Le festival « Panafricana, les mille Afriques du cinéma à Rome » a consacré une importante rétrospective aux films italiens de l’époque coloniale qui représente une parenthèse de courte durée mais néanmoins encombrante pour la mémoire du pays. Un public encore peu nombreux par rapport à la grande curiosité que devrait susciter une première de ce genre, a pu redécouvrir une douzaine de longs-métrages tournés entre 1928 et 1942 et qui constituent l’essentiel d’un cinéma confiné aux oubliettes. (1)
L’aventure coloniale italienne, qui est finalement une mésaventure pour bien des aspects, reste une page très controversée dans l’histoire de l’Italie contemporaine. Après avoir dû se battre pendant de longues décennies pour sa propre indépendance et son unité politique (1861), la jeune nation italienne aspire à une place dans le rang des grandes puissances européennes. Son expansion coloniale est censée être aussi le remède miraculeux aux revendications et aux problèmes de tout un peuple. Déjà en ces temps-là, quand de nombreux migrants s’embarquent pour Tripoli, la « belle terre d’amour » immortalisée dans une fameuse chanson, l’entreprise paraît hasardeuse, voire paradoxale. Ainsi, dans le film Christ s’est arrêté à Eboli (1979) de Francesco Rosi (inspiré de l’homonyme roman de Carlo Levi), un paysan se demande: « qu’allons-nous faire en Afrique, il n’y a pas assez d’Afrique ici ? »
L’Italie entreprend la conquête des côtes de la Mer Rouge (Erythrée) dès 1882 et s’installe en Somalie dès 1890. Après la grave défaite subie par l’armée italienne en 1896 lors la bataille d’Adoua contre les Ethiopiens – un choc indélébile dans son imaginaire collectif – l’Italie conquiert la Libye en 1911 et l’Ethiopie très tardivement, en 1936. Si le régime fasciste avait relancé avec succès un vieux rêve impérial, l’abandon forcé vers la fin de la seconde guerre mondiale, de tous les territoires d’outre-mer devient une cause majeure d’humiliation qui contribuera à mener l’Italie au refoulement de son passé colonial. Adrien Salmieri, un écrivain italien de Tunisie, décrit ainsi le sentiment de défaite des Italiens expatriés suite à l’armistice de 1943 : « Et ceux que la guerre épargna ou oublia de tuer moururent de chagrin ou de honte, maintenant qu’avoir été italien était honteux (.) Nous étions marqués au front du signe irrécusable, dévoués à la perte, à nous refuser nous-mêmes, nous autoréfuter, pour être admis par les vainqueurs ; se faire blanchir et revenir sur le territoire de la République italienne ; notre honneur, hélas, se nommait fidélité..à quoi ? ». (2)
Même dans l’après-guerre l’Italie n’arrive pas à affronter sérieusement un débat sur son douloureux passé colonial, se limitant à un regard superficiel sur un univers légendaire qu’elle préfère ne pas voir de trop près. Préférant ne pas contredire un mythe ridicule qui dépeint les Italiens comme des colonisateurs pas comme les autres – pas racistes et bien plus humains, généreux et charitables – l’Italie renonce en même temps à reconnaître les prétendus « bienfaits » d’ores et déjà évoqués par des nostalgiques de l’Afrique Orientale Italienne, y inclus certains anciens colonisés qui se sentent toujours liés sentimentalement à l’ancien colonisateur.
D’ailleurs en Italie il est impossible de trouver le film de Moustafa Akkad Omar Mukhtar, Le lion du désert (1981), qui met en scène, entre autres, les atrocités commises en Libye par l’armée italienne et la glorieuse résistance du héros Omar Mukhtar (Antony Quinn), comparable au mythique Abd-el Kader algérien. De son côté le président libyen Kadhafi continue de revendiquer une juste compensation pour le prétendu génocide perpétré en Libye par l’armée d’occupation italienne (1911-1941) alors que ses accusations sont souvent présentées dans la presse et les discours politiques italiens, comme les facéties d’un personnage excentrique et grotesque. Pourtant Kadhafi ne plaisante pas quand il fait expulser, dès 1969, les quelque 20.000 Italiens qui vivent encore en Libye – et qui attendent depuis le temps, eux aussi, des dédommagements.
La scotomisation de ce passé qui dérange permet à l’Italie de garder une position ambiguë mais originale dans l’histoire du colonialisme en Afrique. Elle escamote le mea culpa que lui demande maintenant la Libye, partenaire commercial privilégié de l’ancienne mère patrie, et se distancie en même temps des colonisateurs français et britanniques, voulant se présenter finalement comme une nation colonisatrice « repentie ».
Dans le cinéma colonial italien, qui tout d’abord a le but d’amuser le public, la propagande fasciste reste pour la plupart discrète et omniprésente. L’expérience coloniale offre aux réalisateurs italiens des occasions inattendues de faire des films d’aventure qui mettent en scène une Afrique à la fois imaginaire – avec des images de folklore orientaliste – et réelle – représentée comme une vraie galère pour l’aspirant colon italien. Malheureusement de nombreux films n’ont jamais été retrouvés. L’intérêt de ces films réside dans le témoignage précieux d’une époque complètement oubliée, qui est parfois une critique violente à l’égard de la société, dans le but de démontrer au malheureux Italien la bonne voie du salut fasciste.
Si certains films ont une valeur surtout anthropologique, comme par exemple Siliva Zulu (1928) de Attilio Gatti et Giuseppe Paolo Vitrotti, d’autres, comme Aldebaran (1935) d’Alessandro Blasetti, ou L’Escadron blanc (1936) d’Augusto Genina (qui s’inspire du roman français de Joseph Peyré), exaltent plus particulièrement la Patrie italienne comme valeur suprême, le travail, l’obéissance, l’héroïsme des Italiens qui doivent faire face à toutes sortes d’adversités, la camaraderie virile qui s’oppose aux tentations provenant des femmes et des ambitions matérielles, la mission civilisatrice de l’Italie et de l’église catholique, ainsi que la supériorité de la race italienne qui doit défendre sa pureté de tout métissage ou péril extérieur. Avec ces oeuvres le cinéaste de l’époque coloniale se veut le porte-parole des sentiments revanchistes d’un pays qui se voit persécuté et martyrisé par les autres puissances européennes « jalouses » de la gloire ancienne et future de l’Italie.
Avec Sotto la Croce del Sud (Sous la Croix du Sud, 1938), situé après la guerre d’Ethiopie (1935-36), Guido Brignone met en scène un monde colonial manichéen partagé entre le bon colon, grand, costaud, honnête, qui s’oppose au mauvais levantin de mauvaise foi qui trafique et s’enrichit aux dépens du colonisateur et du colonisé. Des Italiens provenant de toutes les régions italiennes sont représentés comme de grands travailleurs qui mettent en valeur avec leurs efforts herculéens les terres sauvages de l’Afrique orientale, en parfaite continuité avec la rectitude des anciens colonisateurs Romains. Loin de l’image du colon exploiteur, raciste et négrier auquel s’oppose le mythe de l’Italien juste plutôt bon enfant, respecté voire adoré par l’indigène; ce cinéma explique les malentendus et les ambiguïtés dans les rapports entre l’Afrique et l’Italie.
Il Grande Appello (Le grand appel, 1936) de Mario Camerini, raconte une histoire de conversion aux valeurs de la patrie de la part d’un anti-héros genre Rastapoulos, sans moralité, affairiste et séduit par les puissances capitalistes (notamment la France et la Grande Bretagne) auquel s’oppose son fils, modèle du héros fasciste. Ce père, qui gère un hôtel à Djibouti et est impliqué dans une louche affaire de trafic d’armes avec les Ethiopiens, incarne les maux les plus redoutés pour un Italien honnête : la honte et le reniement de l’identité italienne, la trahison de la Mère Patrie. Se rendant en Abyssinie pour y rencontrer le fils naturel qui se bat pieusement pour l’armée italienne, il parcourt un chemin de Damas qui le mène tout droit à la rédemption. L’on se demande si le personnage ennuyeux et hébété du fils, l’Italien modèle parfaitement encadré par le régime, pouvait séduire le spectateur autant que le père cynique et débrouillard mais bien plus réel et humain.
Finalement celui-ci meurt en bataille alors qu’il invoque la patrie retrouvée : « Italie ! Italie ! »
Scipion l’Africain (1937) de Carmine Gallone est l’allégorie des performances de l’Italie mussolinienne en Afrique et veut prouver que la grandeur de Rome est maintenant renouvelée. Ce film, dépassant largement les caricatures des aventures d’Astérix, en faite ridiculise l’image des Romains qui, vivant bien entendu dans une ère » pre-fasciste », répondent plutôt aux stéréotypes attribués aux Italiens « modernes » – manque de discipline et d’organisation, vantardise, insouciance, superficialité, maniérisme, cynisme, goût de l’improvisation, vision enfantine et parfois irréaliste du monde. Scipion est donc le deus ex machina qui rédime Rome et les Romains suite à la grave défaite perpétrée par les Carthaginois, tout comme Mussolini est le héros des Italiens frustrés dans leurs ambitions coloniales. Quant à Hannibal, il est représenté comme un pirate sauvage, un ogre méchant qui dévore les enfants.
Tout comme Kiff Tebbi (Comme tu veux, 1928) de Mario Camerini, situé en Tripolitaine à la veille de la guerre de conquête coloniale, Abuna Messias (1939) de Goffredo Alessandrini, veut démontrer l’inéluctabilité de la mission civilisatrice italienne en Afrique, voire la prédisposition des élites africaines à la colonisation bénéfique offerte par l’Italie. D’une grande valeur ethnographique, ce film raconte le voyage apostolique en Abyssinie du controversé cardinal Guglielmo Massaia (1809-1886), un important intermédiaire des intérêts italiens en Afrique orientale. Ainsi le ras éthiopien Ménélik, poussé par des ambitions de pouvoir personnelles, confie-t-il au missionnaire italien: « J’ai besoin de votre civilisation ! ».
Entre documentaire et fiction, Sentinelles en bronze (1937) de Romolo Marcellini, est le récit romancé des affrontements de Ual-Ual où les Italiens défendent des Abyssiniens les populations fidèles à l’Italie. Dans Petits Naufragés (1938) de Flavio Calzavara, treize jeunes s’embarquent clandestinement vers l’Afrique pendant la guerre d’Ethiopie (dans un chemin parcouru en sens inverse de nos jours). Ils font naufrage dans une île perdue où ils s’organisent en une petite communauté.
Avec Benghazi 1941 (1942) d’Augusto Genina et Giarabub (1942) de Goffredo Alessandrini (lui-même né en Egypte), deux films tournés en pleine guerre, nous sommes désormais très loin de la rhétorique arrogante des films des années 30. Giarabub est un fortin près d’une oasis dans le désert de la Cyrénaïque où des troupes italiennes résistent héroïquement à l’armée britannique. Le film montre comment les commandants italiens se préoccupent aussi des souffrances des indigènes, impliqués dans cette guerre qui leur est étrangère. L’on remarque une certaine morosité, le deuil pour les compagnons qui tombent nombreux dans les combats, le recueillement des blessés mais aussi le pressentiment de la fin d’un rêve colonial bref et pénible : « voyez-vous que nous aussi parfois nous sommes utiles à quelque chose ? » dit-il un médecin italien à des bédouins.
Enfin Le raccourci (1989) de Giuliano Montaldo est tiré du beau roman colonial d’Ennio Flaiano. Situé en 1936 en Ethiopie, c’est l’histoire absurde et malheureuse d’un jeune lieutenant italien (Nicholas Cage) qui viole une femme africaine et la laisse mourir.
(1) Voir à ce sujet le texte de Maria Coletti : « Il sogno imperiale: i film coloniali del fascismo (1935-1942) » (le rêve impérial: les films coloniaux du fascisme) paru dans la revue La Valle dell’Eden, n. 12-13, juillet – décembre 2004, pp. 152-165.
(2) Adrien Salmieri: Chronique des morts (Julliard, Paris, 1974). Pp. 206, 331, 332.Pour en savoir plus
Francesco Bolzoni, Il progetto imperiale. Cinema e cultura nell’Italia del 1936, Venezia, La Biennale di Venezia, 1976.
Riccardo Redi (a cura di), Cinema italiano sotto il fascismo, Venezia, Marsilio, 1979.
Mino Argentieri, L’occhio del regime. Informazione e propaganda nel cinema del fascismo, Firenze, Vallecchi, 1979.
Giampaolo Bernagozzi, Il mito dell’immagine, Bologna, Clueb, 1983. [
Marcia Landy, Fascism in Film. The Italian Commercial Cinema, 1931-1943, Princeton, Princeton University Press, 1986.
James Hay, Popular Film Culture in Fascist Italy, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 1987.
Gian Piero Brunetta, Jean A. Gili, L’ora d’Africa del cinema italiano 1911-1989, Rovereto, Materiali di lavoro – Rivista di studi storici, 1990.
Victoria de Grazia, Le donne nel regime fascista, Venezia, Marsilio, 1993.
Luigi Goglia, Fabio Grassi, Il colonialismo italiano da Adua all’Impero, Roma-Bari, Laterza, 1993.
Barbara Sòrgoni, Parole e corpi. Antropologia, discorso giuridico e politiche sessuali interrazziali nella colonia Eritrea (1890-1941), Napoli, Liguori Editore, 1998.
Ruth Ben-Ghiat, La cultura fascista, Bologna, Il Mulino, 2000.
Maria Coletti, « Il cinema coloniale », in Storia del cinema italiano 1895-2000, vol. V – 1934-1939, a cura di Orio Caldiron, Venezia, Marsilio/Edizioni di Bianco&Nero (à paraître)
(Bibliographie proposée par Maria Coletti)
Maria Coletti naît à Rome en 1969. Elle effectue un doctorat de recherche en histoire du cinéma auprès de l’Université de Rome III, avec une étude sur le cinéma africain. En 2001 elle publie aux éditions Marsilio « L’image de la femme dans le cinéma d’Afrique noire francophone ». Chercheur en histoire du cinéma colonial italien, elle travaille actuellement à la cinémathèque nationale de Rome et co-organise le festival « Panafricana, les mille Afriques du cinéma à Rome ».///Article N° : 4393