Tissages et métissages au théâtre

Une esthétique de résistance

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Les personnages noirs ont longtemps été absents des scènes françaises et européennes. Il faut attendre le Romantisme pour voir apparaître la figure du métis, personnage tragique conforme aux goûts de l’époque, toujours joué par des acteurs blancs. Le contraire n’est pourtant pas possible – même aujourd’hui, les acteurs noirs et métis peinent à trouver des metteurs en scène qui fassent abstraction de la couleur de la peau. Il faudra attendre les travaux de Peter Brook pour penser la scène autrement, comme un espace de rencontre et de métissage de l’humanité. Cette position est aujourd’hui revendiquée aussi par nombre de dramaturges africains.

La flamme vient de la cire blanche,
de la mèche noire, elle n’est ni cire,
ni mèche, elle est lumière
(Mario Serviable)

En dépit des tribulations de l’histoire, qui depuis la Renaissance ont étroitement enchaîné l’Afrique à l’Europe, le théâtre occidental s’est longtemps enfermé dans une image blanche, une représentation de lui-même qui projetait les personnages dans une enveloppe charnelle nécessairement européenne. Les personnages noirs, qu’il s’agisse d’esclaves ou de rois africains, n’avaient leur place au théâtre que dans des contextes très particuliers. Difficile de mettre en scène ces personnages exotiques et colorés sans évoquer la traite et l’esclavage, sujet tabou et censuré qui n’existera pleinement que dans les expressions scéniques de propagande soutenues par le gouvernement révolutionnaire après l’abolition de 1794.
Quant à l’Afrique, elle n’est pas un sujet du théâtre français. Elle n’arrivera sur scène qu’à la fin du XIXe siècle avec la conquête coloniale. Aussi les Africains sont-ils très absents du théâtre classique français et n’apparaissent souvent que comme des figures utopiques de roi ou d’ambassadeur – c’est la figure du Maure. L’Africain au théâtre n’est pas un esclave. Cette image de roi qu’on lui donne sert le sujet de l’altérité. On évacue la question morale et politique de l’esclavage pour inventer un personnage puissant qui subit pourtant un amour impossible, pris dans la dualité de sa négrité et de la haine de lui-même qui l’empêche d’être aimé. Ce héros à la face sombre est joué à l’époque par des acteurs blancs qui se noircissent le visage. Voilà qui explique que les acteurs noirs ou métis d’aujourd’hui ne trouvent pas de rôles dans le répertoire et se voient bien souvent cantonnés à jouer l’Autre, l’Othello, le Maure tragique.
Un peu d’histoire
Il faut attendre l’arrivée des temps romantiques, aux lendemains révolutionnaires, pour voir surgir les premiers héros métis en France. Il s’agira même d’un personnage dramatique dont la dualité irréductible et spectaculaire cristallise l’identité romantique au point que les détracteurs du courant, opposés au Cénacle et à Victor Hugo, critiqueront en ces termes ce qu’ils jugent être l’extravagance romantique du Nègre d’Ozanneau, une pièce où un esclave révolté fomente un soulèvement :
 » Il paraît qu’on veut établir un genre de littérature fusionnaire, Le Nègre est de cette école qui s’énerve en essayant un mélange du beau et du fantasque, et l’union entre le bon et le mauvais goût. Cette littérature-métis (sic) sera rejetée par tout le monde. Nous devons recommander à tous les acteurs de ce drame de mieux se noircir, et de mieux ajuster sur leurs têtes leurs toisons de laine.  » (Le Corsaire, le 1er novembre 1830)
Les métissages qu’on redoutait déjà avant 1789 se sont multipliés avec l’abolition de l’esclavage et la fin de l’interdiction des mariages mixtes jusqu’en 1802, le Code Noir n’ayant plus cours. Noirs et mulâtres se firent aussi plus nombreux en métropole à l’époque révolutionnaire. Certains étaient venus en délégation pour défendre les droits de leur communauté, d’autres s’étaient engagés dans l’armée révolutionnaire et beaucoup avaient suivi leurs maîtres qui étaient rentrés en France accompagnés de leur domesticité noire. Les sang-mêlé, comme on disait à l’époque, apparurent bientôt comme une réalité quotidienne en métropole. (1) En 1824, un journaliste de la Pandore relève la présence nombreuse des hommes de couleurs dans Paris :  » On en trouve de tant de nuances différentes dans nos assemblées, que cette mine doit être inépuisable « . (2)
Qu’il soit biologique ou culturel, le métissage devient une préoccupation littéraire de premier plan sous la Restauration. Cependant, loin de lutter contre le préjugé de couleur, on l’accepte comme une fatalité et on voit dans le mulâtre un être irrémédiablement rejeté de la société. Sa double appartenance le condamne au malheur et à la solitude. En lui se mêlent la fougue sombre du sang africain et la dignité pure du sang blanc, cette dualité déchire son cœur, d’autant que son apparence le rejette de la société des Blancs comme un paria et que, si jamais au sein de ce milieu qui l’attire un amour vient à ravir son âme, ce ne sera qu’une source supplémentaire de souffrance.
Le métissage romantique
Ourika, dont la duchesse de Duras raconte, en 1824, la pathétique histoire dans un petit roman à succès, avant qu’il ne soit repris au théâtre, inaugure le prototype de ce personnage tragique. Certes, elle n’est pas mulâtre, mais son éducation en fait une  » Négresse blanche « , une métisse culturelle, partagée entre son origine africaine, cette couleur qui la trahit, et les valeurs morales qu’on lui a inculquées dans le milieu aristocratique où elle a grandi :
 » La société me jette de son sein… Mais ai-je demandé à y venir dans ce monde qui n’était pas fait pour moi… Ma figure me fait horreur… J’y vois le signe de ma réprobation… seule, toujours seule… Et jamais aimée… (…) Partir… Où aller ? quand je retournerais dans ma patrie, là, encore, je serais isolée : qui m’entendrait ? qui pourrait me comprendre ? non, je n’appartiens plus à personne, je suis étrangère à l’humanité tout entière…  » (3)
Avec Le Mulâtre et l’Africaine de Frédéric et Laqueyrie, la même année, on retrouve la même solitude, la même souffrance dans le personnage de Jeaufre qui traîne sa peine sans fin. Il n’est pas simplement mulâtre par le sang, tout dans son port, sa mise et son langage en fait un homme distingué, seul sa couleur révèle sa condition. Frédéric et Laqueyrie le décrivent comme très différents des bons Nègres de la plantation et précisent dans une didascalie :
 » Jeaufre est entièrement vêtu à l’européenne ; son costume est décent, et ses manières, à la fois graves et nobles, doivent contraster fortement avec les sauts et les contorsions de ses compagnons d’esclavage, qui le pressent et l’entourent, en donnant les signes de la joie la plus vive et la plus bruyante.  » (Acte I, scène 8)
Le mulâtre a  » cultivé ces arts brillants qui font les délices et l’orgueil des Européens « , mais  » le sang africain qui bouillonne dans (ses) veines « ,  » la couleur qui souille (son) front  » le condamnent à ne trouver  » dans ce qui fait le bonheur des hommes qu’une source de larmes et de désespoir  » (I, 9).
Jeaufre, comme Ourika, définit un nouveau type de personnage tragique qui ne peut que séduire les romantiques, tant il répond aux valeurs profondes qu’ils attachent au drame. Paria solitaire, au ban d’une société qui refuse de le comprendre et d’admettre sa différence, fatalement condamné à souffrir et à aimer sans retour, déchiré par les forces contradictoires qui l’animent, naturellement piégé entre grotesque et sublime, le métis incarne le héros romantique.
Bug-Jargal, le premier héros romantique qu’imagine Victor Hugo en 1828, a les mêmes obsessions et les mêmes douleurs qu’une Ourika ou un Jeaufre. Cependant l’adaptation théâtrale ne parviendra pas à rendre cette dimension. Les contraintes de la censure obligent les auteurs à dissocier le héros du roman d’Hugo en deux personnages distincts. Le conflit intérieur de Bug-Jargal explose sur scène, réparti entre Bugg le nègre, et Félibb le naturel de Java, dont on apprend, seulement au deuxième acte, qu’il est mulâtre puisque sa mère, Zaïde, était une esclave noire. Il faut dire que le héros de Victor Hugo va beaucoup plus loin que les autres, il y a en lui la révolte. La torture intérieure induit chez lui une véritable énergie révolutionnaire.
En revanche, dans la pièce, si l’un et l’autre sont parfaitement cultivés et jouissent d’une parfaite éducation européenne, Bugg défend la cause de ses frères de race, tandis que Félibb se range du côté des Blancs. Mais bientôt, celui-ci doit admettre qu’en dépit de sa culture tout européenne, de son statut d’homme libre et de son engagement auprès des Hollandais, le sang noir, pourtant à peine visible, qui coule dans ses veines, lui interdit la société des Blancs.
Métis au théâtre
On comprend alors pourquoi Othello apparaît aux yeux du Cénacle comme le personnage emblématique du drame moderne. En 1829, Alfred de Vigny fait jouer à la Comédie-Française son More de Venise. C’est avant tout une adaptation de l’œuvre de Shakespeare, mais c’est aussi le premier drame romantique à s’immiscer sur les planches de la scène nationale. On retrouve dans Othello ce métis culturel en marge de la société, en dépit de tous les efforts qu’il déploie pour s’y faire accepter. Ses exploits militaires en font un général acclamé ; il s’est hissé seul au sommet de la hiérarchie de Venise, mais il reste un More, et, comme époux de Desdémona, sa couleur n’inspire que mépris et dégoût.
Avatar du personnage d’Othello dont il a hérité le tiraillement intérieur, le métis devient un des grands héros du théâtre romantique, car il a l’avantage sur le Maure de pouvoir être joué par un Blanc à peine grimé. En 1824, la plupart des comédiennes en vue avaient refusé le rôle d’Ourika, car comme pour interpréter Othello, il fallait se passer le visage au jus de réglisse. Mais, le métissage évacue ces problèmes de maquillage. Et les sang-mêlé du drame romantique ouvrent bientôt la voie à une tradition du nègre blanc. Il faut en effet bien peu de chose à l’acteur blanc pour passer pour métis et ce thème sera au cœur de toute une série de mélodrames au XIXe siècle, comme L’esclave Andréa de Maillant et Legoyt (1837), Le Marché Saint-Pierre de Camberousse et Antier (1839), Le Planteur de Saint-Georges (1839), Maria de Soucher et Laurencin (1839), Le Code noir de Scribe (1842) ou encore Le Tremblement terre de la Martinique de Dennery (1840), L’esclave à Paris de Carmouche et Laya (1841) et bien sûr le fameux Chevalier de Saint-Georges de Mélesville et Beauvoir (1840), autant de pièces qui mettent en scène des personnages de métis dont on ignore bien souvent l’origine et qui passent même parfois pour blancs avant d’être rattrapés par l’ordre des colonies où il faut justifier de son droit à la liberté.
Cependant, le héros métis reste l’Autre absolu qui ne trouve sa place nulle part. L’altérité identitaire qui le définit sur la scène en tant que personnage rejoint curieusement le sort réservé aux acteurs de couleur. Le Soudanais Habib Benglia qui fut un des premiers acteurs noirs du théâtre français incarna bien sûr des personnages d’Africain dans les mises en scène de Gaston Baty, mais il fera surtout carrière en jouant les moricauds de service, l’Hindou de Haya, l’homme des bois du Loup de Gubbio, le chanteur ambulant du Simoun, etc. Les acteurs métis qui participèrent par la suite à l’histoire du théâtre français, et dont on pouvait penser que leur apparaître les dispenserait d’être enfermés dans la représentation du  » Nègre « , comme le Franco-sénégalais Daniel Sorano qui travailla avec Jean Vilar ou Georges Aminel, premier acteur de couleur au Français, jouèrent essentiellement des basanés de tout poil, représentant presque toujours l’Autre. Une situation dont a particulièrement souffert Georges Aminel qui, en 1972, a démissionné de la Comédie-Française où il était pensionnaire et a fini par quitter le métier. Profondément déçu, il confiait à Marion Thébaud lors d’un entretien paru dans Le Figaro du 20 juin 1979 :
 » Je suis trop blanc, trop noir, le cheveu trop crépu ou pas assez. Bref, des amis qui me veulent du bien me demandent pourquoi je ne joue pas Othello mais jamais pourquoi je n’interprète pas Macbeth. C’est bien simple, j’ai passé mon temps à me barbouiller et à prendre un accent. Les faits sont là : j’ai débuté dans un rôle de Polynésien muet et depuis je ne compte pas les personnages de chamelier juif, brésilien ou arabe que j’ai endossés. Alors, si parce que mon père est Antillais, je dois toute ma vie incarner des Sud-Américains explosifs ou des Indigènes fanatiques, je préfère arrêter.  »
Métissage et incarnation scénique
Dans le répertoire européen, les grands héros sont vus comme nécessairement blancs : Roméo, Hamlet, Richard III, Macbeth, Néron, Titus, ou Dom Juan, Juliette, Antigone, Bérénice ou Phèdre. Ce sont les travaux de Peter Brook qui ont amené à penser la scène autrement, comme un espace de rencontre et de métissage de l’humanité, un espace où l’homme entreprend de se raconter dans toute sa diversité, sans que le théâtre ne se construise des contraintes généalogiques pour justifier telle ou telle ressemblance. Hamlet peut être noir et son père blanc, Juliette peut être blanche et son père noir… L’acteur nous raconte un personnage, il s’en saisit, il entre dans la peau du personnage, revêt une identité qui n’est pas la sienne, mais qui aurait pu l’être et ce n’est pas le personnage qui entre en lui, c’est lui qui entre dans le personnage. Ainsi rien n’est impossible à l’acteur, Bakary Sangaré peut interpréter le rôle de Vitez, comme l’a prouvé Daniel Soulier dans un magnifique spectacle donné au Studio-Théâtre de la Comédie-Française en 2003.
Bien des comédiens métis aujourd’hui, comme Paya Bruneau, Christine Sirtaine, Élisabeth Soba, Jean-François Fagour et d’autres, dénoncent le ridicule de cette frilosité des metteurs en scène, incapables de voir au-delà de la peau des acteurs. Vincent Byrd Lesage qui est breton, mais dont le père est Noir-américain, revendique sa double appartenance alors que certains metteurs en scène le trouvent trop noir pour jouer un Blanc et d’autres trop blanc pour jouer un Noir. (4)  » Que le Noir soit, soit ! Mais que l’acteur soit noir, cela ne va pas de soi « , comme le dit Vincent Byrd Lesage. C’est que le métissage au théâtre doit se jouer ailleurs que dans une appartenance ethnique ou identitaire. Il se joue dans la conception même que l’on se fait du jeu de l’acteur et du travail d’interprétation. La société contemporaine est une société multiculturelle et le public du théâtre est traversé par cette pluralité. Le théâtre ne peut donc continuer de se cramponner à une image eurocentriste de lui-même qui serait complètement décalée et désuète. Si le théâtre classique se joue encore aujourd’hui, c’est qu’il a quelque chose à dire au public sur leur époque. Cette actualité du théâtre classique ne peut oblitérer la réalité plurielle du public auquel il s’adresse. Le théâtre a la responsabilité de dire le métissage. De plus en plus de jeunes metteurs en scène, comme Frédéric Fisbach, (5) Duncan Donnellan, Jean-François Sivadier, Serge Tranvouez ou Irina Brook, s’engagent vers cette esthétique et enjambent allégrement la notion de réalisme ou de cohérence généalogique pour travailler manifestement sur des distributions métissées,  » arc-en-ciel « , selon le terme qu’adopte Georges Banu à propos de l’esthétique planétaire des mises en scène de Peter Brook.
Mais cette quête de la diversité a aussi à voir avec une recherche du rythme. La scène contemporaine travaille sur un autre niveau de rencontre, dépassant la question pluriculturelle afin de privilégier  » le pouvoir d’illumination « . Quand Duncan Donellan distribue William Nadylam dans le Cid, quand Irina Brook travaille avec Jacques Martial ou Frédéric Fisbach avec Marc Veh, il ne s’agit pas de faire signe, ni de faire sens. L’altérité qui marque le plateau et qui se fixe dans l’œil du spectateur ne travaille pas au plan sémantique. Et pourtant, on ne peut pas non plus occulter la diversité des corporéités en scène, mais elle occupe un espace que le théâtre n’avait sans doute jamais encore aussi bien exploré. Cet espace qui s’appuie sur la convention et permet au théâtre tous les possibles, cet espace de liberté qui le différencie radicalement du cinéma et qui fixe la représentation dans le champ de l’oralité, celle du conte et de l’épique. En travaillant sur une distribution qui revendique son métissage, la scène contemporaine affiche la présence de corps  » narrant  » et non pas  » actant « . Les acteurs ne sont pas les personnages, ils n’en jouent pas l’existence, ils en jouent l’essence, une essence poétique. Et ce travail sur l’essence s’exacerbe dans la diversité des apparaître, parce que l’apparaître de l’acteur peut en revanche contaminer le rendu de l’essence poétique du personnage en la faisant notamment résonner autrement. En apportant du contraste sur le plateau, le métissage fait jaillir la lumière des corps et de leurs états de présence et ramène au plateau la réalité physique de l’acteur. Les metteurs en scène qui travaillent avec des distributions polychromes sont en général traversés par des préoccupations chorégraphiques et musicales, parce qu’ils travaillent sur la matière même des corps et des voix. Au plan visuel, la diversité chromatique introduit du rythme et de la lumière, elle donne de la densité et une épaisseur plastique à l’image scénique. (6)
Métissage et invention dramaturgique
Si cet engagement en faveur de distributions métissées commence à se développer ces dernières années, dans le travail de mise en scène, il s’est manifesté dès les années 90 dans la recherche dramaturgique de plusieurs auteurs de théâtre africains, qui n’ont pas toujours été compris, alors qu’ils revendiquaient l’idée selon laquelle tout homme, quelle que soit sa couleur, doit pouvoir raconter l’histoire des hommes. Aussi, leur théâtre abolit-il toute désignation de couleur. Les personnages avancent sans être désignés par rapport à une identité africaine ou européenne. C’est ainsi que la plupart des pièces du Togolais Kossi Efoui, de l’Ivoirien Koffi Kwahulé ou du Béninois, José Pliya convoquent avant tout des personnages et non pas des Blancs ou des Noirs. Ces auteurs font passer dans leurs textes des questionnements qui touchent de près leur identité d’Africain, mais aussi de colonisé, ils ne renient rien de leurs origines et de leur histoire. Mais le théâtre qu’ils revendiquent est un théâtre de l’entre-deux qui concerne autant les Africains que les Européens, autant les Noirs que les Blancs, parce que c’est un théâtre pour l’humanité avant tout. Loin de renier cette double appartenance culturelle qui  » métisse  » leur écriture, ils en font l’enjeu même de leur recherche esthétique et parviennent à des dramaturgies étonnantes, travaillées par l’oralité, mais tout autant traversées par leur culture occidentale et ses formes aussi bien littéraires que cinématographiques ou musicales.
Kossi Efoui définit cette recherche comme celle d’une esthétique du carrefour, une esthétique d’hybridation foncièrement monstrueuse, (7) mais d’où peut naître l’inouï.  » Écrire, pour nous, déclare-t-il, c’est dire notre génération flouée et son malaise dans le carcan d’une personnalité-foutoir intégrant pêle-mêle les appels du pied des patriarches saltimbanques, marchands de sommeil, et les sollicitations clinquantes des valeurs référentielles de la marchandise. Entre la vieillerie triomphante dans l’arène exotique et les nouveaux colifichets d’une culture gadget, il n’y a pas à choisir… C’est dire que l’aliénation est désormais le terreau où doit tomber le grain. Et tant mieux s’il en sort une plante nouvelle.  » (8)
Pas d’imaginaire sans fermentation et c’est dans l’effervescence du mélange, dans la rencontre avec l’autre, avec la différence, dans le renoncement à toute pureté que la créativité peut s’accomplir. C’est tout le sujet d’une pièce comme P’tite-Souillure, où Koffi Kwahulé dénonce les perversions dangereuses d’une société tentée par le rêve incestueux et stérilisant du repli sur soi. Pas d’invention, de bouillonnement sans souillure, pas d’improvisation créative, sans frottements, sans frictions. Pas de survie, pas de résistance sans métissage. Leur inventivité, les dramaturgies nouvelles la puisent dans ce  » bouillon de culture  » hérité de l’histoire coloniale et que les peuples colonisés ont su depuis longtemps accommoder.
José Pliya écrit Le Complexe de Thénardier en se référant au personnage de Victor Hugo, mais son héroïne s’appelle Vidomingon et il puise le rythme de son écriture dans la respiration de sa langue maternelle. L’Afrique et l’Europe s’y conjuguent, les spectres de tous les génocides s’invitent sur le plateau, toutes les psychoses de colons et de colonisés s’y tissent dans un capharnaüm des émotions où tout manichéisme devient impossible.
C’est pourquoi ce théâtre sans frontière amène certains metteurs en scène et acteurs européens à s’emparer des situations pourtant les plus  » ethnicisées  » pour les raconter au-delà des particularismes physiques ou raciaux. Une pièce comme Bintou de Koffi Kwahulé qui met en scène une adolescente africaine dans une cité a déjà été plusieurs fois montée par des troupes qui ne comptent pas d’acteurs noirs ou métis dans leur rang, que ce soit le travail de Annegret Hahn, à Halle en Allemagne, ou celui de Vincent Goetalz en France qui a travaillé avec une troupe d’acteurs handicapés.
Un enjeu intrinsèque au théâtre
Si la question du métissage traverse les écritures contemporaines et tout particulièrement les écritures de l’immigration, les écritures du voyage et de l’exil, on la retrouve au cœur de la démarche d’une compagnie comme Talipot à l’île de la Réunion. Philippe Pelen Baldini qui dirige la compagnie, aux côtés de Thierry Moucazambo, depuis 1986, revendique le métissage comme une philosophie qui nourrit son travail et sous-tend intimement sa pratique scénique. Pour lui l’acteur est une pluralité, une mosaïque, un cristal aux multiples facettes, et jouer c’est convoquer la mémoire des origines, refaire les chemins, remonter aux sources.  » L’Homme porte en lui l’Orient et l’Occident. Il porte aussi le mâle et la femelle, le souvenir de toutes ces contrées et âges traversés, il porte le feu, l’eau, l’air, la terre, l’animal, le végétal, la pierre. Bien sûr il ne s’en souvient plus, mais son corps le sait. Son corps se souvient du voyage.  » (9)
Son travail a bien sûr à voir avec l’île de la Réunion, et son histoire particulière, mais il érige le métissage bien au-delà des contingences historiques pour en faire le fondement ontologique de sa pratique de création.  » Notre travail se nourrit du voyage, de l’errance, de l’exil, de ce besoin de trouver sa racine en soi et non plus sur une terre perdue.  » (10)
Travailler sur le métissage, c’est choisir de travailler avant tout sur l’homme et sur les profondeurs de son origine, c’est se rappeler que l’homme est d’abord un corps, et qu’il porte en lui au plus profond de sa constitution biologique, la marque des mélanges qui fondent son histoire. C’est sur ces traces enfouies que Philippe Pelen fait travailler ses acteurs. Il s’agit de plonger dans l’inconnu des profondeurs de soi pour en ramener la diversité fondatrice, la mémoire des temps et des cultures traversées.  » La racine de l’Homme d’aujourd’hui est en lui, elle n’est plus une terre à reconquérir. La seule terre à reconquérir c’est son corps, sa vie, sa mémoire.  » (11) Et cette racine est lumière, elle éclaire le chemin, ce que montre magnifiquement le dernier spectacle de Talipot, Kalla, le feu – comme si les forces telluriques du plateau scénique avaient le pouvoir d’atteindre cette racine enfouie en l’homme et d’en révéler l’incandescence pour résister à tous les obscurantismes.

Notes
1. Voir William B. Cohen, Français et Africain : Les Noirs dans le regard des Blancs 1530-1880, traduit de l’anglais, Gallimard, Paris, 1981.
2. La Pandore, 31 mars 1824, n°260.
3. De Courcy et Merle, Ourika, ou l’orpheline africaine, scène 12.
4. Vincent Byrd Lesage,  » Acteur de la nuit des temps « , in Ombres de la rampe, les comédiens noirs de la scène française, Sylvie Chalaye (dir.), Théâtre / Public, 2004, n°172.
5. Brigitte Prost,  » Les métissages de l’incarnation : Bérénice selon Fisbach et Montet « , in Ombres de la rampe…, op. cit.
6.  » Les scènes ‘arc-en-ciel’de la création contemporaine « , in Ombres de la rampe…, op.cit.
7. Sylvie Chalaye, Afrique noire et dramaturgies contemporaines d’Afrique noire : le syndrome Frankenstein, Théâtrales, Paris, 2004.
8. Kossi Efoui,  » Post-Scriptum « , Récupérations, Lansman, 1992, p. 45.
9. Philippe Pelen,  » Théâtre et métissage « , in , éditions Grand Océan, Île de la Réunion, 1996, p. 113.
10. Ibidem, p. 109.
11. Ibidem.
Au comité de rédaction depuis 1997, Sylvie Chalaye est un des piliers de la revue Africultures. Elle partage son temps entre l’écriture, la recherche, et le journalisme. Auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux écritures dramatiques africaines francophones, Sylvie Chalaye est professeur en études théâtrales à l’Université Rennes 2 Membre du laboratoire de recherches du CNRS sur les arts du spectacle, elle a également publié plusieurs ouvrages historiques sur l’image du Noir (Du Noir au nègre : l’image du Noir au théâtre de Marguerite de Navarre à Jean Genet (1550-1960), L’Harmattan, 1998 ; Le Chevalier de Saint Georges de Mélesville et Beauvoir, L’Harmattan, 2001 ; Nègres en images, L’Harmattan, 2002.) Elle est responsable éditorial de la rubrique théâtre dans Africultures et collabore régulièrement à la revue Théâtre/Public.///Article N° : 3740

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