Le Chaos (Heya Fawda)

De Youssef Chahine et Khaled Youssef

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Au niveau énergie, Le Chaos (Heya Fawda), c’est du Chahine pur : on retrouve sa patte à chaque image, sa façon de cadrer les visages pour centrer sur les regards, le rythme endiablé d’une caméra mouvante et d’un montage serré, des envolées lyriques en quelques traits de violons, des personnages exubérants à la limite de la caricature mais dont l’humanité – fussent-ils des horribles – n’est jamais déniée, un scénario à l’emporte-pièce qui entremêle à plaisir méandres amoureux et dénonciation politique, une savante alchimie de suspens et de scènes dialoguées puisant allègrement dans le cinéma de genre, une empathie insistante pour la verve populaire et l’utopie toujours répétée que le peuple aura le dernier mot.
Chahine revient ainsi volontiers au mélodrame cher aux comédies musicales égyptiennes dans sa définition première : une tragédie du peuple. Des personnages typés se débattent pour s’aimer dans une intrigue violente mais, à la différence du mélo, les coups ne sont pas ceux du sort : ce sont ceux du pouvoir. L’innocente Nour aime Cherif, le beau procureur vertueux, mais un homme la voudrait pour lui : Hatem, le policier véreux craint et détesté dans le quartier de Choubra qu’il régente d’une main de fer. Il applique pour cela la brutalité de ses méthodes de maintien d’un ordre corrompu, autarcique et arbitraire. Chahine fait feu de tout bois dans sa critique du pouvoir et en profite pour y ajouter sa révolte habituelle contre la morale imposée, suggérant par la bouche d’une étudiante que le « cinéma propre le barbe » et filmant avec un malin plaisir les prostituées rassemblées dans une cellule.
Là où il va loin, et nettement plus loin que dans Silence on tourne (2001) qui semble le plus proche de Le Chaos au niveau du style, c’est qu’il privilégie l’ambiguïté au-delà des ficelles du genre, sa vision humaniste ne masquant rien de la cruauté des hommes de pouvoir. Il n’hésite pas à filmer de face la torture et la violence. Lorsqu’Hatem venge son dépit amoureux sur les corps suspendus de ses prisonniers, la légèreté burlesque du film tourne au cauchemar mais on le verra aussi se ridiculiser avec une chemise à fleur et une perruque pour tenter de plaire à Nour. Sans doute est-ce cette façon de brouiller les références dans des messages contradictoires qui font la force et l’intérêt de Le Chaos. La fiancée snobinarde de Cherif, Sylvia, danse avec un modèle dans une boîte en répétant les gestes de la scène d’anthologie de Pulp Fiction, mais cela débouchera sur un aveu terrible qui replonge le film dans le drame. Cette alternance systématisée participe du rythme autant que du fond, car ce discours sur l’humain reste contradictoire. Le film finit par une explosion triomphale et ludique mettant en scène le respect du droit allié au pouvoir du peuple mais sa dernière touche sera pour le repentir du méchant et une note fleur bleue qui nous ramène à la confiance de Chahine dans la bonté intrinsèque de l’homme. « Pour moi, l’Homme est bon à la base, dit-il, mais si tout d’un coup il se prend pour Dieu, alors là on devrait le tuer… »
« Tu m’as aimé, mais pas tel que je suis », lâche Cherif à sa mère lorsqu’il fait sa valise. Les sentiments en jeu et les relations sociales du quartier de Choubra sont à tout moment un microcosme de la société égyptienne. Dans cet entrelacs d’espoirs, d’amour et de drames, Chahine ne cesse de dénoncer un pouvoir incapable d’entendre l’aspiration démocratique d’un peuple et qui le maintient dans la pauvreté, les chimères des barbus, la misère sexuelle et les tabous, la répression de l’Etat visible dès le générique dans le matage d’une manifestation. Mais il le fait sans slogans, notamment en campant des femmes fortes à qui il laisse toute leur charge érotique : « Il y a toujours une Baheya (le personnage féminin de El Asfour dans Le Moineau) dans mes films ». A 81 ans, le vieux maître malade qui cosigne Le Chaos avec son assistant et scénariste préféré Khaled Youssef, a la vitalité d’un jeune premier et sait la faire passer.

///Article N° : 7171

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