Le Complexe de Thénardier

De José Pliya

Mise en scène : Denis Marleau
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Quand l’ombre des ailes du vampire s’abat au fond des âmes

Dialogue improbable entre une servante et sa maîtresse, une fille placée et sa tutrice, une Vidomégon et sa tatie, entre une fille adoptive et sa mère, entre la rescapée d’un génocide et celle qui lui a sauvé la vie, entre une force d’avenir et un attachement au passé… Le complexe de Thénardier est une pièce du dramaturge franco-béninois José Pliya (aujourd’hui caribéen d’adoption puisqu’il dirige la Scène Nationale de l’Artchipel à la Guadeloupe) que vient de monter le Canadien Denis Marleau. Mais c’est sur le vieux continent, à Limoges, dans le cadre du 25e Festival des Francophonies en Limousin, en septembre dernier que la création du metteur en scène québécois a vu le jour.
Au-delà de la situation dramatique première qui pourrait convoquer une nouvelle variation sur le rapport hégélien entre maître et esclave, la maîtresse ne voulant pas laisser partir l’esclave qui demande son affranchissement, il y a une portée métaphorique qui prend toute sa valeur dans la perspective transatlantique qui accompagne cette création. Tandis que dans la tête de la jeune Vido qui demande à partir, poussent des rêves de ciel et de grands espaces, comme celui du « soldat aux cheveux bleus qui sent bon le Dakota« , la tête de Madame, qui refuse de la laisser s’en aller, est au contraire encombrée de souvenirs sombres à l’obscurité inarticulable. Tout se passe un peu comme si le nouveau monde affrontait la vieille Europe en une tentative de se détacher par une inexorable dérive historique des continents.
On connaît le travail scénique toujours très élaboré de Denis Marleau, avant tout fondé sur une recherche scénographique et plastique, ainsi qu’une approche de la lumière qui transcendent le plateau et font surgir des images et des atmosphères d’une extrême profondeur. Il avait déjà monté un autre texte de Pliya en 2005, Nous étions assis sur le rivage du monde…, avec une lumière éblouissante, ouvrant des perspectives d’infini maritime d’une grande beauté.
Le complexe de Thénardier que met aujourd’hui en scène Denis Marleau constitue le deuxième volet d’un véritable diptyque : la lumière azurée du rivage maritime laisse place à un jeu de clair-obscur intérieur. Il y a en effet quelque chose de très picturale dans les images scéniques que travaille Denis Marleau et les deux mises en scène sont à mettre en regard l’une de l’autre, tant elles développent un effet de contraste saisissant. Deux univers se répondent : les horizons bleutés du nouveau monde de Nous étions assis… et les fenêtres fermées de la maison claquemurée du Complexe de Thénardier, le jour et la nuit, l’ouverture, l’appel du large et la fermeture, l’enfouissement… Les Amériques et le vieux continent peut-être ? Le rivage du monde et son ensoleillement versus les Thénardier et l’obscurité de l’aube…
Le titre de la pièce convoque ces tenanciers d’auberge qui incarnent dans le roman de Victor Hugo l’avarice et la méchanceté, celles d’un couple de harpies qui ne veut jamais rien lâcher et causera le malheur de Fantine, utilisant Cosette sa fille comme une monnaie d’échange, de chantage même et exploitant sans scrupule sa force de travail. Or il y a bien dans la pièce de José Pliya cette superposition inquiétante entre le monde du négoce, du commerce et le pouvoir du langage, comme si les mots que s’échangent les deux protagonistes, avaient une valeur monétaire. Rien ne se passe, pas d’action, un enfermement et un affrontement entre deux femmes qui ne se lancent que des mots à la tête et pourtant toute la dynamique de la pièce toute l’énergie dramatique s’appuie sur les échafaudages linguistiques et la dentelle rhétorique que tissent les deux femmes pour notre plaisir de spectateur. Cet édifice que construit Madame autour de Vidomégon afin de la retenir est un chef-d’œuvre d’intelligence arachnéenne. Et il faut ici rendre hommage au travail musical des comédiennes dont le timbre des voix très contrasté rythme avec justesse les joutes verbales. Leur jeu donne de la chair à ce qui pourrait paraître artificiel si Christiane Pasquier ne convoquait avec une extrême beauté de femme des années 40 la dignité d’une mère prête à toutes les compromissions pour protéger les siens et si Muriel Legrand ne se glissait avec beaucoup de naturel dans la silhouette naïve de la jeunesse des années 2000.
Denis Marleau convoque les deux femmes autour d’une cène dont les apôtres sont absents, le vin y est noir comme une tasse de café et le pain rose comme le blé de la mort-aux-rats. Cette cène vide se meut en table d’autopsie, non pas pour disséquer un corps, mais pour découper au scalpel avec une finesse et une minutie nauséeuse, ces liens infimes qui se tissent entre les êtres et les attachent les uns aux autres à l’insu de leur conscience. Denis Marleau a rejeté tout traitement psychologique de la pièce pour l’inscrire dans un registre très cinétique, voire cinématographique. Le décor planté en toile de fond, fonctionne comme une membrane plus ou moins translucide derrière laquelle s’agitent des ombres inquiétantes et retentit également un bruit de guerre assourdissant que l’on ne perçoit qu’à l’entrebâillement de la porte coulissante quand Madame l’ouvre pour rentrer du dehors et qu’à son tour à la fin de la pièce Vido sort et laisse le chaos extérieur s’engouffrer dans la salle. La fantasmagorie des ombres qui filtrent au travers des fenêtres de fond convoque un univers noir et blanc à la Fritz Lang, comme si ces formes projetées étaient celles d’un Nosferatu qui embrasserait dans ses ailes maléfiques de toile d’araignée la boîte à illusion du théâtre. Car il y est bien question de vampirisme. Ce vampirisme du dedans, cet abîme de souffrance qui creuse les êtres, aspire leur humanité de l’intérieur ouvrant le gouffre vertigineux de la solitude.

Mise en scène : Denis Marleau
Avec Christiane Pasquier et Muriel Legrand
Conception lumière : Xavier Lauwers
Scénographie : Denis Marleau, assisté de Françis Laporte.
Conception Vidéo : Stéphanie Jasmin
Régisseur conseil vidéo : Pierre Laniel
Composition musicale : Nicolas Bernier et Jacques Poulin-Denis
Conception costumes : Isabelle Larivière
Maquilleur coiffeur : Angelo Barsetti
Directeur technique : Francis Laporte
Conception et régie sonore : Jules Beaulieu
Assistant à la mise en scène : Martin Emond
Régie générale : Manu Yasse
Administratrice de tournée : Bérengère Deroux
Directeur de production : Daniel Cordova
Création
Septembre 2008
Au Festival des Francophonies en Limousin, Limoges : les 25, 26, 27
Octobre 2008
Au Phénix, Scène Nationale de Valenciennes : les 2 et 3
Au Théâtre Le Manège, Mons du 7 au 12
Au Théâtre Varia, Bruxelles du 16 au 18 et du 22 au 25
Janvier 2009
Au Théâtre de l’Espace GO, Montréal du 6 au 28
Une coréalisation du manège.mons/Centre Dramatique / CECN (Belgique), du Festival des francophonies en Limousin (France), de UBU, compagnie de création (Montréal), du Théâtre de l’Espace Go (Montréal), du Phénix / Scène Nationale de Valenciennes (France), du Théâtre Varia / Centre Dramatique de la Communauté française Wallonie Bruxelles (Belgique),
Avec l’aide de la CITF.///Article N° : 8110

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