se préoccupe du combat des intellectuels africains pour l’empêcher montre la mort de l’intellectuel public sur le continent et l’avènement de l’afro-pessimisme. Qu’il se produise des violations des droits de l’homme partout – mutilations de civils innocents en Sierra Leone, esclavage au Soudan, violence et meurtre à l’encontre des femmes dans un Nigeria du Nord dirigé par la charia, atrocités commises en RDC par des rebelles supportés par les Rwandais et les Ougandais -, cela sans que les intellectuels africains d’autres pays souverains ne s’en offensent, voilà une trahison des principes hérités de Fanon et de Saro-Wiwa, mort pour la révolution. On ne lit ou n’entend de protestations contre de tels crimes que dans les médias occidentaux.
Se pourrait-il que l’avènement des Etats-nations en Afrique, en isolant les intellectuels les uns des autres, et en ancrant leur symbolique dans le nationalisme, contribue à la régression du public intellectuel en Afrique ? Il est aussi clair que le déclin de l’intellectuel en Afrique, de même que dans la plupart des nations naissantes, est du au monopole occidental sur les médias. L’Afrique manque de journaux, de réseaux de télévision, d’éditeurs dont l’influence dépasse les frontières nationales. De plus, la presse occidentale et les intellectuels installés en Occident – New York, Paris, Londres – ont une légitimité plus grande que leurs homologues africains.
Outre qu’elle avance la question de la crise d’implication de la part des écrivains africains, l’Expédition Rwanda soulève aussi des craintes quant à la nécessité qu’il y ait un public africain et à la légitimité des intellectuels africains auprès de ce public. J’ai déjà mentionné les difficultés posées par les Etats qui, plus qu’à l’époque coloniale, isolent les écrivains les uns des autres ou les réduisent au silence. Les écrivains africains de différentes nationalités se sentent plus rapprochés les uns des autres à Paris, Londres ou New York qu’à Kinshasa, Bamako ou Kigali. La plupart des Africains ont pris connaissance du génocide rwandais par les médias occidentaux, qui ont couvert l’événement à travers le prisme des stéréotypes habituels d’Afro-pessimisme, d’exotisme, et de tribalisme. Que ce soit dans les articles du Monde, du Guardian, ou du New York Times, on ne comprend jamais que les Tutsis et les Hutus sont semblables aux Israéliens et aux Palestiniens, aux Serbes et aux Bosniaques, aux Hindous et aux Musulmans en Inde et au Pakistan. Les luttes territoriales, nationalistes et idéologiques en Afrique sont perçues comme des guerres tribales, alors qu’ailleurs, des luttes similaires sont décrites de façon moins péjorative ou dédaigneuse.
Un an après le génocide au Rwanda, quand les livres commencèrent à sortir, la seule voix africaine était celle de Wole Soyinka. De manière prévisible, celle-ci a reçu une moindre attention que des livres écrits par des Européens avec un point de vue européen, comme celui de Philip Gourevitch, Nous avons le plaisir de vous informer que demain, nous serons tués avec notre famille. Et comme par ironie, c’est un article de Soyinka paru dans le New York Times qui a légitimé l’approbation de ce livre par un intellectuel africain. On finit par se demander si, en admettant qu’il y ait eu un large public en Afrique, le livre de Soyinka, Open Sore of a Continent, ne serait pas resté dans l’ombre d’écrivains américains et européens sur le Rwanda. On a aussi le sentiment que les Africains ne peuvent pas compter sur la presse et les écrivains européens et américains pour débattre de façon adéquate de leurs problèmes de droits de l’homme. Et que, en l’absence d’un public pan-africain, les violations des droits de l’homme continueront à l’échelle nationale.
A l’époque coloniale, les problèmes des droits de l’homme se limitaient à l’occupation de la terre par les colonisateurs et à l’oppression qu’ils faisaient subir aux natifs. Les poètes et écrivains avaient la possibilité de dénoncer de tels abus depuis les cercles parisiens et londoniens où ils étaient les plus écoutés. Aujourd’hui par contre, quand les Africains s’entre-tuent dans des Etats indépendants, leurs souffrances semblent éloignées des capitales européennes, et d’une capitale africaine à l’autre. Il est donc urgent de bâtir une sphère publique alternative, pan-africaine, capable d’affaiblir l’autonomie des Etats-nations et l’hégémonie des Européens et des Américains dans les médias, dans le but d’éclairer les problèmes des droits de l’homme en Afrique.
Mon point de vue n’est certes pas ici de dénier tout sens à la critique des violations des droits de l’homme émanant de l’Europe ou des États-Unis. Au contraire, comme je l’ai montré, le mouvement de protestation de Saro-Wiwa contre la Shell Oil Company et contre la dictature nigériane a dû son succès à ses relations avec les organisations pour la défense des droits de l’homme à l’Ouest. La capacité de Saro-Wiwa à mobiliser de telles organisations pour une cause comme celle du peuple Ogoni, a forcé les médias européens à prêter attention à ce mouvement, et à faire pression sur Shell et le Nigeria. Il est vrai aussi que l’Expédition Rwanda dont il est question ici est venue d’Europe, même si les écrivains et intellectuels sont d’origines africaines. L’Expédition a été subventionnée par la Fondation de France et par le ministère français des Affaires étrangères, ce dernier support ayant légitimé la mission des écrivains auprès du gouvernement rwandais. (Si les écrivains africains avaient été sponsorisés par un autre pays africain, le gouvernement rwandais aurait été moins réceptif.) Les institutions françaises ont aussi permis aux écrivains de publier leurs œuvres, et ont donc ouvert aux voix africaines un espace important où traiter du génocide rwandais.
Finalement, si l’on regarde la tragédie vécue par Safiya Hussaini au Nigeria du Nord, on s’aperçoit que le seul mouvement prenant sa défense émane d’Europe et des États-Unis. Le tribunal islamique de l’état du Sokoto au Nigeria a condamné Safiya à la mort par lapidation parce qu’il l’a jugée coupable d’adultère et d’avoir eu un enfant en dehors du mariage. Le gouvernement fédéral du Nigeria a refusé d’intervenir afin de sauver la vie de Safiya face à cette application primitive de la Charia. Il n’existe pas d’espace crédible en Afrique, à la télévision ou dans les journaux, à partir duquel des écrivains, des intellectuels et des artistes africains pourraient organiser une protestation contre le sort de Safiya, et contre la lâcheté avec laquelle le gouvernement nigérian lui a tourné le dos.
Il apparaît clairement, dès lors, que si le monde ne vient pas en aide à Safiya, elle sera tuée en vertu d’une loi archaïque mise en place par des fanatiques religieux. Les médias occidentaux – la BBC et Radio France Internationale en particulier -, ont fait leur possible pour que l’histoire de Safiya reste à la une. Quelques sites internet, comme Afrik.com, ont aussi mis en place des forums de discussion pour informer les gens et les rallier à sa cause.
Mon argument en faveur d’une sphère publique africaine est, cependant, d’empêcher que des affaires comme celle de Safiya ne tombent aux oubliettes lorsqu’elles ne sont pas relayées par les médias occidentaux. Le point de vue des intellectuels africains en Afrique est important pour combattre la représentation que l’on fait en Occident du continent, comme étant le cœur des ténèbres, du tribalisme et des maladies infectieuses. L’engagement des écrivains africains pour le respect des droits de l’homme en Afrique constituera aussi la meilleure forme d’autodétermination, le meilleur espoir de défaite de l’afro-pessimisme, et la meilleure protection des citoyens du continent contre la violence ethnique et contre les abus perpétrés par des dictateurs et des fondamentalistes religieux.
L’Expédition Rwanda nous apprend encore ceci, que les Africains doivent briser leur silence quant aux violations des droits de l’homme. Comme l’avance Djedanoum, se taire, c’est considérer tous les crimes de la même manière : naturels et normaux. Les écrivains africains doivent rompre leur silence afin de prendre leur place dans le monde. Certes, écrire collectivement sur un problème comme l’ont fait les auteurs de l’Expédition Rwanda est une façon d’attirer l’attention sur celui-ci. Une sphère publique peut aussi être constituée par le truchement des médias, comme réseau télévisuel pan-africain qui concurrencerait en Afrique la chaîne américaine CNN, la française TV5 et la BBC anglaise. La communication autour des problèmes des droits de l’homme sera aussi facilitée par la création de journaux pan-africains avec des contributions éditoriales régulières d’intellectuels africains. Finalement, comme nous l’avons vu avec l’Expédition Rwanda, les écrivains et artistes africains devraient organiser des rencontres autour des questions des droits de l’homme dans différentes villes africaines afin que leur présence soit vraiment ressentie.
Tournons-nous à présent vers l’Expédition R wanda elle-même, afin d’analyser quelques difficultés inhérentes à un tel projet. D’abord, comme je l’ai souligné, l’expédition est arrivée au Rwanda en 1998, quatre ans après que le génocide a eu lieu. Comme le dit une jeune femme dans le documentaire tourné sur le voyage des écrivains,  » Quand le génocide était en phase préparatoire, pourquoi vous et d’autres écrivains n’avez pas écrit à ce sujet ? J’aurais aimé que vous fissiez preuve de cette solidarité avant que le génocide n’eut lieu.  » (Nous ne sommes plus morts).
Arrivés tard sur le terrain, les écrivains ne pouvaient adopter qu’un style d’écriture réfléchi, c’est-à-dire conscient de sa propre distance avec l’événement historique sujet de l’écriture. Ils n’avaient aucune connexion avec les événement, sauf au travers du traumatisme du souvenir. Ils ont dû, par leur écriture, négocier une certaine culpabilité. Dans Murambi: Le livre des ossements, le roman écrit par Boubacar Boris Diop, Cornélius, le personnage principal, rentre chez lui quatre ans après le génocide pour découvrir que son propre père avait fomenté les massacres de Tutsis dans une école où ils étaient censés être à l’abri des extrémistes Hutus. Pour ajouter à sa peine, Cornélius apprend que son père a trahi ses propres femmes et fils, la mère et le frère de Cornélius, en même temps que les autres Tutsis qui ne se doutaient de rien. Le sentiment de culpabilité de Cornélius est dès lors double : son père hutu a participé au génocide et il n’a rien pu faire pour empêcher la mort de sa mère tutsi, victime impuissante, ni celle de plus de 800 000 Rwandais pendant ces terribles journées su 7 au 15 avril 1994. Comme le dit un autre personnage à Cornélius,  » certaines personnes se sentent coupables d’avoir survécu au génocide. Ils se demandent quels péchés ils ont commis pour être toujours en vie.  » (p.182)
Dans un sens, les écrivains de l’Expédition sont comme Cornélius, embarrassés de leur action à retardement, et se retrouvent face à la tâche de demander pardon à la fois aux morts et aux survivants. Dans la préface de son livre Moisson de crânes, Abdourahman A. Waberi s’excuse d’écrire sur le génocide car les mots sont inappropriés à décrire ce qu’il a vu pendant son court séjour au Rwanda. Il n’a laissé publier le livre que dans l’espoir que les mots serviront à se souvenir de ceux qui sont morts :  » Que peut faire l’écrivain sinon invoquer, juste un instant, les âmes et la présence de ceux qui sont décédés, sinon les toucher et les caresser de mots et de silences timides, et voler à leur côté, comme un oiseau, puisqu’on ne peut plus partager leur destin.  » (p14). Pour Véronique Tadjo aussi, dans L’Ombre d’Imana: voyage jusqu’au bout du Rwanda, le plus difficile pour une personne visitant le Rwanda après le génocide est de vivre avec partout la présence de la mort :  » Les particules du massacre flottent dans l’air. Les morts accusent les vivants qui se servent encore d’eux. Les morts veulent retourner à la terre. Ils s’insurgent. Ils veulent se fondre dans la terre.  » (p.27)
Le but d’écrire sur le Rwanda est donc de demander pardon pour les morts, et d’aider les survivants à guérir et à préparer la réconciliation. Il y a une scène de deuil dans le film de François Woukoache, où des gens se rassemblent au cimetière pour une cérémonie annuelle en mémoire des morts. Les femmes sont vêtues de blanc et elles chantent les mots d’un long poème qui souligne le sentiment de tristesse et le traumatisme des survivants du génocide rwandais. Lorsque la caméra balaye doucement la fosse commune d’une bout à l’autre en suivant le rythme de la chanson, le spectateur devient acteur du rituel funéraire et commence à ressentir la douleur des Rwandais. Le poème début ainsi : Je me rappelle de toi./C’est la deuxième fois que nous allons enterrer les nôtres,/morts sans que nous ayons pu les aider,/et qui sont enterrés en des lieux inconnus.  »
L’identification avec les morts et les vivants dans cette scène révèle en fait la manière la plus efficace de représenter le génocide au Rwanda. Elle contraste avec d’autres scènes du film, et avec les romans écrits pendant l’expédition, qui dépeignent des amoncellements d’ossements humains dans les écoles et les églises où ont eu lieu les massacres. S’il y a une leçon artistique à retenir de l’Expédition Rwanda, elle concerne la manière de présenter ce crime horrible et d’aider les survivants à surmonter leur traumatisme. Pour moi, la plupart des représentations réalistes de crânes humains et d’autres preuves du génocide brident l’imagination et bloquent le spectateur sur l’idée de pouvoir du mal.
La scène de deuil dans Nous ne sommes plus morts, au contraire, tire sa force esthétique de rituels traditionnels de deuil qui parlent directement aux morts, et de l’utilisation symbolique d’une fosse commune pour représenter les autres. La scène est aussi efficace grâce au respect témoigné au mort en ne dévoilant pas sa nudité dans les lieux publiques.
Tadjo aussi a eu recours au mythe traditionnel et au réalisme magique dans son roman L’Ombre d’Imana afin de rendre le génocide vivant pour le lecteur. Dans une scène magistrale, elle décrit la colère d’un homme mort qui revient punir les vivants. Cet homme, qui fut décapité pendant le génocide, en voulait aux survivants de ne l’avoir pas enterré convenablement. Son châtiment consista en une pluie torrentielle qui dura des jours et des nuits. Les vivants firent appel à un devin pour voir s’il pouvait arrêter la pluie. Le devin parla avec respect au mort, lui demanda pardon pour toute la souffrance endurée avant de mourir, et promit de l’enterrer comme il fallait et de le laisser reposer en paix. La pluie cessa quand le devin se tourna vers les vivants et dit : « vous devez enterrer les morts selon nos rituels; enterrer les corps desséchés, les os vieillissants à l’air libre. Vous ne devrez garder que le souvenir d’eux. » (p.56)
Le devin ici est aussi l’écrivain africain, que Tadjo décrit ailleurs dans le roman comme quelqu’un qui « pousse les gens à lui prêter l’oreille, à exorciser les souvenirs enfouis. Il peut mettre du baume sur la déchirure, parler de tout ce qui apporte un peu d’espoir. » (p.38) Tadjo critique ici le gouvernement rwandais pour avoir exposé autant de corps à l’air libre afin de prouver que le génocide avait eu lieu. Pour Tadjo, ne pas enterrer les morts constitue un manque de respect de la dignité humaine, et une invitation à commettre d’autres génocides. « Les Hutus ont peur des Tutsis parce qu’ils sont au pouvoir. Les Tutsis ont peur des Hutus parce qu’iils peuvent s’emparer du pouvoir. La peur est demeurée sur les collines. » (p.38)
Nombre d’écrivains de l’Expédition Rwanda, en fait, ont mis leur engagement social et artistique au service de la réconciliation entre les Tutsis et les Hutus. C’est pour cela que les personnages principaux de ces romans sont souvent de parenté mixte hutu et tutsi. Dans L’aîné des orphelins, de Tierno Monénembo, Faustin est un garçon de 15 ans dont la mère est Tutsi et le père Hutu. Au début du roman, ses parents sont tués par des extrémistes hutus et lui est emmené en camp de concentration, tenu en joue par un enfant soldat tutsi qui l’accuse d’être un génocideur. Le reste du roman (bien que le scénario ne soit pas linéaire) raconte l’épreuve de Faustin comme membre de gang à Kigali, puis dans un camp de détention pour jeunes gens, et finalement en prison avec une accusation de meurtre pour laquelle il attend son exécution. Le roman décrit le Rwanda d’aujourd’hui comme étant toujours occupé à déterminer qui est Hutu et qui est Tutsi. En même temps, c’est un enfer pour des enfants comme Faustin. Cela aussi montre l’absence de volonté du gouvernement actuel de dépasser le génocide.
Pour d’autres écrivains de l’Expédition Rwanda, l’écriture conduit à faire sien le point de vue tutsi parce que ceux-ci sont, par-dessus tout, les victimes. Chaque Hutu est aussi vu comme un agent potentiel du génocide. Le rôle de l’écrivain devient alors d’aider les Tutsis à reconstruire le souvenir du génocide ; de le graver pour servir de preuve contre les révisionnistes et les négationnistes ; et de le documenter comme un événement singulier pour que les générations futures s’en souviennent. Je voudrais revenir ici sur ce que j’ai appelé les travers imprévus de la théorie de la violence de Fanon, pour aborder ce que je considère être une totale identification de l’écrivain avec le Tutsi considéré comme victime. Un des problèmes majeurs qui se posent aux Etats africains, lorsqu’ils passent au régime démocratique aujourd’hui, concerne les droits humains des minorités ethniques. Nous avons vu qu’au Nigeria, le peuple ogoni et d’autres petits groupes ethniques sont invisibles dans la lutte pour le pouvoir qui oppose le  » Nord musulman  » au  » Sud chrétien « , Hausa, Yoruba et Igbo. Au Zimbabwe et en Afrique du Sud, les droits de la minorité blanche sont inextricablement liés au problème de la distribution des terres et à la démocratie. Comment l’écrivain s’identifie avec l’état de victime d’un groupe minoritaire n’est donc jamais une question simple – pas même dans le cas des Tutsis au Rwanda.
Je fus donc surpris de découvrir que certains écrivains de l’Expédition Rwanda ont fait un parallèle avec le modèle israélien pour décrire l’expérience Tutsi au Rwanda. Pour le génocide, ils ont utilisé des expression comme  » holocauste « ,  » Shoah tutsi « ,  » solution finale « ,  » plus jamais « ,  » diaspora tutsi « ,  » négationniste et révisionniste « . Les écrivains furent aussi influencés par les travaux sur l’holocauste d’écrivains juifs comme Primo Levi et Elie Wiesel. Finalement, ils ont permis que leurs écrits justifient le point de vue que les Tutsis sont les victimes permanentes, même si un gouvernement dirigé par des Tutsis occupe le pouvoir. Cette logique de victime permanente tutsi mobilise tout le pays contre un seul ennemi – les extrémistes Hutus au Rwanda et en RDC – au détriment de la reconstruction de la nation, de la paix et de la réconciliation. Le texte qui succombe à cette identification totale à l’idéologie du parti dominant au Rwanda est Le génocide expliqué á un étranger, par Jean-Marie Rurangwa. Dans ce livre, l’auteur nous rappelle que la première tentative de génocide des Hutus à l’encontre des Tutsis remonte à 1959. Elle a conduit à l’exil des Tutsis en Ouganda, en Tanzanie et au Congo. Depuis, les Hutus ont transformé les Tutsis en démons étrangers, parasites, en serpents dont le pays doit se débarrasser. 1994 fut donc l’année de la « solution finale », à savoir tuer tous les Tutsis du Rwanda. Pour toutes ces raisons, Rurangwa affirme que nous devons garder à l’esprit le souvenir de la « Shoah tutsi ».
Comme je l’ai mentionné à propos de la théorie de Fanon sur la violence de l’oppressé, ce type d’identification totale avec l’idée que les Tutsis sont les seuls à mériter justice, aveugle notre sens critique lorsqu’eux-même commettent des violations des droits de l’homme. Adopter de manière inconditionnelle le modèle israélien pour les Tutsis empêche également l’écrivain de critiquer le Front populaire rwandais (FPR) pour avoir envahi la RDC et y avoir commis des atrocités qui sont aujourd’hui bien documentées. Pour le FPR, les soldats rwandais sont entrés en RDC à la suite des Interhamwe, les extrémistes hutus qui ont commis le génocide de 1994. Mais le fait est que ce faisant, ils ont tué plusieurs centaines de milliers d’innocents, et déplacé un nombre incalculable de gens. Sept ans d’une guerre dévastatrice au Congo, qui ne donne aucun signe d’affaiblissement…
Le modèle israélien suppose en fait une sorte d’absolutisme ethnique qui est incapable du type de réconciliation que l’on a vue en Afrique du Sud. Quand les Tutsis font appel au génocide pour se dégager de tout reproche dans leur conflit avec les Hutus Interhamwe, ils annihilent toute possibilité de réconciliation et de coexistence pacifique avec les Hutus qui rejettent l’idéologie du FPR. Ce que rejettent les Rwandais, c’est en fait la démocratie, parce que leur pays restera en guerre aussi longtemps que les groupes ethniques ne reviendront pas sur leur demande de statut spécial. En même temps, la guerre entre Hutus et Tutsis au Rwanda et au Congo a détruit l’économie des deux pays, et le futur de ses enfants.
Dans Murambi, un des textes les plus difficiles de l’Expédition Rwanda, Boris Diop fait dire à l’un de ses personnages « Ce ne doit pas être facile pour ceux qui ont souffert autant, de faire le tri, de laisser par-devers soi le pire pour ne se rappeler que le meilleur. » (p.143). Pour ce personnage, la capture et le jugement de ceux qui ont perpétré le génocide suffirait à guérir les Rwandais du traumatisme qui les afflige actuellement. Mais l’histoire doit continuer, et un nouveau Rwanda doit naître. C’est pourquoi un autre des personnages de Boris Diop, Cornelius, dit que, « aussi horrible que ce soit, il y a une vie après le génocide, il est temps de passer à autre chose. » (p.224).
L’Expédition Rwanda nous laisse oser rêver à une vie nouvelle, et à un espace pour les littératures africaines. Après l’esclavage et la colonisation, la maladie et les violations des droits de l’homme sont parmi les plus graves crises auxquelles l’Afrique doit faire face aujourd’hui. Le rôle des intellectuels auprès du public est crucial pour dénoncer de telles violations et prétendre à la démocratie et à la tolérance.

Traduit de l’anglais par Frédéric Lecloux
Pour plus d’information, consultez les pages Rwanda, disponible en page d’accueil du site///Article N° : 2254

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