« Inventer au delà des mots » – Abdellah Taïa-
Lors du 13e festival international de littérature qui a eu lieu à Toulouse du jeudi 22 au dimanche 25 juin 2017, deux rencontres ont été l’occasion d’entendre les écrivains Abdellah Taïa, Omar Benlaala, Néhémy Pierre-Dahomey et Négar Djavadi exposer leurs stratégies pour déjouer les assignations identitaires.
Face à un pouvoir qui nomme, désigne, qualifie et demande des réponses aux questions que les gens ne se posent pas forcément, ces auteurs proposent dans leur pratique littéraire ce que le sociologue Habib Samrakandi, modérateur de l’une des rencontres, nomme des « stratégies identitaires ». Ces tentatives mises en oeuvre pour dépasser les assignations se transforment parfois en « victoires » lorsqu’elles permettent de dépasser l’enfermement engendré par « des systèmes de pression constante ».
« Il est hors de question de laisser l’ignorance de l’autre m’enfermer ». Pour Abdellah Taïa, qui se définit en trois temps comme « marocain, musulman, homosexuel », il s’agit d’une question centrale dans son écriture. « Quand j’écris un livre, j’essaie de ne pas venir à l’écriture avec des interdits ou des conceptions de l’identité qui viennent d’en haut. » Auteur de plusieurs livres, il présentait notamment à Toulouse son dernier ouvrage Celui qui est digne d’être aimé, paru en janvier 2017 au Seuil. « Il faut que j’invente au-delà des mots. »
Pour Négar Djavadi, « c’est l’autre qui vous fait étranger, iranien, … mais nous avons énormément en commun avant que ces questions n’arrivent. C’est l’autre qui fait quelque chose qui n’est pas vous » commente cette cinéaste française née en Iran, qui signe son premier roman Désorientale aux éditions Liana Lévi. « En France, on me décrit souvent un Iran que je connais pas… » Elle a quitté son pays natal à l’âge de 11 ans après l’accession au pouvoir de l’ayatollah Khomeini. « Il existe aussi un autre Iran que l’on oublie souvent, celui des années 1970 de mon enfance. » Négar Djavadi refuse d’entériner les termes d’un débat qu’on voudrait lui imposer : « est-ce que je suis étrangère ? Je n’en sais rien, cela ne me concerne pas. »
Néhémy Pierre-Dahomey, auteur haïtien d’un premier roman intitulé Rapatriés, a mis au point une autre stratégie : « la ruse que j’utilise lorsque l’on me pose des questions sur l’identité, la langue, est de répondre qu’il s’agit de questions très universelles. Les êtres humains sont tellement différents partout que l’on se ressemble dans cette différence là. »
Abdellah Taïa, qui a grandi dans une famille de 9 enfants à Salé au Maroc, puise lui dans le vécu de son enfance. Il y trouve dans des moments de liberté et de transgression partagées avec ses soeurs « une vérité intime et collective » allant à contre-courant d’une représentation attendue du monde. « Leurs transgressions se faisaient dans la vraie vie, derrière cette vision politique que nous avons de nous-mêmes. A moi de dire mes soeurs comme des êtres libres. J’essaie de me souvenir de la vraie liberté, pas de celle que j’ai besoin de quémander. Ici on me dit que j’ai le droit d’être homo, mais j’existais déjà comme homosexuel avant » souligne-t-il. « La liberté ne peut pas être uniquement définie sur des critères français ».
« Il est très facile de résumer les gens à un mot, mais derrière chacun de nous, il y a toute une histoire » ajoute Négar Djavadi. « Mon histoire, celle de mes soeurs, celle de ma mère,… j’estime que ce sont cela les éléments de la grande Histoire, et non l’autre Histoire, celle d’Hassan II, de la France… Il y a de la folie dans la façon de résister. Pour moi, l’histoire se situe là : être avec les fous jusqu’au bout. »C’est peut-être un peu de cette folie qui a permis à Abdellah Taïa d’« arriver à dire : je suis pauvre, je suis PD, j’ai le droit d’exister. Et la langue coloniale ne me fait pas peur, je vais l’utiliser. » Il ajoute : « le rôle des écrivains, comme moi, est de rappeler que les transgressions existent au-delà du pouvoir ».
Transgressions pour Abdellah Taïa, décalage pour Omar Benlaala. Lorsqu’il présente son livre La barbe dans lequel il raconte son parcours de jeune déscolarisé, son apprentissage accéléré de l’islam, ses voyages pour apprendre à prêcher, puis sa fréquentation du monde de la nuit parisienne, à des jeunes « les questions ne sont pas forcément attendues ». Ses interlocuteurs s’intéressent à sa déscolarisation. « Ils me demandent comment ont réagi mes parents… » raconte Omar Benlaala, qui se présente comme ayant officiellement arrêté l’école en classe de 3e et officieusement en 5e. « Ils sont aussi intéressés par la prise de drogue et les discothèques. Les enseignants insistent souvent sans succès sur la partie portant sur ma fréquentation de la mosquée, qui intéresse finalement peu les jeunes. »
Ce décalage entre les thèmes suscitant un réel intérêt et les thèmes imposés structure son dernier ouvrage L’Effraction. Omar Benlaala a écrit ce livre suite à la parution du livre d’Edouard Louis, Histoire de la violence, « paru en janvier 2016 en plein débat sur la déchéance de nationalité, après les attentats du Bataclan, dans un contexte de forte stigmatisation » rappelle Omar Benlaala. Edouard Louis y raconte la rencontre entre son personnage principal et un jeune homme d’origine algérienne Réda qui aboutit à l’agression et au viol du premier par le second. Le personnage de Réda, bien qu’omniprésent, n’y a quasiment pas la parole. Pour Omar Benlaala, « ça était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. »
« J’ai parlé de ce livre avec des jeunes avec lesquels je travaille pour savoir ce qu’il pensait de la répresentation qui pouvait être faite d’eux. L’un d’eux a proposé d’aller casser la gueule à l’auteur. J’ai proposé que l’on ouvre un espace de dialogue. » Les éditions du Seuil qui avait publié La barbe dans la collection Raconter la vie dirigée par Pierre Rosanvallon ont refusé ce manuscrit étant également la maison d’édition d’Edouard Louis. C’est aux éditions de L’Aube que L’Effraction paraît en août 2016.
Le personnage de Réda y rencontre un sociologue qui l’interroge dans le cadre d’une enquête « sur la sexualité des Français issus de l’immigration ». « Réda essaie de répondre aux questions qu’on lui pose, mais il s’aperçoit que ces questions n’ont pas de sens pour lui. Il est partagé entre les questions qu’on lui pose et celles qu’il se pose » décrit l’auteur. « On pense que les jeunes issus de l’immigration doivent définir leur identité culturelle, nationale, décider si ils sont avec nous ou contre nous, mais Réda, ce jeune français d’origine kabyle âgé de 20 ans se pose des questions liées à son âge bien plus qu’à sa culture. »
Il est inquiet quant à sa capacité à trouver une compagne, étant persuadé d’être un éjaculateur précoce. Omar Benlaala raconte que ce qui intéresse les jeunes à qui il présente L’Effraction, ce sont principalement ces questions ayant trait à la sexualité, à la masturbation… Quant au personnage de Réda, « le sociologue lui apprend finalement que ce qui est important, ce sont les questions qu’il se pose lui-même. »
Le premier roman de Néhémy Pierre-Dahomey ne s’appuie pas comme c’est le cas pour les autres auteurs sur un socle autobiographique. Il revendique « un roman écrit pour être un roman », une histoire de femmes, de maternité et d’adoption écrit par ce trentenaire « même pas père ». Rapatriés met en scène la tentative ratée de Belliqueuse Louissaint d’émiger aux Etats-Unis et son installation au lieu-dit Rapatriés en Haïti suite à l’échec de son départ. « En écrivant, je redoutais le moment où j’allais devoir m’expliquer sur les déterminants socio-culturels de mes personnages. Mes personnages cherchent toujours à dépasser le contexte. Ce qu’ils ont à affronter relèvent plus de l’humanité des personnages que du contexte. »
Ses personnages changent souvent de noms, ce à quoi s’ajoute l’emploi de surnoms, « cela révèle des changements intérieurs » commente Néhémy Pierre-Dahomey, qui a aussi changé plusieurs fois de prénoms au cours de sa vie et a récemment complété son nom de famille. Un signe formel qui laisse à penser que l’identité se définit avant tout par celui qui la porte.