L’Armée du Salut, d’Abdellah Taïa

Pouvoir errer malgré la violence du monde

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En sortie dans les salles françaises le 7 mai 2014, le premier film de l’écrivain marocain Abdellah Taïa, adaptation de son troisième roman, fut présenté à la Mostra de Venise de 2013. Il marque par sa cohérence et sa puissance d’évocation.

Rangez au placard vos idées reçues sur le Maroc : ce film est tout le contraire des clichés. Le Maroc est lumineux et riche en couleurs ? Il est ici sombre et en demi-teintes. Le Maroc est fait de bruit et de rythme ? Il est ici silencieux et lancinant. Les Marocains sont gentils et accueillants ? Domine ici la violence des rapports entre les êtres, tous exerçant la manipulation ou y étant soumis. Triste tableau ? Non, plutôt un constat lucide mais sans jugement, à la fois intime et obscur. Un état de la pulsation à l’œuvre où des êtres font fi des rituels et des interdits qui préservent l’ordre social pour entrer dans la transgression.
Ces êtres, ce sont deux frères : Slimane et Abdellah, car ce récit est autobiographique, adaptation ou plutôt mise en images du livre éponyme du même auteur. Abdellah a quinze ans. Il n’est pas le mignon garçon qui éveillerait les sens mais un ado en éveil, tout simplement. Il s’introduit dans la chambre de son frère aîné pour en sentir les draps, les sous-vêtements, se lover sur son lit. Figure masculine alternative au père violent et inconsistant, Slimane, qui passe son temps à draguer les serveuses, est l’objet du désir d’Abdellah. Pour satisfaire ses envies sexuelles, celui-ci se laisse prendre sans un mot par les hommes, mais nous n’en verrons rien car si la sensualité est présente dans l’omniprésence des corps renforcée par la stylisation du décor, l’acte ne sera pas visible à l’écran : destiné au départ à une société qui ne l’accepterait pas, le film ne peut l’imposer à son public.
Mais c’est aussi par choix esthétique que l’épure domine, dans une totale cohérence. Le cadre privilégie les visages et la peau. La musique laisse place à une bande son puisant dans la quotidienneté. Le jeu des acteurs et les dialogues sont ramenés au minimum. Le récit avance par ellipses que le spectateur remplira à son gré. Les plans sont volontiers fixes et un rythme s’impose qui n’est pas à confondre avec de la lenteur car il donne le temps de se mettre au diapason du ressenti des êtres. Cela serait ennuyeux sans un grand travail sur l’image : avec Agnès Godard comme chef opérateur, celle qui éclaire et cadre par exemple les films de Claire Denis, Abdellah Taïa a pu aller à l’essentiel, ôter toute fioriture pour donner à sentir le mouvement des êtres même s’ils ne se déplacent pas, cet espace de tension que l’on nomme désir.
C’est là qu’est la transgression, bien plus que dans l’homosexualité revendiquée de l’auteur qui se met ici en images sur plusieurs étapes de sa vie. Car ce désir n’a pas droit de cité alors que les êtres crèvent de pouvoir l’exprimer, montent ou descendent le son de la télévision quand on y voit une sérénade égyptienne, cette même chanson que l’on entendra en fin de film lorsqu’un échange d’humanité est enfin possible entre deux êtres, le salut évoqué par le titre.
Il s’agit dans ce film, comme dans la scène en bateau, de passer d’une rive à l’autre. L’eau est omniprésente, pour la faire couler sur la peau ou pour se laver de la boue ambiante, car personne n’est innocent dans ce film, ni ceux qui utilisent Abdellah pour assouvir leurs pulsions, ni le père qui ne sait pas les dominer et ferme les yeux sur celles des autres, ni le passeur qui en tire profit, ni la mère qui possède et rejette, ni même Abdellah qui devra en passer par la manipulation pour rompre avec sa famille et son pays, afin de pouvoir errer en d’autres territoires identitaires.
Cette errance n’est pas seulement celle des homosexuels mais celle de tous ceux qui transgressent : l’homosexualité n’est pas ici un cas à part, elle est là, tout simplement, au même titre que toutes les recherches de soi pour vivre son être au monde. Loin d’être provoquant ou scandaleux, L’Armée du Salut joue à la manière d’Ozu des non-dits pour exprimer la violence du quotidien et les tentatives des êtres pour y échapper et modifier leur destin. C’est ainsi qu’il atteint cette intensité qui fait qu’il s’inscrit à jamais en nous.

///Article N° : 12198

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© Les Films de Pierre
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