Le décalage de l’exil

Entretien d'Olivier Barlet avec Khaled Ghorbal à propos de Un si beau voyage

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Le film transmet une perception contradictoire de l’immigration : Mohamed dit que c’est un piège tandis que Karim et Mansour valorisent ce déplacement vers l’ailleurs.
Tout n’est pas blanc ou noir : le film reflète cette réalité. Même si l’exil est dur, certaines choses nous nourrissent. Mohamed est pragmatique : il fait le tri et garde ses attaches. On est doubles, mais la question identitaire n’est pas le propos du film. Son environnement parle de lui et de son évolution. Il est un peu tout le monde : c’est un homme simple, un ouvrier, qui a aussi sa singularité et son regard.
On perçoit dans le film une volonté de s’échapper du sociologique ou du réalisme pour aller vers l’intériorité du personnage.
C’était mon intention de départ. C’est l’humanité qui m’intéressait : la vie, la mort, la maladie, l’ailleurs… Le traitement social n’était pas au centre.
La maladie qui le déchire semble être un mal qui l’habite. L’exil en soi ? Certains le vivent aussi comme une richesse…
Il y a un peu des deux. En exil, on se sent toujours en décalage. Mohamed réfléchit à ce qui l’entoure et à lui-même. Sa souffrance est personnelle : on est seul avec la maladie. Il y a le mal de l’exil et le mal d’être exilé, ce qui n’est pas la même chose.
Vous jouez sur le champ et le hors champ : dans une conversation téléphonique ou confronté à des enfants, le contre champ disparaît. Ce côté distancié s’affirme ainsi de plus en plus, le montage s’ajoutant au jeu du personnage.
On avait bien sûr tout le matériel au tournage et, lors du montage, on fait effectivement un travail de destruction. Plus on avance dans le voyage, plus il se détache.
Il y a deux moments où les enfants d’immigrés sont violents. Mohamed secoue la tête et cela fait partie de sa prise de distance.
Il est en décalage. Cela le concerne et cela renforce son exil.
Le montage préserve la durée, ce qui n’est pas sans déclencher des réactions agressives de certains spectateurs.
Le film n’aurait pas pu être plus ramassé car cela aurait été un autre film. C’est durant le montage que les choses se sont imposées. C’est le personnage qui a amené cette durée. Le montage s’est travaillé à l’image près. On a pris le temps de travailler, sans contrainte. Je me préoccupais plus de la démarche que du confort du spectateur. Une spectatrice m’a dit avoir été gênée par la durée et pourtant ne pouvoir mettre le film de côté : elle disait n’avoir pas pu dormir de la nuit. C’est vrai que certaines réactions sont violentes mais il y a aussi ceux qui écoutent le film tel qu’il est. Il est normal que les spectateurs se divisent ainsi.
La monteuse Andrée Davanture a la réputation de respecter le désir des réalisateurs du Sud.
C’est sa grandeur. C’est une vraie technicienne qui respecte l’œuvre, même lorsqu’on a des difficultés à exprimer ce qu’on veut dire. Elle se fait aussi pédagogue. C’est maintenant une complicité de longue date. Elle avait fait le montage de Fatma.
La musique est elle aussi dérangeante, parfois stridente.
Alain Bergala écrivait qu’il faut que l’auteur soit travaillé par le film assez longtemps pour que le film travaille la question. Cela se vérifiait aussi sur la musique. J’aime beaucoup le jazz. Si Miles Davis était encore en vie, je lui aurais proposé de faire la musique du film. Mon fils (qui vient d’avoir 32 ans, est l’auteur d’une thèse sur l’esclavage à Cuba et enseigne en fac) m’a branché sur un jeune musicien avec qui cela s’est très bien passé.
Au moment du retour de Mohamed, le film se fait de plus en plus métaphysique mais la religion est plutôt absente ou dérangeante.
On évoquait l’ère de la médiocrité : le regain du religieux est de plus en plus harassant et inquiétant. Mais ce n’est effectivement pas cet aspect qui est abordé dans le film.
Dans le désert, Mohamed est, à la façon d’Ingrid Bergman sur le volcan dans Stromboli, confronté à la force et au poids du monde.
Oui, sa démarche mène à une fusion avec l’environnement où la distance se creuse encore davantage.
Cela est pour lui profondément douloureux. Il n’est pas paisible.
Oui, il est travaillé par la peur, comme chacun. Il a décidé de mourir mais il a ses angoisses : on ne sait pas où on va. Tous les plans du désert étaient des prises uniques. Farid était pénétré par son rôle. A son contact, toute l’équipe était dans l’émotion.
Mohamed est stérile et constate une stérilité dans sa vie. L’exil est-il stérile ?
Il peut l’être. Sa stérilité était le prétexte dramaturgique d’un amour impossible, mais il peut y avoir cette dimension.
Ce personnage qui va vers la mort ne place-t-il pas le film dans le pessimisme ?
Peut-être. L’état du monde n’est pas brillant…
Farid Chopel est décédé peu après le film. Etait-il malade ?
Non. Il a été malade treize ans auparavant. Il avait un cancer. Il s’était coupé de sa vie professionnelle et avait sombré dans la drogue et l’alcoolisme. Farid Chopel était acteur, danseur, clown. Son spectacle Les aviateurs avait eu un succès énorme dans les années 80. J’étais très attaché à lui pour le film et nos liens étaient très forts. Il est parti en quatre semaines. Lorsqu’il était à l’hôpital, il était très fatigué. Sa femme me révélait beaucoup de choses et m’avait dit que deux semaines avant le tournage, les médecins s’étaient inquiétés et avaient demandé des analyses. Farid avait indiqué que quelqu’en soit le résultat, il ferait le film.
Dans ces conditions, il ne devait pas être facile pour lui d’interpréter le personnage de Mohamed !
Je pense que le film le travaillait… Il disait à sa femme auparavant qu’il ne mourrait pas d’un cancer mais plutôt qu’il irait mourir dans le désert !

Tunis, novembre 2008///Article N° : 8436

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