Quid depuis Muna Moto, le chef-d’uvre de Jean-Pierre Dikongué Pipa, seul film camerounais primé au Fespaco où il reçut l’Etalon de Yennenga ?
La comparaison entre ce film devenu classique, traduit en vingt-deux langues, et ce qui est aujourd’hui proposé aux cinéphiles étale l’état d’un cinéma camerounais passé des lumières aux ombres.
Il eût pourtant pu en être autrement, le Cameroun étant l’un des tout premiers pays africains à s’être engagé dans la voie du cinéma. L’aventure commence en 1962 à Paris, avec un court métrage de Jean-Paul Ngassa intitulé Aventure en France. Il décrit en 26 minutes et sur 35 mm noir et blanc la vie des étudiants camerounais en métropole. Ngassa et Philippe Brunet qui le co-réalisent saisissent combien ces futurs cadres africains sont à la fois émerveillés et dépaysés par un pays aux nouveaux modes de vie. Dès lors s’engage un long travelling qui va se poursuivre de façon soutenue jusqu’aux années 80 : plus de 75 films seront produits (tous formats confondus) dont près de la moitié sur fonds publics. Cette période de grande productivité correspond en effet avec la création et la croissance du Fonds du développement de l’industrie cinématographique (FODIC).
Créée en 1973, cette société para-étatique symbolise l’investissement, le soutien des pouvoirs publics à la production cinématographique nationale. Non seulement par des financements directs, mais aussi au travers d’une billetterie organisée et contrôlée : pour renflouer les comptes du FODIC, une loi crée une taxe sur les billets d’entrée dans les salles de cinéma.
Mais le FODIC n’est pas que financement, il est aussi logistique. La société s’est dotée d’un matériel de tournage d’excellente qualité, qu’elle met à la disposition des cinéastes. Ainsi pris en main, le cinéma camerounais ne tarde pas à connaître ses heures de gloire. Si Alphonse Beni est l’un des réalisateurs les plus prolifiques avec neuf longs métrages en 14 ans, pour la plupart des films d’action (Fureur au poing, Les Mecs, Les flics et les P
, Dance my love, Saint-voyou, Anna Makossa, Coup dur, Cameroon Connection, etc.), c’est surtout Daniel Kamwa et Jean-Pierre Dikongue Pipa qui se distinguent le premier avec Pousse-pousse et le second avec Muna Moto, tous deux réalisés en 1975.
Pousse-Pousse est une comédie-ballet. L’histoire d’un conducteur de triporteur – communément appelé au Cameroun pousse-pousse – qui veut épouser Rosa, l’élue de son cur. Mais il doit d’abord payer la dot à papa Bisséké, qui compte tirer le maximum de profit de cette coutume. Le mariage aura finalement lieu, mais seulement grâce à la complicité des surs des deux fiancés. Il sera célébré selon un rituel moderne à la mairie, et selon un rituel traditionnel au village. L’histoire est racontée à travers » des personnages typiques et caricaturaux, et est enrichie de scènes folkloriques très colorées « . De style ambigu, ce film ignoré des critiques a cependant obtenu un incroyable succès populaire, non seulement au Cameroun, mais aussi dans de nombreux pays africains.
Muna-Moto, lui, aura un autre parcours. S’inspirant de la même problématique, Jean-Pierre Dikongue Pipa la développe avec plus de rigueur et moins de concessions. Muna-Moto (L’enfant de l’autre) est en fait une tragédie poétique sur l’amour de deux jeunes gens brisés par les abus de pouvoir des aînés, par le système de la dot et par un mariage forcé. Ngando et Ndomé s’aiment. Ngando introduit une demande en mariage et on lui rappelle qu’il doit s’acquitter selon la tradition de la dot. Orphelin, il s’adresse à son oncle qui, lui, décide d’épouser la jeune fille afin de régler ses espérances de fertilité. Les jeunes gens devancent le destin et font un enfant. L’oncle sépare le couple et garde l’enfant.
En dépit de moyens extrêmement limités, Dikongue Pipa réussit à produire un chef-d’uvre. A la fois réquisitoire contre le système traditionnel de la dot et réflexion sur le pouvoir en Afrique, le film dénonce le primat des moyens financiers sur les valeurs coutumières. Salué par la critique, il décroche le premier prix au Fespaco en 1976.
Parmi cette première génération de cinéastes camerounais, s’illustre une seule et unique femme. Journaliste de formation, Thérèse Sita Bella, réalise en 1963 Un tam-tam à Paris, reportage sur les danses traditionnelles au Cameroun et le séjour en France de l’Ensemble national camerounais qui s’est produit au théâtre Sarah Bernhardt à Paris . Arthur Si Bita tourne Les Coopérants en 1983, une fable moderne sur sept étudiants ayant accepté d’abandonner leur confort citadin pendant les vacances pour s’intégrer à la communauté d’un petit village de forêt. A travers des histoires d’amour, des chansons et même une enquête judiciaire, ils dénoncent les agissements de Nti, un haut fonctionnaire à la retraite.
Urbain Dia Moukouri réalise La Brûlure en 1982, Jean-Marie Teno Bikutsi Water Blues (L’eau de misère) en 1988, Arouna Njoya Une si belle vie en 1981, Jules Takam L’appât du gain en 1981, Jean-Claude Tchuilen Suicides en 1983, etc.
A la fin des années 80 et le début des années 90 apparaît une deuxième génération de cinéastes. Certains bénéficieront des derniers financements publics à travers un FODIC déjà en proie à des difficultés de gestion et qui disparaîtra en 1991. Ils ont pour chef de file Bassek Ba Kobhio, dont l’uvre majeure Sango Malo ou Le Maître du canton a été sélectionnée au festival de Cannes en 1991 dans la catégorie « Un certain regard ».
Bassek y déroule la vie de Bernard Malo, jeune instituteur affecté à l’école de Lebamzip. Un village planté en plein cur de la forêt équatoriale. Malo est un jeune homme libertaire aux conceptions subversives qui passe avec ses élèves autant de temps dans les champs qu’en classe. Ce faisant, il met en place un rapport éducatif moderne au grand désespoir du directeur de l’école. L’affrontement est inévitable. La tâche de Malo se complique du fait de l’hostilité du chef et de ses notables. Cette hostilité est d’autant plus irréductible que Malo a décidé de regrouper les paysans au sein d’une coopérative, après avoir introduit des matières telles que l’éducation sexuelle et la politique à l’école. Le petit village vivra des moments à la fois merveilleux et terribles. Au final, la mutation de Bernard Malo est décidée.
Jean-pierre Bekolo tourne en 1992 Quartier Mozart, une comédie où une jeune fille et sa grand-mère dialoguent en meublant leurs échanges de contes improvisés. La grand-mère qui possède des pouvoirs surnaturels transforme sa petite fille en homme. Celui-ci va alors se lancer dans une série d’aventures amoureuses. Mais le regard du personnage est et demeure celui d’une jeune fille.
La décennie 90 voit le déclin des fonds publics. Les cinéastes font de plus en plus appel à des capitaux privés, bien parcimonieusement distribués. La productivité s’en ressent. Seule la vieille garde bénéficie de la confiance des bailleurs de fonds. Ce seront encore Teno, Dikongue, Kamwa et Moukouri les plus prolifiques. Bassek Ba Kobio ne tournera qu’une fois en 1995 Le Grand blanc de Lambaréné.
Se situant dans la même tranche d’âge que Bekolo (ils sont tous deux nés en 1966), François Woukoache sort en 1998 Fragments de vies, série de fables situées dans les bas-fond d’une ville d’Afrique équatoriale, une espèce de zone indéfinie, où la nuit venue, les gens semblent retrouver une vitalité qui explose dans les discothèques et les bars.
De jeunes cinéastes souvent bien formés mais sans moyens fourbissent leurs armes dans le court métrage sur support numérique (cf. l’article d’Yvette Mbogo). Des femmes font leur entrée dans le métier : Yolande Ekoumou tourne son premier long métrage, un documentaire ; Joséphine-Bertrand Tchakoua tourne Fanta en 2001, sur les tribulations conjugales d’un jeune couple mixte désargenté. En plus des tourments causés par l’impécuniosité d’un mari photographe en mal de travail, Fanta, l’épouse, fait face aux ingérences d’une belle-sur un peu trop possessive. Incompréhensions, scènes de jalousies, disputes, réconciliations sont le lot quotidien de ce couple franco sénégalais.
Les cinéastes souffrent du manque d’infrastructures. Jusqu’aux années 70-80, le Cameroun disposait de 77 salles de cinéma réparties dans toutes les provinces du pays. Aujourd’hui, il n’en reste plus que six dans les villes de Douala (04), Bafoussam (01) et Yaoundé (01). Le Capitole de la capitale a été fermé en 2003 pour cause de loyers impayés.
Le cinéma souffre du manque de personnels qualifiés, de projectionnistes mal formés ou seulement sur le tas, de l’absence de cameramen pour le 35 mm, le centre de formation de la télévision nationale à Ekounou en banlieue de Yaoundé ne formant les cameramen qu’en télévision. Si les réalisateurs et autres scénaristes sont de mieux en mieux formés, il n’en est pas de même des comédiens, pour la plupart des amateurs, alors que des Gérard Essomba, Eric Ebouaney, Maka Kotto ou Félicité Wouassi sont internationalement reconnus.
Où en est la politique cinématographique nationale que le décret n° 98/003 du 08 janvier 1998 laissait espérer, portant organisation du ministère de la Culture avec une Direction du développement de la cinématographie et des productions audiovisuelles ?
Heureusement, s’ouvrent des voies d’espoir. Depuis 1985, Bassek Ba Kobhio a mis en place les Ecrans noirs des cinémas d’Afrique francophone, une manifestation destinée à montrer au public camerounais des films réalisés par les Africains : chaque année, des films inédits et des rencontres avec réalisateurs et acteurs. En marge des projections, les Ecrans noirs développent des formations de journalistes à la critique de cinéma et des classes du cinéma où des jeunes peuvent se familiariser avec la production, la réalisation et l’écriture de scénario.
Le terrain est fertile pour un renouveau du cinéma camerounais.
Après avoir été directeur de publication du bimensuel L’Estafette, Jean-Marie Mollo Olinga est journaliste collaborateur à Mutations et correspondant permanent d’Afrique Magazine. Il préside Cinépresse, Association camerounaise des journalistes critiques de cinéma. ///Article N° : 3523