Installé en Ouganda, Edouard, un restaurateur hollandais (interprété par Marco Bosato, le chanteur le mieux payé des Pays-Bas) perd sa femme dans un accident de voiture. Ce début larmoyant installe le film dans le sentimentalisme et prépare la suite. Abu, le fils d’une de ses employées, grand copain de son propre fils, est enlevé par des rebelles pour servir dans leur « armée sainte de libération nationale ». Et, sous la pression de son fils, voilà Edouard qui senfonce dans la jungle à la recherche de l’enfant perdu. Ce héros téméraire est d’abord freiné par Valérie, l’animatrice d’une ONG d’aide aux enfants, mais elle le soutiendra ensuite, impressionnée par sa détermination. Outre cette mise en scène éculée du héros blanc au secours du petit Noir, le film opère un parallèle sur le parcours de l’enfant soldat en une série de suspenses dont la durée renforce la tension : Abu est d’abord forcé de tuer son père, puis il devra affronter un de ses camarades à qui tue l’autre le plus vite, enfin il devra massacrer des villageois dans une église. Vers la fin du film, une petite se sacrifie pour sauver la vie d’Edouard selon un suspense proprement hitchcockien : le spectateur sait ce que ne sait pas le héros. Et ça dure jusqu’à l’inévitable happy end soulignée par un feu d’artifice de pacotille lorsqu’explosent les munitions livrées par les méchants Blancs.
Ces suspenses sont hautement manipulateurs. Alors que les procédés de mise à distance d’Hitchcock lui permettaient de faire de ses films des analyses des mécanismes de propagande et forgeaient l’esprit critique du spectateur, les suspenses de bas de gamme de L’Armée silencieuse ne sont que de laides mises en spectacle de la violence du monde. Elles sont profondément immorales, dans la lignée du fameux travelling de Kapo sur le suicide d’une femme sur la clôture électrifiée d’un camp de concentration, que Rivette dénonçait comme fasciste. Si Hitchcock est un cinéaste moral, c’est parce qu’il laisse au spectateur l’autonomie que L’Armée silencieuse lui retire entièrement, et cela au nom d’une pseudo-morale malheureusement largement partagée et que résume Valérie : « ce qui importe est ce qu’on fait et non pourquoi on le fait », renforcée par une citation en fin de film : « Ne pas parler c’est dire quelque chose, ne pas bouger c’est agir ». Exclure le pourquoi, c’est exclure la pensée au nom de l’action. Attention danger ! C’est justement le moteur de tous ces films dénonciateurs et bien pensants qui ne font que renforcer les clichés et les malentendus qu’ils croient contrarier.
Ainsi donc, montrer c’est agir, alors montrons, même si c’est en construisant une fiction dont les ressorts sont hautement discutables pour ne pas dire amoraux : une opposition sans vergogne entre les bons et les méchants, l’utilisation des enfants comme argument sentimental, la manipulation de l’émotion au détriment de la compréhension, mais aussi la caricature des mouvements de rébellion africains. Car la guérilla caricaturée sans explication ni contextualisation dans ce film est celle de la Lord Resistance Army (l’armée de résistance du Seigneur) encore active sous la direction de Joseph Kony en Ouganda, qui a succédé à la Holy Spirit Army (l’armée du St Esprit) d’Alice Lakwena. S’il est clair qu’elles sont hautement condamnables par les exactions qu’elles ont pu commettre et leur embrigadement forcé d’enfants soldats, elles ne sont pas pour autant le produit d’une violence intrinsèque à l’Afrique.
Les Indépendances africaines ont laissé la place à des formes de pouvoir presque partout destinées à perpétuer l’emprise des grandes puissances sur le Continent. Destinées à favoriser un développement que la colonisation avait lourdement hypothéqué, l’aide économique et l’assistance technique ont servi à rétablir une tutelle politique qui perdure encore aujourd’hui. Les répressions et corruptions afférentes ont créé un vide rendant impossible l’exercice d’une pratique politique locale où les populations pourraient exprimer leurs problèmes et chercher des solutions collectives. La sorcellerie et la divination ou bien l’adhésion à des leaders tribalistes et à des sectes ont souvent rempli ce vide. Dans ce cadre, l’armée a eu pour fonction de déstructurer les populations rurales pour imposer l’ordre central et isoler les mouvements d’insurrection qui se militarisent pour résister. En Ouganda, ces populations n’ont, depuis la révolution de palais de Milton Obote en 1969, connu que des régimes autoritaires dont la violence culmina avec la dictature d’Idi Amin Dada (1971-78), lequel supprima tous les partis. C’est dans le nord de l’Ouganda, en pays Acholi, qu’Idi Amin avait recruté le gros de ses troupes, qui retournèrent chez elles à la chute du régime, se livrant à de catastrophiques exactions. Face à cette violence, la sorcellerie se développa.
En août 1986, une jeune femme, Alice Auma, s’est mise à lever en pays Acholi une « armée du St Esprit » pour obéir aux ordres d’un esprit chrétien nommé Lakwena dont elle était le médium. (1) Il s’agissait d’un mouvement moral et religieux qui, pour s’opposer à la militarisation des rapports sociaux à l’uvre dans le pays, en empruntait les codes et la discipline. S’appuyant sur la supercherie et adoptant les pires méthodes militaristes, cette rébellion qui s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui au point de menacer le pouvoir central ne peut être soutenue ni admise mais elle doit être comprise comme une réaction civique au néocolonialisme international et aux répressions nationales. Dans L’Armée silencieuse, elle n’est plus que le produit de l’intérêt d’un tyran imbécile, caricature d’une violence aveugle et sans contexte.
1. Cf. Heike Behrend, La Guerre des esprits en Ouganda, 1985-1996, le mouvement du St Esprit d’Alice Lakwena, L’Harmattan 1997, traduit de l’allemand par Olivier Barlet.///Article N° : 8682